HISTOIRE / L’œuvre prodigieuse de l’Association des Oulémas musulmans algériens

     Par Kamel Bouchama

         Introducton
À en croire tous ceux qui s’expriment aujourd’hui sur les temps passés, avec une certaine assurance et beaucoup d’audace, arguant que rien ne s’est produit hier, sur le plan de la résistance contre le colonialisme français, du fait qu’il n’y avait pas de mouvements nationalistes, ni de foyers de combattants de la liberté, et par conséquent pas de militants, jusqu’au 1er Novembre 1954. Ainsi, si l’on s’en tient à leur discours, l’Algérie des révolutionnaires, des combattants, des militants tout court, est née en cette dernière date qui est prodigieuse pour le peuple algérien, et en douter, seulement, c’est comme si on aurait trahi nos valeureux chouhada.
Exit, donc, ces messieurs aux mémorables passages et distinguées présences, ces membres du CRUA, ceux qui ont présidé aux destinées de la Révolution armée, car ceux-là venaient des rangs de Scouts musulmans algériens, ou carrément des rangs d’anciens partis nationalistes, le PPA et le MTLD et qui étaient souvent aux postes de responsabilité… Ainsi, les questions qui se posent : ces années-là et leurs actions éminentes, ne comptent-elles pas dans les éphémérides du nationalisme…, qui a pris son départ la veille du 1er Novembre 1954 ? Alors, pour ce qui est des autres partis et associations, depuis l’ENA, l’UDMA, le PCA, les Oulémas, ceux-là n’ont-ils pas droit au chapitre ?
Cette réflexion n’est ni saugrenue, encore moins déraisonnable et irréfléchie, parce que tout simplement, ceux qui dénient le droit aux militants nationalistes de n’avoir pas participé à ce grand mouvement qui a donné naissance à une nouvelle Algérie ne connaissent vraiment pas leur Histoire. Novembre a été le début de la fin. Une fin bien méritée pour l’ensemble des Algériens qui, depuis les fameuses batailles de l’Emir contre les envahisseurs français et à leur tête les Bugeaud, Saint-Arnaud et autres sanguinaires, jusqu’aux batailles d’El-Gaâda et du Djorf, en passant par celles des Zaâtchas, Ouled Sidi Cheikh, El-Mokrani, El-Haddad et Fatma-N’Soumer, le peuple algérien s’est mobilisé pour combattre et sauvegarder son unité, protéger son identité et réaliser l’ébauche d’une nation libre de développer sa civilisation autonome. Ainsi, j’ai la prétention dans ce qui va suivre d’expliquer l’œuvre ô combien prodigieuse de l’Association des Oulémas algériens qui, indépendamment de la libération des esprits et la formation des jeunes, a fait son devoir dans le cadre des missions qui lui ont été confiées et donné des cadres et des militants pour la libération du pays
Les musulmans et les Arabes, en particulier, voulaient se débarrasser de la léthargie et de la passivité qui freinaient le dynamisme légendaire qui caractérisait toutes leurs entreprises que, jadis, beaucoup de peuples enviaient, notamment ceux vivant les périodes sombres de leur histoire. Pendant ce temps, l’Europe, qui connaissait des moments de détente et de soulagement, retrouvait les vertus du développement, après avoir subi une éclipse, depuis la fin de sa renaissance ou plutôt de son bouillonnement culturel et artistique, qui n’a pas duré longtemps en réalité, comparativement à d’autres civilisations ayant marqué l’Humanité tout entière.
De là, le monde musulman qui avait décidé, lui aussi, de secouer son apathie pour retrouver sa verve d’antan dans tous les domaines et plus particulièrement dans les domaines culturel, idéologique et spirituel, à travers le mouvement de réformes, subissait des campagnes féroces dues à la hargne du colonialisme européen dans ses tentatives d’occidentalisation et ses désirs d’assujettir les masses à la dépendance culturelle, en même temps qu’économique. Son but évident était de briser les valeurs ancestrales de la communauté arabo-islamique, d’aliéner la liberté de ses peuples et de les détourner de leur identité.
Le colonialisme utilisait plusieurs armes. En plus de la violence avec laquelle il occupait nos pays, il suivait une orientation sournoise en travestissant la réalité, en somme en déformant des idées fortes — reflet d’une période longue et florissante dans le cadre de la conception et des découvertes — sur lesquelles s’étaient arrêtés les musulmans après leurs études et leurs recherches dans le vaste patrimoine qui est le leur et celui du bassin méditerranéen.
Un combat sans merci s’était engagé où de hauts «dignitaires» s’étaient mis de la partie : du cardinal, cet ecclésiastique supposé être digne et conciliant, au ministre, censé être neutre et vaquant assidûment à l’application des programmes de son secteur, au général, envoyé pour une seule besogne : la guerre, et qui du reste est loin d’être noble, tous voyaient l’Islam comme ce dangereux ennemi qu’il faudrait anéantir… L’Islam représentait pour eux un rempart infranchissable, un bastion inexpugnable qu’il fallait détruire à tout prix.
Désaffecter les mosquées et en faire des églises pour propager le christianisme, évangéliser les autochtones et surtout les jeunes en utilisant une cohorte «de pères blancs», dépêchés spécialement pour cette mission qui allait s’étaler dans le temps et dans l’espace. À l’ordre du jour, l’application de la politique coloniale en matière «d’anéantissement» de la personnalité algérienne à travers la disparition de la religion du peuple, de la culture arabo-islamique, de la langue arabe, de la nationalité algérienne, à travers l’altération et la falsification de l’Histoire et, enfin, de l’effritement de l’unité du peuple par l’application sournoise de la devise «diviser pour régner».
Pour arriver à leur fin, il fallait commencer par le domaine de l’éducation qui allait être spécialement et fortement secoué, ensuite terminer par les autres domaines dans la périphérie de la culture et de la religion. Nous avons déjà dénoncé cette situation des plus sordides qui accable le colonialisme pour avoir avili et persécuté notre peuple. Le répéter encore, c’est vouloir sensibiliser les jeunes… et les moins jeunes — insuffisamment avertis — pour qu’ils comprennent que le résultat auquel nous sommes parvenus, en juillet 1962, n’est pas le fruit de simples négociations, ni seulement de l’échec de la politique coloniale dans le monde, et encore moins comme le soutiennent plus d’un parmi les nostalgiques de l’Algérie française, de la magnanimité et de la sollicitude d’un «certain général», mais plutôt du courage d’un peuple et son refus total de la domination à travers un long processus de décolonisation depuis les valeureux Amazighs.
La floraison d’hommes illustres dans le pays, et ce, depuis des siècles, leur forte personnalité, les moyens qu’ils ont créés, en termes de structures socio-éducatives, culturelles, scientifiques et religieuses, l’enseignement qu’ils ont dispensé et la mobilisation qu’ils ont entretenue, ont fait que notre pays et notre peuple n’ont pas sombré dans la désuétude. Leur langue et leur identité sont restées plus vivantes que jamais.
Le pays n’était pas vierge et ses populations n’étaient pas incultes. Tous ces moyens constituaient des matériaux fiables sur lesquels allaient reposer la renaissance islamique et le mouvement national en Algérie, prolongement d’un vaste mouvement d’éveil dans le monde arabe.
En effet, depuis le salafiste Mohamed Ibn Abdelwahhab, représentant l’école hanbalite (1703-1792 ap. J.-C), à Mohamed Ibn Ali Senoussi El Djazaïri (1787-1859), à l’Imam Mohamed Ibn Ahmed Ibn Es-Sayed Abdallah du Soudan (1844-1885), à Djamel Ed-dine El Afghani, à Abderrahmane El Kawakibi, à Mohamed Abdouh et son élève Rachid Rédha, à Abdelhamid Ibn Badis et à tant d’autres dans le monde arabe, l’Algérie suivait avec une extrême attention l’évolution de la situation et contribuait, par l’intermédiaire de ses érudits, de ses «chouyoukh» et de ses intellectuels nationalistes à cette dynamique qui concernait l’éducation, la réforme des systèmes politiques, l’expurgation des hérésies et des superstitions pour assainir la pratique de l’Islam, l’élévation du niveau de conscience du citoyen et enfin la lutte contre le déploiement du colonialisme occidental menaçant la stabilité et l’unité du monde arabe par son diktat dans les domaines militaire, politique et culturel.
L’Algérien voyait d’un bon œil cet éveil dans le Machreq, et les plus avertis parmi les gens de lettres et les jeunes, ainsi que l’ensemble des nationalistes qui n’avaient pas baissé les bras depuis le déclenchement de la lutte du temps de l’Emir Abdelkader, en faisaient une heureuse occurrence et un parfait stimulant pour le combat futur.
