Algérie / Le professeur Belaïd Abane : « L’armée ne veut que la stabilité du pays »

Par Kamel Lakhdar-Chaouche

Historien, politologue et professeur en médecine, Belaïd Abane est un observateur averti. Il décrypte dans cet entretien la scène politique nationale en proie depuis le 22 février dernier, à un mouvement inédit de son histoire. Abane s’exprime sur l’armée et son rôle dans la transition politique, le mouvement populaire et son avenir ainsi que les propositions de sortie de crise.

L’Expression: Le mouvement populaire a façonné un nouveau visage de l’Algérie. Comment expliquez-vous qu’on soit passé en aussi peu de temps d’une image hautement négative à une Algérie qui fait l’admiration du monde et la fierté de sa population?
Bélaïd Abane: Le terrorisme, la corruption généralisée, un gouvernement de corrompus ayant encouragé la prédation, un président qui suscite le ricanement et la moquerie, une population que l’on croyait amorphe, dépolitisée, encanaillée par le pouvoir… Tout cela avait donné de l’Algérie l’image d’une nation négative. Les Algériens eux-mêmes se percevaient négativement. Ce qui explique que bon nombre d’entre eux aient voulu échapper à un monde déchu, par la fuite (harga) au péril de leur vie, l’émigration et la conversion à l’évangélisme, perçu comme la religion d’un monde vainqueur et vertueux et une voie possible vers un monde meilleur. Avec l’émergence subite et inattendue d’un mouvement populaire massif, national, coordonné, mu par des revendications politiques légitimes, les Algériens renouent fièrement avec les idéaux novembriens et soummamiens. Face à des gouvernants qui les ont trahis, ignorés, méprisés, ils se redécouvrent un destin commun comme celui qui a cimenté le Mouvement national et qui a été consolidé dans la lutte de libération. Et le monde extérieur découvre un peuple attachant, pacifique, uni, fier de lui, «tête relevée», qui exprime avec une haute conscience politique son désir de changement et de mise à bas d’un régime archaïque et anachronique. C’est la deuxième fois de son existence après sa victoire sur le colonialisme, que le peuple algérien jaillit dans le monde et tout particulièrement dans la sphère méditerranéenne et africaine comme une pointe avancée éclairant les chemins de l’avenir. Après, il faut quand même dire que tout cela n’est pas vraiment spontané, sinon on ne peut pas comprendre ce qui est en train de se passer notamment la valse-hésitation du chef de l’armée.

Que voulez-vous dire?
J’ai déjà évoqué dans vos colonnes l’étrange touche des «Orangistes» dans le mode de fonctionnement du Hirak. L’évolution des choses confirme également que le mouvement populaire qui se dresse à bon droit contre un régime corrompu et résolu à se maintenir, était accompagné dès le départ par l’opposition militaire au système Bouteflika. Ces opposants militaires, officiers supérieurs retraités ou écartés et parfois humiliés, anciens membres du maillage DRS revigorés, sont maintenant directement dressés contre Gaïd Salah dans une posture non pas d’opposition, mais d’«affrontement». Ce dernier se trouve de fait dans une position intenable: il s’est débarrassé de Bouteflika pour ne pas couler avec lui, mais il perd du coup son parapluie présidentiel qui lui permettait jusque-là de neutraliser en toute légalité ses adversaires dans et surtout en dehors de l’institution militaire.

Bouteflika parti, qu’est-ce qui a changé?
On est de nouveau dans l’impasse. Bouteflika avait mis fin au système des clans, à l’hégémonisme militaire et au pouvoir profond incontrôlé. Ce fut une avancée considérable, même s’il ne l’a fait que pour consolider son pouvoir et sa gloire. Sa mise à l’écart ramène au-devant de la scène les clans militaires, les coteries… et encourage tous ceux qui sont tentés par une carrière de seigneurs de la guerre. La résurgence des antagonismes militaires montre une fois de plus ce que j’ai déjà eu l’occasion de rappeler avec insistance: l’armée agissant en dehors du contrôle politique et/ou de ses missions constitutionnelles, n’est, n’a été et ne sera jamais la solution mais toujours le problème. On remarquera du reste que dans l’histoire du pays depuis l’époque de la révolution armée, chaque fois que fait défaut la régulation politique et que règne les rapports de force militaire, le pays est livré aux dérives sanglantes, aux divisions et aux affrontements.

