Une écrivaine algérienne : Assia Djebar ou l’écriture pour s’affranchir

par Saïd Boumghar*

Lors d’un débat dont le sujet était «Qu’est-ce qu’un auteur ?»1, Michel Foucault affirme, à propos de la parenté de l’écriture à la mort, que : « […] La parenté dans le récit arabe – je pense aux Mille et Une Nuits – avait aussi pour motivation, pour thème et prétexte, de ne pas mourir : on parlait, on racontait jusqu’au petit matin pour écarter la mort, pour repousser cette échéance qui devait fermer la bouche du narrateur. Le récit de Shéhérazade, c’est l’envers acharné du meurtre, c’est l’effort de toutes les nuits pour arriver à maintenir la mort hors du cercle de l’existence».2

A une fin similaire à celle assignée par Shéhérazade à son récit, ne serait-ce pas aussi ce qui expliquerait que dans La soif3, son premier roman, écrit à l’âge de vingt ans, Assia Djebar (1936-2015) figure de proue de la littérature algérienne, n’évoque à aucun moment la guerre alors que le livre paraît, en 1957, en pleine guerre de libération nationale. Non pas par déni donc, mais pour tenir l’existence hors de portée de la mort, telle serait la stratégie à l’œuvre ici aussi. Assurément.

Tout portait à croire que les ouvrages à venir d’Assia Djebar resteraient, eux aussi, en marge et passeraient sous silence le contexte politique et idéologique dans lequel ils seront produits. Le propos de ce premier roman, autrement dit le jeu et le défi d’une jeune bourgeoise algérienne, mais aussi l’absence d’allusion à la guerre qui se déroulait sous ses yeux, sont autant de raisons qui auraient pu, en effet, le laisser penser. Il n’en sera pourtant rien. Elle aura beau se justifier en arguant que son premier écrit, qui a eu un succès retentissant, est plus un exercice de style qu’un roman à thème, les publications qui succéderont à la Soif montreront que celui-ci relève de l’évitement. La guerre, la colonisation, le régime colonial, la domination de l’autre, du colon sur l’Algérien, mais aussi et surtout les assujettissements que subit la femme algérienne dans la société pré et post-coloniale, le regard que l’on porte sur elle, son statut, vont hanter son œuvre dont on n’a pas encore complètement mesuré l’importance.

Il n’est pas de notre ressort de faire une analyse stylistique, voire de critique littéraire de cette œuvre; nous pouvons renvoyer aux nombreux travaux qui lui ont été consacrés. Mais peut-on se risquer à dire que cette œuvre fait partie de celles qui n’auront jamais rendu aussi vrais les propos de Rolland Barthes sur la littérature : «Les forces de liberté qui sont dans la littérature, dit-il dans sa Leçon inaugurale, ne dépendent pas de la personne civile de l’engagement politique de l’écrivain, qui, après tout, n’est qu’un «monsieur», parmi d’autres, ni même du contenu doctrinal de son œuvre, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue…».4

En fait, pour que ces forces qu’évoque ici Barthes puissent émerger, tout un travail sur la langue devient nécessaire; faudrait-il plutôt dire sur le rapport à la langue. En effet, quand bien même la langue française serait « un butin de guerre », elle n’en reste pas moins un legs d’un passé colonial qui ne peut jamais se dissocier de la violence qui a accompagné «la nuit coloniale». L’affranchissement, la désaliénation ne seront véritablement envisageables qu’avec, non pas l’abandon, mais la mise à distance de la langue française, qui, comme toute langue, véhicule un certain nombre de représentations dont la culture : « Je me suis vraiment posée la question, dit-elle : est-ce que je ne dois pas vraiment me tourner vers la langue arabe ? ».5

Plus que la langue elle-même, c’est l’acte d’écrire qu’elle réinterroge de là où elle s’énonce, c’est-à-dire en tant que femme algérienne émancipée dont l’écriture suscite, comme elle l’affirme elle-même, une «curiosité extralittéraire». Le recours à la langue arabe est d’autant plus justifié dès l’instant où il présente un bénéfice double. La protéger des risques de l’écriture en est le bénéfice premier : «Prendre conscience que l’écriture devient un dévoilement, affirme Assia Djebar, cela m’a fait reculer. Je me suis remise en question : si je continue à écrire, je vais détruire ma vie, car elle va être perturbée par l’écriture romanesque. J’ai pensé un moment que si je me mettais à écrire en arabe, ce serait autrement».6

Après quelques années, Assia Djebar renoue avec l’écriture romanesque en langue française. Femmes d’Alger dans leur appartement7, paru en 1980 en signe le retour. Retour qu’elle doit au film, intitulé la Nouba des femmes du Mont Chenoua, réalisé à partir d’entretiens avec d’anciennes combattantes de la guerre d’indépendance de sa région, et qu’elle a menés en langue arabe dialectal. «Il y a eu, dit-elle, le plaisir de travailler avec la langue arabe lors du montage, de réfléchir sur les bruits, les voix, la musique. La littérature ne me donnait pas cela. Sortie de là, je me suis réconciliée avec l’écriture en langue française».8

Le retour à la langue française s’est donc opéré après tout un cheminement qui l’a d’abord conduite à un retour à sa langue maternelle, passage presque obligé pour accomplir ce travail de réappropriation d’une langue qui demeurait, après tout, celle de l’ancien colonisateur : une langue subie. Langue qu’elle s’approprie à part entière puisqu’elle a «fait le geste augural de franchir [elle]-même le seuil, […], librement et non plus subissant une situation de colonisation ».9

*Docteur en histoire, Université Lyon 2

Notes :

1 – Foucault (M), « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits 1, (1954-1975), Paris, Gallimard, 2001, pp. 817-849.

2 – Ibid., p. 821.

3 – Djebar (A), la Soif, Paris, Julliard, 1957.

4 – Barthes (R), Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 17.

5 – Djebar (A), Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 43.

6 – Djebar (A), cité in Trudy (A-M), Violence et créativité de l’écriture féminine algérienne, L’harmattan, 2006, p. 21.

7 – Djebar (A), Femmes d’Alger dans leur appartement, Paris, Des Femmes, 1980.

8 – Paroles recueillis par Philippe Gardenal, Libération, 6 mai 1987.

9 – Djebar (A), Ces voix qui m’assiègent, op.cit; p. 22.


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