Des mouvements naquirent avant et entre les deux Guerres mondiales, regroupant tous les réformateurs-rénovateurs qui avaient une seule préoccupation, la réhabilitation de l’Islam dans ses pures traditions, son développement dans le cadre des pratiques saines, et l’opposition à toutes les velléités déstabilisatrices du colonialisme sur les plans politique et culturel. Ces mouvements ont eu beaucoup d’effets dans les cercles de la jeunesse notamment celle qui a eu le privilège de profiter de l’enseignement du français, dispensé avec parcimonie pour des raisons que tous peuvent deviner, et la chance d’apprendre la langue arabe qui s’enseignait dans quelques écoles libres «rénovées» et dans plusieurs zaouïas.
À Tunis, on assistait à la fondation de la «Rachidia», en 1902, inspirée de la «Khaldounia». C’est une amicale des anciens élèves des écoles franco-musulmanes. À Constantine, le cercle «Salah Bey» faisait son entrée en 1907 dans la scène de la culture et nécessairement de la politique sous l’impulsion des notables de la ville pour encourager les études littéraires et scientifiques. De son côté, Cheikh Benhabylès fondait «la Ligue des droits de l’Homme algérien» en 1912 et un meeting réunissait, à Annaba, une foule de citoyens algériens qui scandaient «Vive les Arabes républicains».
La voix des humbles, un journal créé par de jeunes instituteurs soucieux de défendre leurs valeurs culturelles, faisait son entrée dans la scène médiatique et confortait l’action du mouvement des «Jeunes Algériens» dirigé par l’Emir Khaled, le petit-fils d’Abdelkader. En 1927, la «Fédération des élus musulmans algériens» dont les figures les plus marquantes étaient celles de Ferhat Abbas et du docteur Bendjelloun, faisait irruption dans la scène politique, secouée alors par trop de brimades et de restrictions à l’encontre des intellectuels de la part de l’administration coloniale. En 1933, les élus algériens prenaient la décision de démissionner en bloc. Ils étaient 950 à protester contre le fait qu’une délégation algérienne n’a pas été reçue, à Paris, pour exposer les revendications du peuple algérien. C’était une bonne occasion pour montrer, au régime français, qu’ils existaient.
Peu avant cela, les imams salafistes, se faisant un «devoir de rendre confiance au peuple dans sa religion et dans sa langue sacrée du Coran bafouées, commencent à se rassembler autour de l’imam de la mosquée Sidi-Lakhdar, dite mosquée verte de Constantine, Abdelhamid Ben Badis, ancien étudiant de la Zitouna de Tunis dont il essaie de fonder en 1911 une sorte de petite succursale vouée aux études théologiques dans la mosquée dont il a la charge». Ce même personnage charismatique, entouré des cheikhs Tayeb El-Okbi et Bachir El-Ibrahimi, éditait, en 1920, un premier journal des hommes religieux El Muntaqid (le Censeur) et en 1925 Ech-Chihab (le Météore). Un autre journal, en langue française, La Défense, a été créé en 1934 par cheikh Lamine Lamoudi, le compagnon de lutte de Ben Badis. Enfin, un dernier journal El Bassaïr (la Clairvoyance) a été créé en 1936.
L’objectif de ces premières actions des imams, écrit Juliette Bessis, était :
«De faire triompher la vraie religion, la perfection de l’Islam ayant valeur d’exemple pour atteindre sa mission de triomphe universel et de combattre la mainmise des autorités coloniales sur l’Islam algérien aux moyens d’un clergé à la solde. L’impact prépondérant du mouvement sur le jeune nationalisme algérien qu’il marque profondément de son empreinte ne saurait faire de doute, qui, en définitive, appliquera la trilogie de Ben Badis : une religion l’Islam, une patrie l’Algérie, une langue, l’arabe».
L’ampleur du drame que vivait le peuple et les menaces de dissensions sciemment entretenues par le colonialisme ont suffi pour inciter des militants nationalistes éprouvés à créer une association à caractère religieux et culturel qui devait s’amplifier pour devenir un vaste mouvement national. Les statuts de cette association faisaient état de son apolitisme de base et ne permettaient à ses membres aucune intrusion dans le domaine politique.
Cela était, bien sûr, un moyen tactique pour prémunir le mouvement des harcèlements et des tracas de l’administration et préserver l’œuvre à laquelle les responsables entendaient se vouer. En réalité, le but ne pouvait être que politique.

 

Un certain jour de mai 1931
Omar Smaïl, un riche notable d’Alger, a eu cette courageuse initiative de regrouper l’ensemble des savants du culte et tous ceux qui avaient des dispositions pour contribuer à l’élévation du niveau culturel et moral du peuple algérien.
«Nadi Et-Taraqui» (le Cercle du Progrès) devenait en cette année du centenaire de la colonisation (du débarquement des troupes françaises à Sidi Fredj en 1830) un cercle très fréquenté par les intellectuels et notamment ceux qui véhiculaient des idées de réformes. Ils venaient souvent pour débattre de la situation du pays. C’est dans ce cercle que naquit l’Association des Oulémas musulmans algériens, le 5 mai 1931, sous l’impulsion de Omar Smaïl qui devait user de son crédit et de ses deniers pour arriver à concrétiser cette historique décision.
Abdelhamid Ben Badis a été choisi pour la diriger, secondé par les respectés cheikh El Bachir El-Ibrahimi, comme vice-président, et cheikh Lamine Lamoudi, comme secrétaire général. Dans la composition du bureau de l’Association, il y avait beaucoup de noms connus et appréciés par les Algériens pour leur prestige et leurs travaux en matière de religion, de science et de culture.
Abdelhamid Ben Badis est né le 4 décembre 1889 à Constantine. Issu d’une grande famille de notables et d’érudits — ses aïeuls avaient une grande influence dans le domaine de la politique et de la jurisprudence au sein du Maghreb et de l’Andalousie musulmane – Abdelhamid n’a pas démérité lui aussi car, même s’il n’a pas suivi la voie de son grand-père et de son père qui étaient, l’un cadi (juge), premier conseiller général auprès des autorités de l’occupation à Constantine et avait reçu une distinction de Napoléon III lui-même, et l’autre bachagha, délégué financier et membre au Conseil supérieur, il a été, et l’Histoire le prouve, le père de la réforme en Algérie.
Abdelhamid avait treize ans quand il a terminé le Coran chez le maître Mohamed El Meddassi. En 1903, il était l’élève d’Ahmed Ibn Lounissi, chez qui il apprit la littérature arabe, les fondements de l’Islam, l’éducation morale ainsi que les principales connaissances scientifiques. En 1908, il prit le chemin de l’Université de la Zeïtouna. Après avoir acquis une solide culture et obtenu ses diplômes, il est resté une année dans cette université, comme le voulait la tradition, pour s’occuper de l’enseignement, en tant que maître-assistant. En l’an 1913, après son retour en Algérie, il a intégré le corps enseignant et l’année d’après, en 1914, il partit à La Mecque et en profita pour visiter plusieurs pays arabes.
Le combat de Ben Badis s’étale sur trois phases. La première, de 1913 à 1925, réservée exclusivement à l’enseignement et à la mobilisation de la jeune génération autour de mots d’ordre bien définis afin qu’elle puisse s’imprégner des réformes qu’il espérait appliquer en Algérie. La langue arabe, l’identité nationale et l’éveil nationaliste et islamique étaient, en effet, les objectifs fondamentaux qu’il voulait propager au sein du peuple.
De 1925 à 1931, il a commencé à répandre les idées politiques qui, vite, séduiront la majorité des Algériens. Cela coïncidait avec le centenaire de l’occupation. Ben Badis voulait sortir du cadre local, c’est-à-dire de sa ville natale, Constantine, pour se déployer et étendre ses idées à travers tout le pays. C’est pendant cette période qu’il a créé ses deux journaux, El Mountaqid et Al-Chihab.
Enfin, la troisième période, allant de 1931 jusqu’à sa mort, en 1940, sera caractérisée par une intense activité politique pour l’émancipation de l’Algérie en tant que nation qui aspire à sa souveraineté et à son unité nationales. Son action politique est fondée sur la lutte :
1. Contre le colonialisme.
2. Contre l’évangélisation du pays.
3. Contre des confréries qui étaient manipulées par l’administration coloniale et qui faisaient dans l’obscurantisme.
4. Contre les partisans de la naturalisation et de l’assimilation.
Ben Badis a laissé beaucoup d’œuvres. Il a laissé aussi des écrits qui attestent de sa parfaite formation économique et politique. Ceux qui ont eu à suivre les articles de fond qu’il avait publiés dans le journal Al-Chihab sauront qu’il a été plus que prémonitoire dans certaines situations, à travers des analyses d’une parfaite consistance et d’une remarquable intelligence. Ben Badis a parlé de l’Europe, de l’effondrement prochain de l’URSS, de la dette franco-américaine, il a donné sa vision diplomatique du rapprochement nippo-turc, du rapprochement germano-français, du Traité hispano-italien, et enfin et surtout de la question palestinienne. Il a eu à traiter dans ses analyses de la coopération qui devait se faire sur la réciprocité d’intérêts. Il disait qu’il était possible d’avoir recours aux capitaux étrangers dans la mesure où ceux-là peuvent servir la croissance économique et le développement harmonieux du pays. Concernant l’URSS, il écrivait dans le n° 47 du journal Al-Chihab du 7 safar 1345 (16 août 1926) sous le titre «La Russie en crise et le système socialiste en effondrement», après avoir évoqué les déviances des Bolcheviks et la marginalisation de Zinoviev, Trotski, etc. :
«L’URSS sera confrontée à des problèmes internes et externes qui seront la cause de sa déstabilisation et son éclatement.» Et, tout en rejetant le tsarisme et le communisme, Ben Badis préconisait la démocratie comme voie sûre à la renaissance de la Russie.
