Algérie / LE HIRAK, UN NOUVEL ÉTHOS ET DES VICTOIRES…

      Dr Karim OUARAS

    Pourquoi ne pas faire de ce moment historique un mythe fondateur de la nouvelle Algérie qui se profile timidement à l’horizon ? Nous avons besoin de mythes pour transcender le temps et les peurs

Marquant un tournant décisif dans l’histoire de l’Algérie contemporaine, le hirak met également en scène une société dynamique et aguerrie que le régime algérien a toujours empêchée d’être. Ce mouvement révolutionnaire a réussi à changer la donne en redonnant l’espoir aux Algériens de voir s’ériger l’Algérie dont ils rêvent. Quoi que l’on dise et quoi que l’on fasse, le hirak a donc conduit à l’émergence d’un nouvel éthos algérien en remportant en un an de nombreuses victoires que l’Algérie avait sans cesse espérées depuis plus d’un demi-siècle.

Le hirak est en soi une victoire dans la mesure où il a réussi à bousculer les ordres établis (politique, social, idéologique, linguistique, régional, etc.), et ce, en dépit de tous les efforts fournis de part et d’autre pour le neutraliser. Il a aussi mis à nu l’establishment intellectuel local qui semble méconnaître ou feindre d’ignorer la profondeur des mutations et recompositions que connaît la société algérienne, en ressassant les théories du complot présentées comme des vérités absolues. Or, l’Algérie n’est pas le nombril du monde pour qu’elle fasse l’objet de tous ces supposés complots.

Il est une  évidence  que notre  pays  vit un moment capital de son histoire, lequel moment mérite  d’être interrogé  sereinement, loin  de tout simplisme malsain. En sortant par millions dans les rues depuis plus d’un an, le peuple algérien ne délire pas, il veut réparer des injustices qui n’ont que trop duré en édifiant un État de droit. Tout le monde le sait, c’est un constat qui n’échappe à personne même aux plus incrédules de nos gouvernants.

Le peuple algérien a subi beaucoup d’injustices, il est temps d’y mettre un terme  en  faisant  preuve  de  sagesse et de responsabilité pour  entamer ensemble l’édification  d’une  nation  moderne. En  dehors  de  cette  lueur d’espoir que  nous  renvoie  le hirak, le  champ  politique  algérien  est complètement dévasté. S’entêter à nier cette réalité ne fait qu’aggraver la crise dans laquelle nous nous battons.

Avec ce hirak, il y a lieu de parler de l’exception algérienne au sens le plus noble du terme. Il y a lieu aussi de nous en réjouir sans pour autant trop nous emballer car il reste beaucoup à faire pour arracher l’Algérie et les Algériens à leurs égarements et à leurs paradoxes profonds. Pourquoi ne pas faire de ce moment historique un mythe fondateur de la nouvelle Algérie qui se profile timidement à l’horizon ?

Nous avons besoin de mythes pour transcender le temps et les peurs qui nous hantent. Tous ces éléments m’amènent à dire qu’appréhender le hirak comme un simple mouvement de contestation me semble réducteur à bien des égards, car derrière ce hirak se révèle un nouvel éthos algérien que l’on ne voyait pas émerger. Le caractère inattendu de cette donne est dû au fait que la société algérienne a longtemps été ignorée et humiliée par ses dirigeants.

Elle a aussi été sous-interrogée, sous-étudiée et sous-analysée, y compris par les sciences sociales qui se sont écartées, à quelques exceptions près, de leur objet principal, préférant s’accommoder bon gré mal gré des injonctions de tous genres. Si les dynamiques et les contradictions de la société algérienne actuelle “étonnent” par leur portée et leur originalité, c’est parce qu’elles relèvent de la sphère de l’impensé.

Les rares chercheurs — et le peu qui reste de l’élite intellectuelle algérienne — qui se penchent sur ces aspects sont tout simplement écartés, brisés ou simplement pas écoutés. Or, ces élites, productrices de savoirs, sont plus qu’essentielles dans la vie d’une nation, jeune de surcroît comme la nôtre, et elles sont les seules à pouvoir envisager et expliquer de manière articulée les mécanismes des mutations et des recompositions que connaît notre société. Même la sphère du pouvoir n’est pas exempte de ces mutations.

