Algérie / Nous avons perdu «Liberté», ne perdons pas «El Watan» : Un journal en péril n’est jamais une bonne nouvelle

“Freedom of the press, if it means anything at all, means the freedom to criticize and oppose” (George Orwell, English novelist)

“The liberty of the press is essential to the security of the state” (John Adams, former U.S. President, 1797-1801)

“Independence of the media, freedom of the press, freedom of expression and the right of access to information are vital if the media are to be able to perform their watchdog function in a democratic society governed by the rule of law” (Oscar Auliq-Ice, American writer)

“Freedom of the press is the mortar that binds together the bricks of democracy—and it is also the open window embedded in those bricks” (Shashi Tharoor, Indian diplomat, former UN Under-Secretary General)

Par Arezki Ighemat *


Le 14 avril 2022 (soit il y a à peine quatre mois), le journal Liberté – dont le nom est à lui seul symbolique car la liberté constitue l’un des droits fondamentaux de l’homme — a définitivement cessé de paraître. Le journal avait vu le jour le 27 juin 1992 (soit depuis environ trente années) à la suite des réformes économiques et politiques de 1989, elles-mêmes résultat des émeutes du 5 octobre 1988.
Les circonstances avouées de sa disparition du paysage médiatique algérien étaient une situation financière intenable, et ce, en dépit de la toute-puissance financière de son propriétaire, le très connu Isaad Rebrab, propriétaire de Cevital, le géant de l’industrie algérienne. Cependant, pour certaines sources, les raisons de cette fermeture se trouvent ailleurs, quelque part dans la sphère politico-économique. Depuis quelques semaines —en réalité depuis plusieurs mois— un autre fleuron de la presse privée algérienne est menacé de connaître le même sort. Il s’agit du fameux journal El Watan —dont le nom est peut-être encore plus emblématique puisqu’il porte le nom de «nation» ou «patrie». Mêmes raisons officielles, une situation financière difficile à transcender en dépit du prestige du journal et de l’importance de son lectorat. El Watan a pris naissance le 8 octobre 1990 suite à la promulgation de la loi 90-07 du 3 avril 1990 ouvrant le champ médiatique à la presse privée en Algérie. Son célèbre caricaturiste —surnommé HIC— avait illustré, en 2010, à l’occasion de son vingtième anniversaire, sa première page par les mots suivants décrivant les étapes traversées par le journal : «El Watan est né sous Chadli, a espéré sous Boudiaf, a résisté sous Zeroual, et a survécu sous Bouteflika». Quelles sont les conséquences de la disparition éventuelle du journal sur le collectif des journalistes et sur la liberté de la presse en Algérie ? C’est ce que propose cet article d’analyser.

Conséquences de la fermeture éventuelle du journal sur le collectif des travailleurs

Depuis près de cinq mois, le journal El Watan avait cessé de payer les salaires de ses journalistes et autres personnels. Ne pouvant plus joindre les deux bouts, le collectif des travailleurs avait entamé, les 13 et 14 juillet 2020, une grève de deux jours pour pousser la direction du journal à trouver une solution à la crise. Cette grève a commencé à la suite de la publication d’un communiqué du syndicat du journal qui indiquait que «Les travailleurs d’El Watan, sous l’égide de leur syndicat, ont décidé d’opérer un mouvement de grève demain [13 juillet 2022], et ce pour deux jours afin de protester contre le non-paiement de leurs salaires durant quatre mois».
Selon la direction du quotidien national, cette situation est, en partie tout au moins, le résultat de l’arrêt, par l’Agence nationale d’édition et de publicité (Anep), une institution étatique, de fournir au journal les spots publicitaires qui lui permettaient de se procurer les ressources nécessaires à son fonctionnement. En effet, les recettes provenant de la vente du journal ne suffisent pas pour payer tous les frais de fonctionnement et d’équipement du journal. Il faut rappeler que ce dernier, grâce au versement de salaires relativement décents —mais loin d’être ceux des administrations publiques ou des entreprises économiques privées— avait permis à quelque cent cinquante journalistes et autres personnels de vivre et de faire vivre leurs familles. L’arrêt du versement de leurs salaires, exacerbé par les conséquences économiques de la pandémie de la Covid-19 et de la guerre Russie-Ukraine —les deux conduisant à une hyperinflation qui absorbe une bonne partie des salaires— a, sans aucun doute, des répercussions désastreuses sur les travailleurs du journal et leurs familles. A cela, il faut ajouter que le journal a drastiquement réduit le niveau de son tirage au fil des années, passant de 163 000 exemplaires, en 2012, à 80 000 en 2017, et à seulement 40 000 en 2022. Par ailleurs, même si le prix de vente du journal a augmenté ces dernières années, passant, le 1er mars 2022, de 30 à 40 dinars, cette augmentation n’a pas pu compenser le taux d’inflation de ces trois dernières années. En dépit de toutes les démarches de la Direction du journal auprès de l’Anep, de sa banque (le Crédit Populaire d’Algérie) et du ministère de tutelle, la situation est toujours la même et s’aggrave de jour en jour. Par ailleurs, les deux jours de grève observés par le personnel du journal étaient certainement loin d’arranger la situation, au contraire, la baisse des recettes de vente ne pouvait qu’accentuer la crise financière et sociale actuelle.