Concernant le rapprochement nippo-turc, il écrivait le 27 août 1926, à l’occasion de la visite du commandant de la flotte nippone dans les eaux turques :
«Cette alliance est motivée par la communauté d’intérêts des deux grandes nations, ottomane et japonaise, au plan économique et politique.» Ensuite, Ben Badis a analysé en fin diplomate ce rapprochement stratégique dans la région.
Concernant la crise franco-américaine provoquée par la dette, on pouvait relever dans le n°43 du 23 moharem 1345 (2 août 1926) que Ben Badis a développé une réflexion financière et s’est placé comme le défenseur du franc français, pensant que sa dévaluation touchait beaucoup plus le peuple algérien que le peuple français. Ben Badis s’est présenté comme un expert dans le règlement de la dette française à l’égard des Américains. Ainsi, dans l’article publié sous le titre «Dettes et Traité de Washington», le père de la Réforme militait pour la cause des pays endettés et soutenait l’idée d’un arrangement franco-américain.
Enfin, concernant la question arabe centrale, Ben Badis s’est toujours exprimé sur la spoliation des terres palestiniennes par le sionisme. Il soutenait également, dans plusieurs articles, et notamment le plus long et le plus fourni en idées et en renseignements, celui du 1er joumada 1357 (août 1938), que la persécution des juifs est d’essence européenne et non arabe. Il rejoint le docteur Georges Levy, député du Rhône qui écrivait, en 1944, sous le titre : «Le Mythe raciste» : «C’est dans l’œuvre de Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853-1855) que les racistes ont puisé leurs arguments pour la persécution, l’oppression et l’extermination des races et des peuples qualifiés d’inférieurs — les Juifs —.
Cette œuvre poétique a conduit ceux qui s’en sont inspirés aux plus affreuses et dégoûtantes atrocités et tueries qu’ait enregistrées l’Histoire humaine. Cet évangile racial est devenu l’évangile des racistes barbares». Il rejoint également (et confirme) ce tract édité par le Mouvement national contre le racisme, un mouvement qui a été créé en France, dans les années quarante, et qui dénonçait l’acharnement de la furie anti-juive sur les enfants et les femmes. Le tract disait : «À Paris, doriotistes, miliciens et policiers aux ordres de la Gestapo et de Darnand, raflent les femmes juives de prisonniers de guerre. Une grave menace de déportation pèse sur elles. Des milliers d’enfants restent sans aucune protection ! Une nouvelle horrible nous parvient de Paris. Vers la fin de janvier, un véritable pogrome a été organisé contre la population juive.»
Il y a beaucoup à dire à ce sujet. Voyons ce que pensent les Juifs de cette prétendue haine des Arabes à leur égard. M. Chouraqui affirme, dans un de ses écrits, rapporté par Jean Rous : «Les Juifs ne sont point, malgré la légende des étrangers, méprisés en terre mogrébienne», et de continuer :
«C’est là le lieu de nous élever contre la prétendue haine historique que le Musulman vouerait au Juif. Les Juifs furent en définitive plus heureux en terre d’Islam que dans la plupart des pays d’Europe où ils furent là réellement en butte à une haine implacable. Semblable sentiment, il n’y a pas à s’y tromper, n’exista jamais sous ces formes extrêmes au Maghreb»… Nous nous arrêtons là car les témoignages sont très nombreux. Arrêtons-nous là et revenons à Ben Badis. C’est, en effet, dans l’article cité précédemment, celui d’août 1938, qu’il se dressait contre les Anglais pour avoir permis de s’installer sur la terre arabe de Palestine, l’Etat d’Israël et surtout d’avoir entaché les Lieux Saints d’El-Qods. Nous étions à la veille de la Seconde Guerre mondiale et l’Angleterre redoublait d’efforts, après la dissolution du Haut Comité arabe, la création de la Commission Peel qui suggérait le partage de la Palestine et l’échec de la Conférence de Londres, pour préparer les conditions, toutes les conditions, qui allaient permettre à Israël d’occuper les territoires arabes, le 14 mai 1948, avec l’approbation des Nations-Unies.
Cheikh El Bachir El Ibrahimi, le vice-président, considéré comme le deuxième homme de l’Association des oulémas, est né à Ras-el-Oued, dans la wilaya de Sétif, le mois de juin 1889. Lui aussi est issu d’une famille noble qui avait démontré, dans le temps, de sérieuses aptitudes dans les sciences et la littérature. Très jeune, il a appris le Coran. À vingt-deux ans, en 1911, il est parti à Médine pour poursuivre ses études. Six années après, il a accompagné son père à Damas. C’est à partir de là qu’il s’est déployé dans l’exaltante mission de l’enseignement. Il était professeur de littérature arabe au lycée de Damas, le seul établissement secondaire qui existait en ce temps-là. Très respecté dans cette capitale, Cheikh El Bachir ne s’arrêtait pas à la seule fonction d’éducateur qui prenait beaucoup de son temps. Il contribuait, aux côtés de savants et militants arabes, à la renaissance scientifique et culturelle et au mouvement nationaliste qui commencèrent à voir le jour au Moyen-Orient. En 1922, en pleine Guerre mondiale, il est retourné au pays natal, armé de nouvelles idées de réformes qu’il s’efforçait de répandre et de vulgariser, par le biais de cours magistraux et de nombreuses publications.
Cheikh El Bachir a été le plus prolifique, de son temps, en matière d’écriture. Ses ouvrages sont aujourd’hui des sujets de référence pour ceux qui veulent s’en inspirer pour écrire sur l’histoire de l’Algérie. Ils trouveront, sans conteste, des positions courageuses d’un homme qui, bravant le danger et s’abritant uniquement derrière sa foi, au moment où d’autres intellectuels se contentaient de formuler quelques timides impressions, écrivait de sa plus belle plume :
«Malheur à eux ! Est-ce le début d’une guerre ?»
C’était pendant les sanglants événements de l’Est constantinois de mai 1945 où, dans une plaidoirie pathétique, il s’attaquait violemment, par de nombreux écrits, aux soudards de la colonisation qui furent à l’origine d’un autre grand génocide du siècle. Ses écrits sur la Palestine se caractérisaient par la lucidité et l’objectivité. Il a été l’un des rares Algériens, avec Ben Badis bien sûr, à avoir abordé ce problème avec intelligence et perspicacité. Il déplorait le défaitisme, voire même la traîtrise des chefs arabes ainsi que le cynisme des organisations internationales. N’avait-il pas nommé, dans ses écrits, le Conseil de sécurité des Nations-Unies «le Conseil de la tromperie» et l’Angleterre «le Cercle vicieux du mal» ?
Une autre position qu’il ne faudrait pas occulter chez ce personnage charismatique : ses appels à l’unité sur le plan politique. Il écrivait, en haranguant la Nation algérienne :
«Nation algérienne, ces partis n’existent que par toi, car c’est de toi qu’ils tirent leur force. Tu es leur substance et leur soutien, il faut les engager à s’unir, par tous les moyens. Ils s’épanouissent en ton nom… Il faut donc les engager à s’unir en ton nom. Mais s’ils divergent…ce sera toi qui seras perdante, en tout point de vue…»
Cheikh Ettayeb El Okbi, le troisième personnage des Oulémas, est né en 1890 à Sidi Okba, dans la wilaya de Biskra. À l’âge de six ans, le jeune Ettayeb a émigré avec sa famille au Hedjaz. Il y est resté longtemps, toute sa jeunesse pratiquement, ce qui lui a permis d’apprendre les différentes sciences arabes, de s’abreuver aux sources mêmes de l’Islam, au contact de grands érudits et de parfaire ses connaissances. Cependant, il a été accusé par le régime ottoman d’avoir participé au mouvement des wahhabites et fut déporté en Turquie. Cela ne l’a pas empêché de retourner à La Mecque et de diriger le journal El Qibla et l’imprimerie princière.
Il n’est revenu en Algérie qu’en 1920 avec de solides bagages, de fortes idées de réformes et une sérieuse conception du nationalisme. Tout comme son ami Cheikh El Bachir El Ibrahimi, il s’occupait, à Biskra, de l’éducation, notamment de l’exégèse du Coran, et de la publication du journal El Içlah (La Réforme), un journal qui eut, en 1927, un écho tout particulier.