Que veut l’armée?
L’armée en tant qu’institution ne veut rien. Elle ne veut surtout pas s’impliquer en politique. La troupe et les officiers subalternes sont comme tout le reste de la population. Ils espèrent voir le pays sortir de cette crise et l’ancien régime retourner définitivement au néant.
Le commandement est par contre traversé par des lignes de fractures comme le laisse penser la neutralisation de certains généraux. Quant au chef d’état-major devenu la bête noire du général Toufik et de ses hommes qui rêvent de le déboulonner, il est profondément préoccupé pour maintenir la cohésion autour de sa personne. Le cérémonial hebdomadaire de ses prises de parole dans les régions militaires est destiné autant à resserrer les rangs au sein de l’armée qu’à consolider les allégeances à sa personne. Sa position est cependant intenable. Même s’il rêve de se débarrasser au plus vite de la patate brûlante d’un pouvoir toxique hérité du naufrage bouteflikien, sa marge de manoeuvre reste très étroite. D’un côté il veut accéder aux revendications du peuple en mouvement qui réclame une solution politique et la mise à bas de tout le système Bouteflika. De l’autre il redoute de perdre la main et de se faire doubler par ses adversaires qui vont sans le moindre doute le mettre en accusation. D’où la valse- hésitation que je viens d’évoquer. Dans une espèce de fuite en avant, il se trompe de priorité en déclenchant une opération «mains propres» dans un climat tendu, peu propice à une justice sereine avec un appareil judiciaire aussi vermoulu que le monde politico-militaro-économique qu’il est appelé à juger. On n’assainit pas un marigot en l’agitant.

Dans sa dernière allocution le 30 avril, n’avez-vous pas l’impression qu’il poursuit sa fuite en avant comme vous dites et qu’il est revenu au point zéro de l’article 102
Exactement. Fuite en avant en effet dans la poursuite de l’opération «mains propres», alors que de jour en jour la corruption et le vol à grande échelle de la richesse nationale s’avèrent être un puit sans fond. L’«assainissement» qui épargne les responsables du délabrement national, les Bouteflika en l’occurrence, apparaît aux yeux de la population comme une opération sélective de règlements de comptes. Sinon, comment comprendre qu’un homme comme Issad Rebrab auquel l’ancien régime avait dressé tous les obstacles imaginables pour l’empêcher d’«investir dans son propre pays avec son propre argent», ait pu subir un traitement si dégradant. S’il y avait la moindre charge sérieuse contre le patron de Cevital, il y a longtemps qu’il aurait été neutralisé. Abattre les quelques Rebrab qui font l’économie du pays, n’est-il pas une manière de poursuivre la désertification économique après la désertification politique?
Quant au retour du chef de l’armée au credo de l’article 102 et à la rigueur constitutionnelle, il pose un problème de fond grave: le chef d’état-major accuse ses adversaires de l’ex-DRS de pervertir le mouvement populaire et de le mener dans une voie radicale contraire aux intérêts du pays. S’il est certain que les «hommes de l’ombre» ont accompagné le mouvement, il est non moins certain que le peuple en mouvement par millions revendique le départ de tout le système et rejette sans appel une transition par la voie constitutionnelle. Le chef d’état-major ne peut être aveugle et sourd au point d’imposer l’article 102 certes assoupli comme «la meilleure solution». Il l’a affirmé tout de go dans son allocution du 30 avril, l’ANP ne s’écartera pas de la voie constitutionnelle. La vérité est que le général Gaïd Salah est coincé entre la voie juridique qui lui permet de garder la main sur la transition et la voie politique dont il redoute qu’elle soit pilotée en sous-main par ses adversaires du DRS. Et s’il s’entête à organiser une «élection présidentielle dans les meilleurs délais possibles», il court le risque d’une élection sans candidats et sans électeurs. Et si le mouvement populaire garde sa cohésion et persiste dans ses revendications, l’élection présidentielle telle que préconisée par le chef d’état-major est du domaine de l’impossible, sauf à recourir aux tripatouillages à grande échelle du passé qui sont l’une des causes de la régression nationale.

Que doit faire Gaïd Salah pour à la fois satisfaire les justes revendications du peuple en mouvement et éviter de se faire doubler par le général Toufik?
Il est urgent pour lui-même et pour le pays, que Gaïd Salah, clé de voûte du système post-Bouteflika, facilite la transition en respectant la revendication du peuple en mouvement sans ruses et sans faux-fuyants. La tension entre les antagonismes étant encore montée d’un cran, le pays court un grave danger, d’autant, comme le rapportent certains médias habituellement bien informés, que des armes de guerre sont sorties des casernes. Il est urgent d’éteindre le feu qui couve et de trouver une solution à la crise. Gaïd Salah porte sur ses épaules une immense responsabilité. Que doit-il faire? Il doit urgemment remettre le pouvoir d’Etat, tous les pouvoirs, exécutif, législatif, judiciaire aux mains d’une instance politique présidentielle, au titre fort (directoire ou présidium) agréé par le mouvement populaire.
Il se mettra et mettra aussitôt l’institution sous l’autorité du nouveau pouvoir politique.
Il s’engagera à n’agir que dans le cadre politique défini par la nouvelle instance de direction, à accompagner la transition jusqu’à l’élection d’un nouveau pouvoir politique auquel il remettra aussitôt sa démission.
Outre la défense du territoire et de la nation, l’institution militaire aura comme autres missions vitales pour la stabilité du pays, la protection de tous les acteurs de la transition, en veillant à la sécurité absolue du directoire et du peuple en mouvement. C’est l’unique façon pour le chef d’état-major de retrouver une légitimité et une légalité totales d’action, et de désamorcer la crise. Car continuer à agir comme le pouvoir de fait ne peut que conduire à l’exacerbation de la tension et à la mise en danger de l’Etat et de la nation.