Conséquences d’une éventuelle fermeture du journal sur la liberté de presse et d’expression

Les réformes de 1989 initiées par le président Chadli Bendjedid avaient ouvert la voie à la démocratisation de la vie économique et politique. Ainsi que le confirme la citation indiquée dans la dernière épigraphe donnée tout au début de cet article : «Freedom of the press is the mortar that binds together the bricks of democracy—and it is also the open window embedded in those bricks» (Shashi Tharoor, Indian diplomat, former UN Under-Secretary General) (la liberté de presse est le mortier qui soude les briques de la démocratie —et c’est aussi la fenêtre ouverte placée entre ces briques.
Quelques mois seulement après ces réformes, le pays a tourné le dos à la situation de stagnation qui avait résulté du fait que l’économie algérienne était la fois centrée sur l’intérieur, quant à son développement ; et orientée vers l’extérieur, quant à la satisfaction de ses besoins en biens de consommation et d’équipement dans le cadre du modèle dit «socialiste», basé sur le développement des «industries (désindustrialisantes». Les réformes économiques (des entreprises, du secteur bancaire et monétaire, du commerce, etc.) avaient permis à l’économie de sortir de son marasme et de reprendre le train de la croissance. Cependant, cela n’avait, malheureusement, duré qu’une courte période. Parallèlement, un certain nombre de réformes politiques avaient été engagées, création du multipartisme -qui coupe avec l’ère du parti unique des années 70 et 80, émergence de la société civile, etc., et le champ médiatique était ouvert aux médias privés, ce qui avait donné naissance à de nouveaux canaux d’information audios, audiovisuels et écrits. C’est ainsi que plusieurs dizaines de journaux arabophones et francophones avaient été créés, dont Liberté et El Watan. Très vite, ces journaux —notamment Liberté et El Watan –avaient pris le dessus sur les journaux étatiques. Malheureusement, après une période de «bonheur» et de «prospérité», ils ont commencé à être perçus comme des «îlots de liberté» et des centres d’opposition. Cela est tout à fait à l’opposé de la thèse selon laquelle la liberté de la presse est nécessaire en tant que pouvoir d’opposition, comme l’indique la troisième épigraphe évoquée au début de cet article : “Independence of the media, freedom of the press, freedom of expression and the right of access to information are vital if the media are to be able to perform their watchdog function in a democratic society governed by the rule of law” (Oscar Auliq-Ice, American writer). (L’indépendance des médias, la liberté d’expression et le droit d’accès à l’information sont vitaux si les médias doivent être en mesure de remplir leur fonction de garde-fou dans une société démocratique gouvernée par l’Etat de Droit). Certains, comme l’écrivain anglais George Orwell, pensent même que la presse a un rôle de critique et d’opposition comme le souligne la première épigraphe indiquée en haut de cet article : “Freedom of the press, if it means anything at all, means the freedom to criticize and oppose” (George Orwell, English novelist) (La liberté de presse, si elle signifie quelque chose, signifie la liberté de critiquer et de s’opposer). Certains, comme John Adams, ancien Président américain, vont même jusqu’à considérer que la liberté de la presse est nécessaire à la sécurité de l’Etat : «“The liberty of the press is essential to the security of the state” (John Adams, former U.S. President, 1797-1801) (La liberté de la presse est essentielle à la sécurité de l’Etat). En effet, la presse sert aussi bien la société civile que l’Etat et ses institutions.

Conclusion

La situation actuelle du journal El Watan –si elle venait à perdurer et si elle devait aboutir à sa disparition– peut donc contribuer à réduire considérablement le champ médiatique et l’élan démocratique qui avaient émergé après les réformes de 1989.
En effet, après avoir perdu «Liberté», le risque est de perdre «El Watan», un des autres piliers de la liberté de la presse et de la démocratisation de la vie sociale dans notre pays.
Pour que cet élan démocratique ne s’essouffle pas, il est donc nécessaire que le gouvernement et la société civile viennent en aide à ce journal.
Le gouvernement pour sa part, à travers notamment l’Anep, devrait faire l’effort d’ouvrir son offre de spots publicitaires au journal et lui permettre de se procurer des recettes supplémentaires nécessaires à son fonctionnement, en particulier au paiement des rémunérations des travailleurs du journal. La société civile, notamment le secteur économique privé, de son côté, doit faire l’effort de contribuer financièrement à renflouer les caisses du journal.
La Direction du journal doit, en ce qui la concerne, améliorer son management pour réduire les coûts superflus et profiter de toutes les opportunités internes et externes dans les domaines technologiques, commerciaux et autres. Car si nous perdons ce second fleuron de la presse, c’est un grand morceau de la liberté de presse et de la démocratie que nous perdrons.


*Ph.D in economic, Master of Francophone Literature (Purdue University, USA)


 

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