Après avoir séjourné quelques années à Biskra, Cheikh Ettayeb s’est installé à Alger pour mener un combat autrement plus dur dans le cadre du mouvement réformiste. Connu pour sa grande éloquence, le tribun El Okbi enflammait les masses par ses discours et ses prêches dans les mosquées d’Alger. Cela ne pouvait plaire aux tenants du colonialisme qui lui interdirent toute intervention en public, surtout quand il a refusé d’accéder à la proposition qu’ils lui ont faite : un poste important dans l’administration «algérienne».

Cheikh Embarek El Mili est né à Milia en 1897, dans une famille modeste. Il a fait ses premières études à Mila, les études secondaires à Constantine, chez Abdelhamid Ben Badis, et s’est déplacé, par la suite, à la Zeïtouna, pour prendre, comme ses prédécesseurs, sa part de connaissances et de diplômes.
Il a enseigné à Constantine après son retour de Tunis, où il a été l’un des premiers pionniers de «l’école badissienne» et du mouvement réformiste religieux. Il a enseigné, ensuite, à Laghouat. Dans cette dernière localité, connue pour ses traditions culturelles, il a eu toutes les occasions pour répandre sa science et ses idées révolutionnaires. Il a eu le temps, parce que l’ambiance s’y prêtait, de présenter une œuvre particulièrement remarquable sur l’histoire de l’Algérie. C’est peut-être l’un des rares ouvrages en ce temps, écrit proprement par un militant algérien, qui relate la vérité sur notre passé.
Après avoir terminé sa mission dans cette région, il a accompli un bref séjour à Bou Saâda avant de retourner à Mila. A Constantine, il est devenu pratiquement le bras droit de Ben Badis.
Cheikh Larbi Tébessi est né en 1895 dans la région du Djebel Labiodh, à 70 km au sud-ouest de Tébessa.
«Larbi Tébessi était d’une fière allure, on voyait en lui, déjà, depuis son jeune âge, d’après ses traits et son regard, des signes d’une forte personnalité et d’une vive intelligence», écrivait Mohamed Ali Debbouz. Ces bonnes prédispositions ont fait de lui un excellent élève, d’abord, à la célèbre zaouïa de Khenguet Sidi Nadji, ensuite, à la zaouïa de Nefta, en Tunisie, cette ville connue pour sa culture ancestrale et ses nombreuses promotions d’érudits.
Il a pris le chemin de la Zeïtouna, comme ceux de sa génération, puis celui d’El Azhar où il a reçu d’autres distinctions. Il est retourné à Tunis au moment où le mouvement des réformateurs nationalistes prenait forme et se créait le Parti libre du Destour. Il a adhéré à cette formation politique et donnait le meilleur de lui-même.
Il est retourné une deuxième fois au Caire et y a séjourné pendant sept ans. Mais quand il a appris, par le moyen des correspondances et des journaux qu’il recevait, le travail positif que menaient, en Algérie, sur le plan des réformes, les savants revenus de leur exil, il a décidé de rentrer au bercail et d’adhérer tout naturellement à ce qu’il considérait comme une mission sacrée pour libérer le peuple de l’emprise colonialiste. Il faut dire aussi, pour l’Histoire, que, du Caire, il envoyait des écrits de haute facture pour le journal Al-Chihab. Il a regagné le pays natal en 1927 et s’est associé à l’action du mouvement des réformistes.
Cheikh Lamine Lamoudi est né en 1890 à El-Oued, dans une famille très connue pour sa piété et son érudition dans les sciences religieuses. Il a appris le Coran dans la même localité, tout en fréquentant l’école française. De par sa vivacité et sa persistance, il a réussi à acquérir la langue de l’étranger «pour mieux le combattre», disait-il à ses amis qui n’avaient pas la chance de connaître l’école de Jules Ferry. Ne voulant pas s’arrêter à ce stade, il persistait à rejoindre la Médersa de Constantine, ou comme on l’appelait, communément, le lycée franco-musulman, cet établissement qui devait former, selon le vœu de l’occupant, les auxiliaires de l’administration coloniale. Il en sera renvoyé pour ses activités politiques.
Il s’est occupé comme aoun bach’adel (fonctionnaire de la justice musulmane) à Fedj Mzala, mais il n’y est pas resté longtemps car il a été radié du corps par l’administration française qui voyait en lui un redoutable propagandiste d’idées nouvelles (entendez par là des idées nationalistes) et un agitateur dangereux. Il est retourné à Biskra pour s’installer comme oukil judiciaire sans rompre avec ses activités politiques.
Fervent partisan et proche de l’Émir Khaled, il a été membre fondateur du mouvement des Jeunes Algériens. Il a connu d’autres formations dont les Jeunesses du Congrès musulman, et plus tard, les partis politiques. Il a été non seulement respecté, écouté, mais considéré comme «l’enfant terrible».
En 1931, Lamine Lamoudi a été le principal rédacteur des statuts de l’Association des Oulémas, après avoir rejoint Alger sur demande de Ben Badis.
Lamine Lamoudi a laissé de nombreuses publications. Il a été le fondateur, le directeur et le rédacteur en chef de deux importants journaux : El Djahim (L’Enfer) en langue nationale, un journal qui, selon lui, «respirait une fois par semaine» — une bonne occasion pour montrer son dégoût du colonialisme — et La Défense, en langue française, pour les droits des musulmans algériens. Poète émérite, il nous lègue une floraison de qaçaïde superbes, qui attestent de son grand talent d’homme cultivé.
Enfin, il a connu plusieurs fois la prison au cours de son activité au sein de l’association, en plus de ses fréquentes interpellations. Il disait d’ailleurs, non sans une pointe d’ironie, à chaque convocation : «De toute façon, ma valise est toujours prête.»
Lamine Lamoudi a rejoint le Seigneur, en martyr de la Révolution, le 10 octobre 1957. Il a été lâchement assassiné à Aïn Laâdjiba, tout près de Bouira, par la sinistre organisation de la Main rouge, en réalité par les services secrets français. Ahmed Tewfik El Madani est né à Tunis le 1er novembre de l’année 1898. Il raconte lui-même : «Je suis né à la fin du siècle dernier, à quelques mois près, descendant de deux authentiques familles guerrières algériennes, vivant alors en exil. De mes père et mère, je n’avais sans cesse entendu que relation de la cruelle barbarie des Français après leur forfait contre Sidi-Fredj en 1830.
J’étais bien jeune, et des faits précis, vécus par mon pays, mon peuple et ma famille, ainsi relatés, auraient saisi d’horreur n’importe quelle créature vivante» (in Mémoires de combat).
Ses parents, issus d’une lignée de nobles, ont émigré en Tunisie lorsque la domination française était devenue plus coercitive à Alger. Son père Mohamed El Madani El Kobbi El Gharnati était un érudit et son grand-père était cheikh de la municipalité de la capitale sous la régence turque.
Le jeune Tewfik a fait de bonnes études et a côtoyé de grands savants. Il s’intéressait beaucoup à la politique. C’était le temps des grands bouleversements dans le monde et la poursuite de la politique de domination en Afrique du Nord. Il ne restait pas insensible à tout cela, lui qui était d’un esprit ardent, très intelligent, doté de beaucoup de discernement et d’opinions sincères.
N’avait-il pas déclaré au journal marocain El Alam, concernant l’unité du Maghreb :
«Un jour viendra, Dieu aidant, où l’unité des trois contrées du Maghreb arabe sera une réalité… Je prie Dieu de prolonger ma vie jusqu’au jour où sera exaucé ce vœu, dans le grand épanouissement de notre Seigneur, le Commandant des Croyants !»
Il a fait de la prison en Tunisie, à la suite de la parution de son livre La Tunisie martyre et d’autres affiches révolutionnaires d’une extrême dureté contre la France. «Dans ses discours, il n’hésite pas à accuser la France d’être responsable de la guerre mondiale en 1914. Il accuse également la France dans ses articles (le Journal Afrique) d’avoir défendu avec zèle la politique impérialiste  en agressant l’Émir Abdel Krim et en refusant l’idée de réconciliation que ce dernier proposait», soulignait un rapport de la Résidence générale de France, daté du 9 juin 1925.
Il est rentré à Alger en 1925, expulsé de Tunisie par le ministre Résident général qui lui reprochait ses activités politiques et sa fougue nationaliste. Il était alors secrétaire du Parti libre du Destour aux côtés du militant Abdelaziz Thaâlbi. De même qu’il était secrétaire général de la Ligue de la plume, membre de l’Académie tunisienne des sciences et responsable du Groupe Es Saâda, un groupe du théâtre révolutionnaire, sous l’égide du Parti du Destour.
Il a de nombreuses publications dont la première a été son livre L’Almanach d’El-Mansour.