Nous sommes donc face à de l’inédit dans toute sa complexité et à un moment historique d’une extrême importance pour l’Algérie du temps présent, pas seulement sur le plan politique qui occupe évidemment le devant de la scène, mais surtout sur le plan anthropologique, socioculturel, linguistique, idéologique, historique et civilisationnel.

Notre regard en tant qu’universitaires se doit donc de s’y poser de façon inédite, en tâchant de se défaire des carcans théoriques parfois inopérants, pour pouvoir saisir, de façon lucide, les métamorphoses de la société algérienne. Le Hirak est un objet scientifique complexe qui échappe, par ses dynamiques, sa mécanique interne et ses stratégies, aux grilles d’analyses traditionnelles. L’examiner efficacement suppose une posture réflexive sur les approches disciplinaires mobilisées à cet effet dont les concepts nécessitent une actualisation ou une déconstruction.

Avant de penser le hirak, il importe donc de repenser les certitudes théoriques qui, très souvent, fournissent des analyses ambitieuses, mais parfois biaisées et contre-productives, et bien sûr nous affranchir de certaines traditions de pensée qui dictent que la recherche ne doit pas se positionner sur les phénomènes qu’elle observe. Un paradigme critique est nécessaire pour déconstruire ce dogmatisme scientifique.

Au-delà donc de sa dimension hautement politique, ce qui m’intéresse de façon particulière dans le hirak, de par ma spécialisation scientifique, ce sont les langues, les images, les objets, les signes et les discours qui le ponctuent. Ces médiums d’expression nécessitent d’être explorés parce qu’ils donnent corps aux dynamiques de la société algérienne tout en signifiant son penchant créatif hors du commun.

Ils ont aussi doté le hirak d’une rhétorique, plurielle de par ses modalités expressives, et percutante de par ses discursivités, pendant que la communication officielle se retranche dans une langue de bois aux sonorités monotones qui peine à se faire entendre en dépit du matraquage médiatique désinformant qu’elle exerce à outrance. Ces corpus langagiers sont des objets sociaux composites qui devraient intéresser la recherche scientifique et constituent une entrée d’analyse pertinente pour comprendre la configuration actuelle de la société algérienne.

À bien observer, on peut constater aisément que la bataille discursive est amplement gagnée par le hirak parce que ce dernier a su redonner la parole et l’espace public au peuple algérien qui en avait longtemps été privé. Il a lui aussi permis de produire et diffuser avec des moyens sophistiqués une rhétorique de rupture qu’aucune propagande médiatique ou autre n’est en mesure de concurrencer ou encore moins contrecarrer.

Cependant, si l’efficacité de l’arsenal discursif du peuple algérien a réussi à damer le pion à la communication officielle depuis février 2019, le hirak, lui, continue de faire face à une campagne de dénigrement visant à le faire taire. N’oublions pas que ce Hirak est le résultat d’un discours humiliant et dénigrant. S’obstiner à entretenir ce genre de discours à son égard ne fera que renforcer la détermination du peuple algérien à le pérenniser.

La conception de ces discours dénigrants s’appuie très souvent sur la caution d’une certaine élite intellectuelle, connue pour son fatalisme légendaire, qui s’efforce de faire croire que le peuple algérien est victime d’une manipulation, donc inapte à agir sans mentors. On devrait plutôt dire que le peuple algérien est victime d’une humiliation qui se régénère en permanence. Cette lecture des faits est injuste à l’égard d’un peuple digne célébré de par le monde, même par ses pires ennemis, et renseigne sur une déchéance intellectuelle extrêmement inquiétante, c’est le moins que l’on puisse dire.

Osons espérer que ces manquements ne se reproduiront plus, car les contre-révolutions ont ceci de commun qu’elles échouent lamentablement. L’élite intellectuelle est censée être contre l’ordre établi, mais il lui arrive, hélas, d’être à beaucoup d’égards sa gardienne. Comme il arrive aussi que l’abus de pouvoir soit suggéré par cette élite lorsque son discours alimente l’argumentation populiste et jette l’anathème sur les voix discordantes.