Si on comprend bien, pour vous qui êtes pourtant un adversaire acharné de l’hégémonisme militaire, l’armée a un rôle certain à jouer dans la transition, n’est-ce pas?
Oui absolument et je le dis sans la moindre hésitation et sans complexe comme je ne cesse de répéter que sa place naturelle et obligatoire est hors du champ politique et qu’elle ne doit agir que sous l’autorité d’un pouvoir politique légitime. Aujourd’hui, il y va de la paix et de la stabilité du pays. Quand le feu couve, il faut l’éteindre, peu importe comment. C’est le principe de réalité qui doit s’appliquer. L’armée doit à tout prix maintenir sa cohésion, protéger l’Etat et le pays, nation et territoire. Son rôle aujourd’hui est d’accompagner et de faciliter la transition en servant de mur de protection aux instances politiques chargées de mener le pays vers le renouveau démocratique.

Justement, comment voyez-vous la place de l’armée dans le renouveau démocratique?
En deux mots: hors du champ politique et sous l’autorité du pouvoir politique, j’ai évoqué avec vous je crois le début d’un cycle historique marqué par le déclin du messalisme et l’émergence au sein du Mouvement national de l’activisme révolutionnaire qui a libéré le pays. Le même paradigme préside aux destinées du pays jusqu’à ce jour. La biologie finit par tout rattraper, y compris la légitimité révolutionnaire. Le besoin de modernité, de rationalité, de légitimité et de légalité, exprimé par le peuple en mouvement impose à toute nouvelle autorité une exigence de rénovation de nos comportements, de nos modes de pensée, de fonctionnement, de gestion et de répartition de nos richesses et bien évidemment de nos institutions.
L’armée en premier, qui doit être rénovée, rajeunie modernisée, rationalisée, déclanisée… et mise complètement à l’abri des contingences politiques, n’obéissant qu’au pouvoir civil légitime. Autre domaine sensible et vital pour le pays, la place des services secrets. Dans le renouveau démocratique, leur place doit être rigoureusement définie et délimitée. Ils ne peuvent en aucun cas former une sorte de mini-Etat dans l’Etat ni servir de bras séculier à une autorité occulte ou illégitime. Ni jouer à la police politique pour le contrôle d’une société qu’ils sont censés protéger. Ils doivent rigoureusement agir sous l’autorité du pouvoir civil et de leur hiérarchie militaire.

L’avenir du Hirak?
Je disais il y a quelques jours que le pays avait accompli un immense bond en avant dans les conquêtes démocratiques. Pourquoi? D’abord l’éveil politique du peuple qui a pris conscience de détenir l’arme fatale contre l’autoritarisme et les abus. La mise en mouvement du peuple est une forme de référendum d’initiative citoyenne sur macadam. A ce titre, le Hirak demeurera la vraie sentinelle démocratique du pays. Il faudrait cependant dépasser la phase d’exubérance idyllique et angélique. Le Hirak devra rapidement excréter sa substance politique, ses projets, ses leaders, ses partis qui formeront la force vive du renouveau démocratique. Sans quoi les rassemblements populaires tourneraient tôt ou tard au folklore et à la kermesse hebdomadaire vidée de tout contenu politique.

Et les partis politiques traditionnels?
Les partis et certaines personnalités d’opposition ont sans doute encore un rôle à jouer pour remplir l’espace que laisseront les partis de la compromission présidentielle lesquels ont véritablement joué contre le pays et la nation. Je trouve même un peu surréaliste de les voir se réunir, se redéfinir, s’entre-déchirer… comme si de rien n’était. Sont-ils aveugles et sourds au point de croire que moyennant quelques regrets et indignations publiques ils feront oublier la fraude, la gabegie, la compromission et les comportements antinationaux qu’ils ont tous cautionnés s’ils n’y sont pas directement impliqués. Tous ces partis-là ont naturellement vocation à disparaître, ce qui sera d’ailleurs l’un des attributs majeurs du renouveau démocratique

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