Ahmed Tewfik El Madani a été une bonne recrue pour l’Association des Oulémas. Il était convaincu de la difficile tâche qui attendait les militants. Il déclarait : «C’est le relâchement de la société, la détérioration de l’édifice, la désunion, la soumission aux colonisateurs, l’absence de disposition à répondre à l’agression — autant de transgressions aux commandements de Dieu — qui ont seuls permis à l’ennemi de nous mettre sous son joug, de fouler à nos pieds nos idéaux, de nous couvrir du vêtement de l’avilissement et de l’humiliation.» Il y en avait d’autres, aussi valeureux, et non moins pugnaces dans leur travail et fidèles dans leur engagement vis-à-vis de la patrie.
La création de l’association, avec cette importante formation où l’on comptait d’illustres personnages, des hommes repus de sciences, n’était pas la bienvenue «chez tout le monde», et elle ne pouvait avoir l’assentiment de tous les hommes de culte, notamment certains chefs de confréries et de zaouïas auxquels la société attribuait un «pseudo-charisme» exploité à des fins diverses. Il y avait parmi eux des inféodés à l’administration coloniale, mais aussi des charlatans, au sens propre du terme, tenant en leur pouvoir des masses d’ignorants. Il y avait également d’autres, heureusement pas dans le même genre, mais aussi dangereux car ils pèchaient par leur inconsistance et leur manque d’envergure. Ceux-là et les autres n’ont pu se recycler aussi facilement avec les véritables et respectables hommes de culte et de culture, propagateurs de saines réformes, et n’ont pu suivre leur démarche hautement plus significative et déterminante pour l’avenir. Cheikh El Bachir El Ibrahimi confirmait leur ignorance, leur complicité et leur travail de sape :
«Ceux-là avaient peur de nous, parce que nous avions mené des campagnes pour dénoncer leur passivité et nous les avions considérés comme un malheur pour la communauté et la religion, à cause de leur silence devant les méfaits et les vilenies qu’endurait le peuple, et parce qu’ils devenaient des ‘’expédients’’ pour les tenants de la colonisation en humiliant et en asservissant leurs propres frères au nom de valeurs que la morale et la religion ne connaissent pas.»
En effet, l’Association des Oulémas ne pouvait agréer ceux-là car, dans ses fondements et principes généraux, beaucoup d’orientations étaient incompatibles avec sa démarche.
Dans le programme des Oulémas figuraient, entre autres, la recherche de la vérité, l’affirmation des valeurs ancestrales du peuple algérien et son attachement aux vertus morales prêchées par l’Islam. De plus, ils œuvraient pour une contribution authentique au progrès des diverses branches du savoir : lettres, grammaire et morphologie de la langue arabe, exégèse coranique, hadith, droit islamique, au moment où ceux qu’ils dénonçaient œuvraient pour la déstabilisation du peuple et la pérennisation du colonialisme. «L’institution des confréries est une innovation (bidaâ). Elle n’existait pas aux premiers temps de l’Islam. Elle est d’ailleurs basée sur des principes antireligieux. Le sectarisme qui la caractérise se traduit par la soumission aveugle au marabout, ce qui aboutit pratiquement à une exploitation éhontée, à l’asservissement total des esprits, à l’avilissement, à l’abrutissement et à tant d’autres maux», disait Abdelhamid Ben Badis en rédigeant les bases fondamentales de la doctrine des Oulémas.
Quoi qu’il en soit, l’Association n’en a jamais fait un point de fixation. Investie d’une mission, elle se conformait aux idéaux à appliquer au sein des masses qui avaient tant besoin de ce souffle nouveau. Son but était de répondre aux impératifs immédiats et directs de restauration de la langue arabe à des niveaux qui étaient les siens, aux temps mémorables de la grande civilisation musulmane universelle et, quelles que soient les controverses, de mener une lutte aux plans psychologique, philosophique et politique, systématiquement et en permanence, pour remodeler la conscience du peuple et faire de l’attachement profond en la foi l’une des solutions pour échapper à l’empire colonial.

Il y avait de la matière pour cela. N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’explication de Ben Badis : «Un pays unifié par l’Islam, par Dieu, ne peut être divisé par l’homme», ou encore, quand il parlait de liberté : «Les circonstances peuvent nous façonner, mais elles ne peuvent nous annihiler.»

Les fondements de l’association
Pour confirmer la justesse de la démarche entreprise par l’association ainsi que ses importantes projections sur l’avenir, le professeur Abdelkrim Bousefsaf souligne à ce propos :
«Nous n’exagérons en rien si nous déclarons que certains pays indépendants du tiers-monde ne sont pas arrivés, jusqu’au jour d’aujourd’hui, à réaliser des projets culturels, religieux et unitaires comme ceux réalisés par l’Association des Oulémas en son temps. Il a donc raison celui qui disait que l’Association des Oulémas était ‘’un État dans un État’’, et cela n’est pas venu par hasard, ni même de manière irréfléchie, c’est en effet une réalité concrète.»
Ensuite, il résume l’essentiel du programme de l’association en sept points :
– régénérer la pratique religieuse et la purifier en la débarrassant de toutes les tares et les impuretés qui l’ont altérée depuis les derniers siècles ;
– œuvrer concrètement pour la restauration et le développement de la culture arabo-islamique et inscrire comme première préoccupation la généralisation de la langue arabe qui a failli sombrer dans l’oubli ;
– travailler pour unir le peuple algérien sous la bannière de l’Islam et de l’arabisme ;
– militer inlassablement pour propager le sentiment national et élever le niveau politique des masses ;
– déployer des efforts pour le retour de l’Algérie parmi les siens, c’est-à-dire dans son milieu naturel : la communauté arabo-musulmane ;
– se mobiliser concrètement pour la réalisation de l’unité du Maghreb et pour la lutte contre l’ennemi commun. Cette unité est indispensable quand on sait que les citoyens du Maghreb sont un même peuple, divisé malheureusement par le colonialisme ;
– soutenir matériellement et politiquement les peuples arabes et musulmans, notamment le peuple palestinien, dans leur juste cause contre l’impérialisme et le sionisme.
Voilà résumé l’essentiel du programme politique qui, du reste, n’a jamais été soumis à l’approbation des autorités de l’époque. D’ailleurs, il aurait déclenché les foudres du ciel, du fait qu’il aurait été interprété, sans aucun doute, comme de la provocation et, pis encore, comme de la rébellion. Quant à la doctrine de l’association, elle a été proposée avec les statuts et rendue publique. Nous relevons dans les «bases fondamentales» ces quelques points :
– «L’Islam est, par excellence, la religion de l’humanité, il prêche la fraternité non seulement entre les musulmans mais aussi, et à titre égal, pour tout le genre humain, il décrète l’égalité absolue au point de vue de la dignité humaine et des droits humains, entre tous les hommes, sans distinction de races et de couleurs, il condamne l’iniquité dans ses formes les plus variées, il condamne l’asservissement de l’homme par l’homme ainsi que le despotisme… Il est essentiellement démocratique et n’admet point l’absolutisme sous toutes ses formes.»
– «Les faits et gestes de ‘’Essalef-Essalih’’ (la Sainte Génération) : les Compagnons du Prophète, leurs disciples, sont l’application la plus conforme à l’esprit de l’Islam des préceptes et principes de cette religion. Les interprétations des hommes appartenant à cette génération sont les plus sûres et les plus exactes. La bidaâ est toute innovation en matière de culte et de pratiques religieuses, elle est une hérésie…»
«Les pratiques consistant à édifier des  koubbas sur les tombes, à y allumer des cierges, à y immoler des bêtes dans une intention pieuse, implorer les morts dont ces tombes renferment les dépouilles, sont des pratiques païennes, comme celles qui étaient en usage à l’époque antéislamique (la djahilia).»
«Devant l’intérêt général de la communauté, il faut oublier et reléguer au dernier plan toute controverse susceptible d’entretenir la discorde, de briser l’union et d’introduire les germes du mal. C’est un devoir impérieux pour tous de se solidariser et de se serrer les coudes jusqu’à ce que se dénoue la crise et s’écarte le danger.»
Peut-on considérer que ce programme a été entièrement appliqué ? Sans prétention aucune, nous pouvons avancer que la majeure partie a été réalisée et proprement, n’en déplaise à ceux, parmi les «francophiles», les éternels insatisfaits qui ne portent pas l’association dans leur cœur, ceux qui ont toujours jeté l’opprobre sur ces combattants de la foi, les traitant d’incapables, d’hommes de peu d’épaisseur ou de rationalité. Ce discours vindicatif vient du fait que ces Oulémas n’ont pas sombré dans la flagornerie et la capitulation, comme certains le prétendent. Ils ont, par contre, relevé le défi et travaillé efficacement au profit des populations qui gardent, aujourd’hui, le bon souvenir de ces hommes d’une trempe exceptionnelle, de ces apôtres de la science et de la liberté, dont l’Histoire retiendra qu’ils ont été les promoteurs de ces principaux leviers d’action sur la conscience sociale et le travail idéologique.