Elle participe ainsi à la production et à la reproduction discursive de l’abus de pouvoir qui est au final une forme de domination. L’analyse critique du discours, un courant de pensée émergent, nous fournit énormément d’exemples dans ce sens.  Dans cette campagne de dénigrement, il est surtout reproché au hirak son incapacité à se structurer et à désigner des représentants. Erreur d’approche, me semble-t-il, mais c’est un point de vue que l’on pourrait accepter, démocratie oblige !

Toutefois, un mouvement de cette nature ne peut pas être approché comme si c’était un parti politique ou une tout autre organisation sociale, c’est le porte-voix de millions d’Algériens avec toute l’hétérogénéité qui les caractérise et les dynamiques qui les portent. Et c’est là où résident la force et la complexité de ce mouvement révolutionnaire au caractère exceptionnel. Quant aux représentants, avant d’en parler, il faudra d’abord créer les conditions conduisant à leur émergence et à leur épanouissement dans l’exercice des missions représentatives qui leur seraient (ou qu’ils se seraient) confiées. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

Nombreux sont les acteurs ayant la légitimité politique et populaire à mener à bien cette mission, mais hélas, ils ont été arrêtés, mis sous mandat de dépôt et/ou condamnés à des peines de prison, qui pour avoir exprimé librement son opinion, qui pour avoir brandi fièrement l’emblème amazigh et qui pour avoir dit simplement non au rafistolage politique.

Emprisonner des citoyens de cette trempe pour le seul et unique tort d’avoir réclamé un État de droit et une Algérie plurielle soulève beaucoup de questions. Aussi, intimider de quelque façon que ce soit, un peuple qui fait montre d’un pacifisme d’une rareté exceptionnelle, est quelque chose d’inconcevable. C’est avec ce peuple et ces détenus d’opinion que l’on est censé construire la nouvelle Algérie, et non contre eux.

Il me semble que tous ces éléments de blocage échappent au regard peu perspicace des “théoriciens” de la représentation politique qui n’en demeure pas moins une nécessité parmi d’autres. Le schéma qu’ils sollicitent est quasiment inopérant dans la cartographie politique actuelle, et pour cause ! Ces dernières décennies, la représentation politique a été vidée de son sens pour devenir le creuset de l’allégeance conjuguée à la médiocrité et au clientélisme. Si le hirak n’en fait pas une priorité de l’heure, c’est parce que les Algériens en ont vu de toutes les couleurs.

C’est donc tout le schéma de gouvernance et de l’exercice politique qu’il y a lieu de revoir, car ses mécanismes sont obsolètes et ne répondent qu’imparfaitement aux aspirations du peuple algérien, surtout sa jeunesse. Il y a donc lieu d’établir en toute urgence des rapports de confiance pour sortir de cet engrenage, et entamer l’édification d’une république digne de ce nom, avec une véritable opinion publique et un réel contre-pouvoir. Et pour y arriver, une nouvelle cartographie politique est nécessaire.

Le musellement des libertés et la violence sous toutes ces formes et d’où qu’elle vienne ne sont plus tolérés par le peuple algérien, et il sait à présent le faire savoir, de manière hautement pacifique. Toute tentative d’empêchement, de coercition ou de répression ne serait qu’une perte de temps et d’énergie face aux initiatives d’engagement politique que le hirak met en place depuis plus d’un an.

Les chaînes de solidarité multiformes qui émergent suite à chaque manquement dans ce sens renseignent clairement sur cette perception hautement éclairée et juste. Mais hélas, c’est là où réside l’“insoutenable légèreté” de notre sphère dirigeante. Incapable de prévoir, d’anticiper et donc d’arbitrer, cette sphère dirigeante se retrouve face à une opposition politique massive portée par une nouvelle société qu’elle n’a pas eu le temps de connaître et de voir émerger et à laquelle tout l’oppose.

L’État algérien se doit de se mettre à l’écoute attentive de son peuple qui force le respect et brille par son pacifisme, son patriotisme et son comportement responsable. Si elle venait à se traduire concrètement sur le terrain, cette posture d’écoute et d’apaisement ferait gagner beaucoup à l’Algérie, à son peuple et à ses institutions.
Par : Dr Karim OUARAS
Maître de conférences, Université d’Oran 2.

Il y enseigne la sociolinguistique, la sémiologie,
l’analyse du discours (critique) et la méthodologie de la recherche.

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