Algérie / Système éducatif et deuxième République…

par Abdou Elimam*

On le sait, chaque société s’assure de l’accès au savoir en édifiant un système d’éducation capable d’intégrer différentes couches d’âges. L’objectif est double : préparer les plus jeunes à la relève générationnelle et, en même temps, forger des esprits s’identifiant à des valeurs nationales historiquement forgées ainsi qu’à un humanisme partagé. Pour ce faire chaque gouvernement traduit ses propres visions à travers des dispositions matérielles et psychologiques que nous identifions à un système éducatif. L’Algérie, disposant de son propre Etat national en juillet 1962, va tenter d’adapter ; voire de mixer, des systèmes importés d’ailleurs. Cela constituait un pis-aller avant de penser et produire son propre système éducatif. Malheureusement, près de soixante ans plus tard, tous les Algériens déplorent un pseudo-système fait de bric et de broc dont l’issue est pour le moins affligeante. 

Pourtant, on ne peut dire que l’Education nationale ait souffert d’un manque de suivi politique ; c’est même l’inverse qui s’est produit avec des ministres qui se sont accrochés à leur maroquin pendant des décennies ! Les visions, quant à elles, ont été empruntes d’idéologies contradictoires en permanence. Le socle idéologique et politique n’aura donc pas suffi à assurer au système éducatif une vision effective de la réussite. Nous voilà donc avec un système éducatif national qui produit des effets antinationaux (puisque ses objectifs doubles sont dévoyés). La dérive a atteint des points de non retour puisque le personnel enseignant, dans son écrasante majorité, s’est détourné de sa mission intrinsèque pour se consacrer à deux tâches concomitantes : noyer les contenus à enseigner dans du prosélytisme religieux, d’une part, et, de l’autre, transformer sa position de salarié du Trésor Publique en fond de commerce des cours de « rattrapage ». Le résultat est cinglant : l’enfant algérien se voit déposséder de tout esprit critique rationnel ; la seule compétence acquise est la mémorisation/restitution impersonnelle ; les « travaux personnels » issus à 100% d’Internet sont valorisés par les enseignants, dès les premières années, à tel point que la fraude aux examens est banalisée ; les référents culturels nationaux ont été radiés de l’Ecole Nationale. Le produit de ce système éducatif, tout le monde le déplore : des enfants à la violence verbale –et parfois physique – hors du commun et une culture générale indigente. On en a fait des sous-citoyens. Certes, pendant ce temps-là, tous les parents qui ont pu faire les sacrifices nécessaires ont envoyé leurs enfants à l’étranger pour éviter que leurs progénitures ne sombrent dans un tel chaos. Mais ces derniers ne représentent qu’un tout petit pourcentage. Le plus gros contingent des apprenants est confié à des « en-saignants » dont les agissements et comportements sont façonnés/dictés par la dynamique du système auquel ils se soumettent. Cependant, s’ils sont les produits d’un système pernicieux, ils n’en demeurent pas moins responsables de leurs actes. Tel est l’état du cercle vicieux du système éducatif national : au classement mondial (PISA 2018) nous peinons au 119ème rang sur 140. Tout se tient : nous sommes mauvais parce que notre système est mauvais et ceux qui le servent sont mauvais. L’admettre c’est déjà accepter de se remettre en question et se conditionner pour un dépassement salutaire. 

L’un des critères cognitifs qui fait consensus chez les meilleurs systèmes éducatifs, c’est l’usage des langues maternelles dans l’accès à l’éducation des premières années du primaire. Tous ceux qui mettent en pratique ce critère réussissent. Inversement, tous ceux qui s’obstinent à écarter les langues maternelles de l’école échouent. Alors, que faire ? Continuer avec des recettes contre-productives ou bien aller vers une voie universelle de réussite ? 

Si dans les années 60 le nationalisme algérien, aux blessures encore vives, voulait forger un citoyen « arabe et musulman » avant tout, les choses ont bien changé : l’Islam est bien ancré (séculaire, à vrai dire) et la seule menace qui pèse sur lui est alimentée par le prosélytisme salafiste; notre appartenance à la culture arabo-musulmane est bel et bien intégrée. Quant à la langue du Coran, la fusHa, nous n’aurons pas réussi à en faire la langue de l’échange quotidien. En réalité cela relève de l’impossible si l’on réalise que cette langue résiste à tous les pouvoirs depuis quatorze siècles ! Autant dire qu’elle n’attend surtout pas après quelques idéologues « arabo-arabistes » zélés pour la sauver. D’ailleurs cette langue de référence n’est jamais parvenue, dans quelque pays que ce soit, à devenir langue de naissance, ni même langue de communication sociale spontanée. Une telle résistance « intrinsèque » – en soi – mériterait humilité et respect ; méditons-y sérieusement si l’on veut avancer. Il reste cette langue de laboratoire qu’est l’arabe « moderne » (la langue des médias, par excellence). Elle fait office de langue charnière entre les Etats arabophones. Mais les vraies langues, celles qui sont acquises par la naissance, sont la derija/maghribi ou bien le berbère/tamazight. Si cette dernière commence – grâce à son statut juridique – à trouver place dans le dispositif de l’Education Nationale, l’autre langue de la nation, la plus utilisée d’ailleurs, reste exclue ! 

Certes, la derija/maghribi est refoulée par un sentiment de « haine de soi » nourri au lait du complexe du colonisé. Bien des pays aux langues populaires dévalorisées par une élite « néocolonisée » ont prouvé qu’elles sont devenues des langues de science et de culture importantes. C’est le cas du Japon avec sa langue, le Nihongo, qui à l’issue de la guerre avec les USA, en 1945, était considérée comme un « dialecte » incapable de dire la science. Un vote au parlement aura permis à la langue populaire de gagner le suffrage de quelques points contre le français et l’anglais. Ils n’ont pas à en rougir, aujourd’hui. C’est aussi le cas de cette île méditerranéenne, Malte avec sa langue El-Malti – une sorte de derija maghrébine avec des emprunts italiens et anglais : cette langue est, de nos jours, l’une des 24 langues officielles de l’Union Européenne. La politique linguistique basée sur l’exclusivité a produit un désastre chez nous (« pays des analphabètes bi ou tri-lingues »). Au nom de quoi peut-on continuer d’exclure une réalité culturelle aussi importante ? Au nom de quel principe devrions-nous accepter que cette langue consensuelle dans tout le Maghreb soit exclue du système éducatif national ? Par crainte qu’elle ne fasse de l’ombre à l’arabe ? Et bien, non ! Bien au contraire, toutes les études (relayées et amplifiées par l’UNESCO ou la Banque Mondiale) confirment que la prise en compte de la langue maternelle durant les premières années du primaire boostent l’apprentissage de la langue d’Etat. Rendons-nous à l’évidence : c’est son exclusion qui nous a valu des performances linguistiques appauvries et stéréotypées. Si les générations antérieures n’ont pas intégré un tel principe de base, espérons que la prochaine génération le fera sans complexe. Notre identité culturelle aura tout à y gagner. 

L’intégration de la langue maternelle dans le système éducatif (derija/maghribi dans les zones majoritairement maghribiphones ; et tamazight dans les zones amazighophones, sans exclusive) devra être l’une des préoccupations majeures de la deuxième république. Certes, il restera à recycler les enseignants en mettant à jour le contrat social que nous en attendons et en instaurant un système de formation continue obligatoire ; ceci fera l’objet d’une prochaine réflexion. 

*Linguiste, auteur de Le maghribi, alias ed-darija. La Langue consensuelle du Maghreb, Editions Franz Fanon 

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