Toutes ces réalisations qui relèvent de motivations culturelles et civilisationnelles ont été appliquées au sein de structures opérationnelles installées par l’association sur l’étendue du territoire national et même en France, et cela malgré le contrôle systématique imposé par les autorités coloniales sur les moyens d’action dont les écoles libres, les mosquées, les écoles coraniques, la presse et les cercles ainsi que les permanences de l’association.
Ce contrôle omniprésent n’a pas empêché les militants de vaquer à leur mission, tant ils avaient la conviction qu’il fallait profiter du maximum de temps pour concrétiser un bon nombre d’actions et mobiliser les masses autour d’objectifs réalistes.
Il fallait agir rapidement pour restaurer les fondements essentiels de l’identité nationale qui se résumaient, en ce temps, à la valorisation de l’Islam, la relance de la culture arabe et l’enseignement de l’histoire du pays. Cette importante mission était conjointement menée avec une autre non moins sensible qui concernait l’unification de tous les courants politiques et religieux, par le rapprochement de leurs écoles, en vue de créer cette unité indispensable qui allait engager une gigantesque entreprise rénovatrice et salutaire pour un peuple qui avait besoin de toutes ses forces et de toutes ses capacités pour sa libération et son progrès.

Les Oulémas face au complot colonialiste
Cette unité était indispensable. Nous n’en voulons pour preuve que les effets de cet affreux complot tramé par les colonialistes qui tenaient, coûte que coûte, à nous diviser, après avoir spolié et occupé toutes nos terres. Juliette Bessis, connue pour son jugement lucide sur la colonisation, n’écrivait-elle pas ce passage accablant pour les croisés du XIXe siècle :
«Vatican et Église catholique de France, affaiblis sous les républiques laïques, sont à la recherche de nouveaux territoires à évangéliser. Le rêve d’entreprendre par le biais de la colonisation une nouvelle croisade contre l’Islam, sur ces terres riches des vestiges d’un antique christianisme depuis longtemps disparu, est un thème à la mode du siècle romantique. Cette nouvelle ‘’évangélisation des barbares’’ par ‘’rechristianisation’’ des Berbères ‘’superficiellement islamisés’’ selon la fable qui va jusqu’à leur attribuer une origine celtique ou gaélique, entretiendra ‘’la politique berbère’’ de la France, non destinée le moins du monde à protéger un patrimoine culturel ou une civilisation menacée, mais à affaiblir l’Islam» ?
Effectivement, les Berbères, disaient les colonialistes, en faisant allusion à une région donnée, «sont prédisposés à l’intégration» et de continuer, en affirmant que «leur Islam est léger et superficiel car ils sont, de nature, les ennemis des Arabes». D’autres, au langage plus subtil, faisaient constamment allusion à cette pseudo-indépendance des Berbères vis-à-vis du reste de l’Algérie et mettaient en relief leur indispensable relation avec la France. Écoutons le général P. J. André :
«En définitive, comprendre le véritable esp0rit des Berbéro-Kabyles devrait permettre historiquement, raisonnablement, de parvenir à une réelle association franco-kabyle librement consentie, fondée sur la création d’un idéal commun et l’établissement d’intérêts communs. Les Kabyles fermement attachés à la possession du sol, en raison de la démographie grandissante et du peu de ressources existant en leur pays, sont par ailleurs obligés d’émigrer afin de pouvoir faire subsister leur famille et leur clan. Ils ont donc besoin de la France (…) Déjà Jules César avait souligné le caractère indépendant, émotif et fougueux des tribus gauloises. Ce caractère n’est-il pas celui des clans kabyles ?»
N’était-ce pas dangereux de tenir des propos pareils et de cibler une seule région, en faisant croire au peuple que le Berbère n’existe qu’en Kabylie (le terme Kabylie s’écrit et se prononce dans un arabe classique), alors qu’ils savaient pertinemment que toutes les régions du Maghreb, et d’aucuns disent même quelques régions du Moyen-Orient, sont à l’origine des régions berbères, amazighes, islamisées et arabisées pendant les campagnes de l’expansion de l’Islam, il y a de cela des siècles ? N’avaient-ils pas compris, ces généraux de la colonisation, le message qui leur avait été adressé par une puissante tribu de la région de Kabylie et qui stipulait clairement :  «Nous ne renoncerons jamais à notre religion ; si le gouvernement veut nous y contraindre, nous lui demanderons un moyen de quitter le pays ; si nous n’en trouvons pas nous préférons la mort plutôt que d’embrasser votre religion (…) Quant à ce qui regarde notre conversion, nous aimons mieux la mort que de renoncer à notre religion.» Le cardinal Lavigerie, avec lui nombre de généraux, ont travaillé d’arrache-pied, pendant les premières années de l’occupation, pour créer et entretenir la division au sein du peuple, ce peuple d’une même origine dont les racines vont jusqu’aux Masaesyles, aux Massyles et aux Gétules et, même plus loin encore, selon quelques historiens. Ne savaient-ils pas que les grands fervents de l’Islam d’abord, de l’unité nationale et de l’arabisation ensuite, ont été ces nobles Amazighs de la vallée de la Soummam et des flancs et cimes du Djurdjura ? Ceux-là l’ont bien démontré pourtant par la création de nombreuses écoles libres et zaouïas (31 écoles et 33 zaouïas en Kabylie seulement, au cours de cette même période) et par la mobilisation de ce peuple vaillant qui a compris, depuis les premiers temps, que sans le maintien des relations permanentes avec son passé, toute tentative de décolonisation n’avait pas de sens.
Abdelmoumen El Koumi n’était-il pas un Berbère de Tadjera, tout près de Nédroma, Abou Zakaria Yahia Ibn Abi Ali Ez-zouaoui, cet éminent exégète, ne venait-il pas des montagnes du Djurdjura, et cet autre, Abou El Hassen Yahia Ibn Abdel El Mo’ti Ibn Abdenour Ez-zouaoui, le poète, le grammairien qui a laissé des œuvres remarquables et qui a subjugué, par son intelligence et ses riches connaissances, Damas et Le Caire où il a longtemps vécu et Abderrahmane Etha’alibi, célèbre patron d’Alger, ne venaient-ils pas de la Grande Kabylie, Ibn Adjroum Es-Sanhadji El Mazighi El Maghribi, le non moins célèbre grammairien, qui nous a laissé cet autre chef-d’œuvre El Adjroumia, ne venait-il pas de Guerrouma, de la daïra actuelle de Lakhdaria, Abdelhamid Ben Badis n’affirmait-il pas qu’il était fier d’être Berbère de Sanhadja, et les nombreux autres, de purs Berbères Amazighs, comme Cheikh El Fodil El Ourtilani et Baâziz Ibn Amer, n’ont-ils pas été de fervents défenseurs des valeurs arabo-islamiques ? Aït Hammouda, le non moins fameux colonel Amirouche, le brave enfant du majestueux Djurdjura, n’était-il pas ce fervent membre de l’Association des Oulémas ? Et enfin, ces grandes familles de citadins et ceux qu’on a toujours appelés, dans le jargon local, les «Fahçis», qui formaient, hier, un peu avant l’indépendance, la véritable population algéroise et qui représentent, aujourd’hui, cette sympathique caste des «Ouled El Bled», ne viennent-ils pas pour la plupart, pour ne pas dire tous, de ces régions berbères d’Azzefoun, de Dellys, de Cherchell, de Miliana, de Sour El Ghozlane et de Médéa ? Que l’on se demande d’où viennent les héros «Ali la Pointe», Hassiba Ben Bouali, Lalla Zouleikha Oudaï, Zohra Drif,  le «Phénix » (El Anka) ou la talentueuse littéraire, l’écrivaine Assia Djebar, pour comprendre la richesse de notre pays et la noblesse de ses enfants qui n’ont jamais posé cette insidieuse question s’ils descendaient d’un certain «Aït» je ne sais qui, ou d’un certain «Abou» je ne sais quoi et qui n’ont jamais eu à l’esprit ces histoires de régionalisme quand il a fallu défendre l’Algérie, toute l’Algérie.
Nos érudits s’étaient dressés comme un seul homme contre cette politique de partition nationale. Ils ont toujours soutenu que les Amazighs et les Arabes ont été mobilisés par l’Islam qui les a réunis dans un même creuset depuis des siècles. Ils sont un même peuple qui communie avec la religion, la langue, l’Histoire, les sentiments, les sensibilités, les souffrances et les espoirs, un peuple qu’on ne peut diviser ou «déchirer» aussi facilement.

 

Revenons à Ben Badis qui disait, dans un de ses articles, paru en 1938, sous le titre «Comment l’Algérie est devenue arabe» :
«Personne ne peut affirmer que le peuple algérien n’était pas amazigh depuis la profonde Histoire ; personne ne peut, également, affirmer que les différentes invasions ont eu raison de son amazighité. Par contre, tous peuvent confirmer que l’Algérie a toujours eu cette force de vaincre ses envahisseurs et quelquefois de les assimiler à son peuple. Mais quand les Arabes sont venus pour propager l’Islam, enseigner la bonne morale, instaurer la justice et l’appliquer pour tout le monde de façon à ce qu’il n’y ait pas de différence entre eux et ceux qu’ils sont venus convertir à la nouvelle religion, les autochtones amazighs ont embrassé l’Islam et consenti à apprendre sa langue. De ce fait, ils ont trouvé les portes du progrès ouvertes devant eux, ils se sont confrontés dans le domaine des sciences et de la culture, ils se sont alliés par les liens du mariage et enfin ils se sont partagé le pouvoir ainsi que toutes les commodités de la vie. Ensemble, ils ont construit la civilisation islamique, témoigné de sa grandeur et déployé son étendard au moyen d’une seule langue, la langue arabe, et enfin se sont unifiés au niveau des dogmes et de la religion. Ils sont devenus un seul peuple, vivant les mêmes passions, les mêmes joies et les mêmes peines. Doit-il y avoir de différence après cela, lorsque l’unité a pénétré le cœur et la langue ?»
Peut-il y avoir des doutes après cette déclaration, venant d’un pur Sanhadji ? La vérité est que ce problème de berbérisme ne pouvait, hier, et ne peut être, aujourd’hui, un facteur de discordance entre les Algériens, tant il est clair que tout a été réglé par l’Histoire, il y a quatorze siècles, quand les Amazighs, les authentiques enfants de ce pays, ont choisi leur camp, leur religion et leur culture, tout en sauvegardant leurs valeurs morales dont les plus importantes : la liberté et la dignité qui, du reste, sont parmi les fondements sur lesquels repose l’Islam.
Il existe une autre vérité qu’il ne faudrait pas occulter, c’est que ce «problème», qui nous a été soigneusement concocté par les tenants du colonialisme, n’a jamais trouvé d’écho favorable au sein du peuple qui a toujours refusé de soutenir un tel «projet» destiné à le diviser, ni même au sein des Oulémas qui sentaient le danger et s’étaient mobilisés pour former ce «rocher» sur lequel venaient se briser toutes les tentatives de déstabilisation et d’atteinte à notre personnalité arabo-musulmane. En effet, car malgré cette réaction positive du peuple et de l’ensemble des érudits, ils savaient que la mission n’était pas de tout repos.
Ils savaient qu’ils étaient contraints de traduire dans les faits un vaste programme d’éducation, de formation et de mobilisation, un programme complémentaire à celui, combien ambitieux, du Mouvement national qui commençait à s’organiser concrètement et efficacement en vue de déclencher la lutte de libération.

Les Oulémas et le Mouvement national
Les Oulémas qui approuvaient sans réserve ce mouvement, puisqu’ils y étaient en tant que membres à part entière, avaient cependant un autre style de gestion des affaires politiques, un style modéré, affirmaient certains, pour pouvoir mener à bon port leur mission.
«Voyaient-ils là un moyen tactique de prémunir leur mouvement de l’islah et leurs médersas des persécutions administratives et de préserver de la sorte l’œuvre d’éducation des masses à laquelle ils entendaient se vouer», se demandait Benyoucef Benkhedda, l’ancien président du GPRA, dans son livre Les origines du 1er Novembre ?
D’autres, à l’image de Messali Hadj, étaient plus caustiques dans leurs déclarations à l’égard des Oulémas, surtout après le Congrès musulman qui s’était réuni le 7 juin 1936 à Alger. Ce dernier, alors président de l’Étoile Nord-Africaine, s’exprimait officiellement dans un meeting, le 2 août 1936, au stade d’El Anasser, pour dire avec une pointe d’amertume :
«Certes, nous approuvons les revendications immédiates qui sont modestes, légitimes, qui se trouvent dans la charte revendicative qui a été présentée au gouvernement du Front populaire, et que nous appuierons de toutes nos forces pour les voir réalisées, malgré leurs faiblesses, car la revendication la plus petite, la plus infime nous intéresse au plus haut point parce qu’elle contribuera à soulager la misère de cette malheureuse population. Ici, je prends l’engagement, au nom de mon organisation, devant le vénérable Cheikh Ben Badis, de faire tout ce qui est humainement possible pour appuyer ces revendications et pour servir la noble cause que nous défendons tous. Mais nous disons franchement, catégoriquement, que nous désapprouvons la charte revendicative, quant au rattachement de notre pays à la France et la représentation parlementaire.»
Le projet Blum-Viollette, du 30 décembre 1936, accordait la citoyenneté française à l’élite algérienne avec cependant une restriction dans le cadre du respect de leur statut personnel. Cheikh Ben Badis répondait ainsi, dans un article que publiait la revue Al-Chihab, en février 1937 : «La Nation algérienne considère le projet Blum-Viollette comme une partie infime des droits qui sont les siens. Elle l’agrée, aujourd’hui, comme premier pas dont la mise en pratique doit être rapidement suivie d’autres…»
Malgré cette intelligente concession du père de la «nahda religieuse», qui croyait voir en cette modeste promesse un premier pas vers la grande solution, la France, qui débouchait sur un présent infidèle à sa tradition démocratique, un présent pétrifié et sclérosé, rejetait en bloc les propositions contenues dans la charte revendicative. Comprenait-elle que «les promoteurs du Congrès musulman avaient espéré qu’avec l’acquisition de la citoyenneté française, et tout en gardant leur statut personnel, les Algériens se libéreraient de la férule des colons et de leur appareil répressif (code de l’indigénat et autres lois d’exception)» ? En effet, elle réalisait qu’elle ne devait pas faire confiance aux Algériens, fussent-ils modérés, ou ayant cette apparence, comme Abdelhamid Ben Badis. Elle ne pouvait, concernant ce dernier, passer sous silence l’action déterminante qu’il menait, avec l’ensemble des prédicateurs réformistes, contre l’évangélisation et la naturalisation des Algériens, plus particulièrement en Kabylie, dans le Constantinois et dans les Aurès.
Les chiffres existent et le pourcentage (1% de naturalisés seulement pour la région de Larbaâ Naïth Irathen) est assez éloquent pour dire combien a été concrète la mission des Oulémas. Elle ne pouvait aussi passer sous silence ce cri qui sortait de ses entrailles et allait droit au cœur de la jeunesse qui attendait le moment propice pour se lancer dans la bataille du destin : «Quand mon heure viendra pour rejoindre le Seigneur, je crierai vive l’Algérie et les Arabes.»
Effectivement, Ben Badis et les Oulémas qui ne pouvaient supporter, à l’instar de tout le peuple algérien, les contradictions permanentes avec les principes démocratiques dont se réclamait la France, ont combattu, avec toute leur énergie et les moyens qu’ils possédaient, ce refus à leur désir d’acquérir la nationalité algérienne qui, du reste, était considérée par les colonisateurs comme un acte de rébellion. Ils se sont élevés contre ce fameux statut de 1947, faisant de l’Algérie un département d’outre-mer et où les inégalités étaient tellement criantes qu’il ne fallait même pas envisager une quelconque «réforme» dont les nombreuses interférences constituaient un écheveau inextricable. Ils ne pouvaient se taire, enfin, face à ce truquage systématique des élections algériennes par «l’Administration», dans le but d’empêcher toute représentation nationaliste, un truquage qui était un fait reconnu de tous et parfois justifié comme une nécessité d’État. «Ce divorce entre la loi proclamée à Paris et sa violation permanente en Algérie domine la situation algérienne», et plus loin, dans le même article «… d’où cette tragédie de nombreux Algériens emprisonnés pour avoir tout simplement prononcé le mot indépendance qu’ils prononcent d’autant plus volontiers que la jouissance des libertés démocratiques leur est refusée», déclarait Jean Rous, dans la revue mensuelle Évidences, en octobre 1954, juste avant le déclenchement de la glorieuse Révolution de Novembre.
Ainsi, on ne peut être affirmatif aujourd’hui, comme le sont certains historiens, pour déclarer que les Oulémas ont été peu efficaces pendant la Révolution et que leurs positions étaient trop timides, comme on ne peut les affubler de cette autre sentence dangereuse qui prétend qu’ils ont été carrément «à côté de la plaque». La pondération et la sagesse nous recommandent d’être plus justes à leur égard et de ramener leurs positions dans le temps et dans l’espace pour comprendre les dimensions de celles-ci et les véritables raisons qui ont poussé les responsables d’alors à se positionner de la sorte.
«Les jeunes salafis algériens, écrit Mahfoud Smati, ne se montrent pas exigeants. Ils font même de grandes concessions en échange de peu de choses. En fait, ils connaissent l’état catastrophique de la culture dans leur pays ; ils veulent alors améliorer les conditions pénibles que vivent leurs coreligionnaires. Ils se rendent compte que tout progrès commence par un changement culturel. Les adeptes de l’école réformiste vont s’atteler à la réalisation de leur programme rénovateur.»
Cheikh Ben Badis, explique encore le même auteur, considère que la lutte pour la préservation de la langue nationale est également une forme de lutte pour la patrie. Ce qui est entièrement juste.
Il faudrait s’enorgueillir plutôt, au lieu de s’accuser mutuellement, comme on le fait, hélas, actuellement, que notre indépendance ait été le fruit de la lutte de tout le peuple algérien et que chacun ait apporté sa pierre à l’édifice, honnêtement et sincèrement. Chacun a combattu à sa manière et dans les limites et les moyens qui étaient les siens.
Nous devons rétablir également d’autres institutions et des hommes à leur rang. Nous en avons fait déjà allusion dans de précédents paragraphes. Il s’agit des confréries et des zaouïas. Ainsi, la probité morale nous commande d’analyser leur mission avec une extrême honnêteté pour confirmer que si certaines ont fait dans l’obscurantisme, l’ignominie, la traîtrise et la lâcheté, d’autres, plus nombreuses, ont eu à remplir des tâches éminemment positives et ont constitué, bien avant la création des autres mouvements, le cadre idéal de la préservation de nos valeurs et de notre identité nationale.

Ben Badis et de nombreux autres Oulémas ont été des adeptes de différentes confréries, avant d’annoncer officiellement leur tendance. Le Cheikh vénéré était, à Constantine, un fervent adepte de la Rahmaniya. On a même confirmé qu’il avait apporté des corrections dans le document officiel de cette confrérie et que le texte dûment amendé existe dans les archives, en plus des sentences qu’il avait rédigées. Mais indépendamment de tout cela, où est le mal ? Doit-on voir d’un mauvais œil tous ceux qui ont appartenu à une confrérie, à une zaouïa ou à l’Association des Oulémas ? Pourquoi «diaboliser» les uns et les autres quand ils n’ont pas fait de choses contraires à la morale ou qu’ils n’ont pas été des traîtres à la Nation ? Laissons plutôt cet aspect aux historiens pour qu’ils nous disent demain, avec des plumes sérieuses et sereines, ce qu’a été le parcours de tout un chacun.
Quant à nous, le devoir de vérité nous commande de situer les Oulémas dans leur époque et dans leur contexte et de dire quelles ont été les épreuves et les tourments qu’ils ont subis, sous un régime colonial inhumain. Car malgré les mesures interdisant le prêche dans les mosquées et l’enseignement de la langue arabe et des matières scientifiques dans les médersas avec sur leur tête l’épée de Damoclès ou la menace de fermeture, malgré enfin toutes ces mesures répressives, ils ont, dans un climat de défiance, inculqué aux jeunes les vertus de l’Islam, diffusé aussi largement que possible un enseignement propre et stimulant, en même temps qu’ils combattaient les fléaux sociaux : l’alcoolisme, les jeux de hasard, la paresse, l’ignorance, ainsi que tout ce qui était, par sa nature, interdit par la religion et réprouvé par la morale.

Les écoles libres de l’association
Revenons à ce travail inlassable pour connaître son impact au sein des jeunes en particulier et des masses en général. Effectivement, la mission des Oulémas a été plus que déterminante. Et comment ne pouvait-elle pas l’être lorsqu’on sait qu’ils s’étaient attaqués de prime abord à l’essentiel, c’est-à-dire à la formation, à la sensibilisation et à la mobilisation de la jeunesse, tout en menant simultanément un autre combat, autrement plus éprouvant, dans le domaine moral et religieux.
La création des écoles rénovées n’a pas été une chose facile, et pour cause. Nous avons développé auparavant la turpitude de l’administration coloniale ainsi que les restrictions et les pressions qu’elle exerçait sur les responsables de l’association. Ainsi, s’il n’y avait pas eu cette somme de courage et de persévérance le projet aurait échoué, les espoirs se seraient volatilisés et la francophonie aurait gagné tout le pays et battu en brèche le crédit de ses hommes de foi, les valeurs et les aspirations du peuple. Cela aurait pu se perpétuer, jusqu’à aujourd’hui, si l’on jette un regard de méditation sur certains pays de notre continent, anciennement colonisés.
L’Association des Oulémas a eu le mérite de mener une sérieuse campagne pour préparer les conditions objectives qui lui permettaient de pénétrer ce domaine de l’éducation et de la formation avec le maximum d’assurance. D’abord, elle avait commencé par installer des commissions éducatives et pédagogiques, à travers le territoire national, dans le but de sensibiliser les citoyens pour participer matériellement à l’ouverture des écoles et envoyer leurs enfants apprendre la langue du Coran. «Celui qui s’éloigne de la langue arabe, c’est comme s’il s’éloignait de Dieu et ainsi, celui qui n’a pas cet amour pour Dieu, ira au-devant d’un châtiment sévère», disaient ceux qui avaient la tâche de sensibiliser le peuple pour cette exaltante entreprise.
Le résultat a été plus que probant car, de 1931 à 1938, l’Algérie comptait, malgré tous les problèmes dus aux mesures vexatoires, et dans les seuls départements de Constantine et d’Alger, 153 écoles modernes où l’on enseignait, en plus du Coran, toutes les matières littéraires et scientifiques. L’Association dirigeait également, en cette période, 76 écoles coraniques sur un nombre de 2 542, à travers l’Algérie, les autres étant sous la coupe de chefs de zaouïa et d’imams indépendants. Pendant l’année scolaire 1950-1951, le nombre d’enseignants avoisinait les 700, uniquement dans les écoles dites «libres», et cela selon les informations données par Tewfik El Madani. Quant au professeur Mohamed El Hadi El Hassani, il affirmait, au cours d’une conférence, que le nombre des écoles libres dépassait les 400 et les cercles culturels avoisinaient le nombre de 200. Il expliquait, avec la verve qu’on lui connaît, que l’administration coloniale est allée jusqu’à interdire la consommation de thé dans ces cercles pour qu’il n’y ait pas «trop de clients» dans ces établissements. Drôle de conception, quand on sait que les militants et les adhérents ne considéraient pas les cercles culturels de l’Association comme des «cafés maures», mais comme des lieux de rencontre, d’enrichissement et de militantisme.
C’était peu ou c’était juste suffisant pour répondre à la demande des citoyens qui voulaient voir leurs enfants s’instruire dans la langue qui leur a été refusée par le colonialisme. En tout cas, l’effort y était. Les Oulémas, et à leur tête Ben Badis, ont entrepris ce qui était humainement possible pour propager la culture au niveau de la génération montante. Il fallait travailler pour l’avenir, et ils en étaient grandement convaincus. Car, c’est à partir des jeunes qu’ils espéraient voir jaillir l’étincelle qui allait embraser le pays, en une révolution populaire, en une lutte commune qui constituait le facteur d’unité. Car, c’est également, à partir des jeunes que l’Algérie de l’avenir saura se refaire dans une ambiance de progrès et s’édifier concrètement pour se hisser au niveau des grandes puissances.
Les Oulémas savaient, et l’Histoire de l’humanité nous le confirme, que plus d’un siècle de colonisation, comme ce fut le cas de notre pays, pèse lourdement sur la vie sociale et culturelle d’un peuple. Ils savaient, par ailleurs, que si l’indépendance politique et économique permet au pays de se débarrasser de la tutelle étrangère d’une façon générale, elle ne met jamais un terme final à ses «résidus», car le colonialisme laisse toujours derrière lui une infrastructure établie pour ses intérêts et une génération colonisée ou même plusieurs. Ils avaient conscience de cette politique préméditée mise en application par les Français qui, connaissant l’importance de l’élément humain, se sont efforcés de tout mettre en œuvre pour assimiler l’individu algérien (ils étaient intéressés par la classe la plus influente) et le coloniser spirituellement : c’était pour eux l’unique condition qui leur permettait d’instaurer leur emprise, non pas sur une génération seulement, mais sur toute une lignée. La conséquence de tout cela s’est perpétrée sur plusieurs générations nées dans de telles conditions. Elles ont été prises en charge par le colonialisme qui a usé de tous les moyens pour les aveugler.
Les Oulémas vivaient déjà cet affrontement, résultat de la dépersonnalisation progressive de l’individu et son déphasage par rapport à sa société. Ils le vivaient avec autant d’amertume car cet affrontement ne manquait point de créer des contradictions entre deux couches qui semblaient prendre l’allure d’un conflit entre une catégorie favorable à un «passéisme» (le retour dans l’Histoire du passé sans tenir compte des structures sociales nouvelles) et une autre tendant vers le «futurisme» (projection d’une structure sociale moderne sans considération du passé historique). C’était là, pour ces apôtres de la culture, l’un des points de divergence qu’il fallait combattre, car c’est en partie de là que naissaient tous les problèmes, notamment idéologiques et linguistiques. En effet, sachant que la lutte commune menée par le peuple ne permettait pas de tels antagonismes d’émerger car elle constituait un facteur d’unité, ils se sont efforcés de parfaire le cadre d’expression et de donner le véritable sens au retour aux sources. Ben Badis lançait dans sa fameuse poésie Chaâbou El Djazaïr (le Peuple algérien) :
«Celui qui dit qu’il a renié ses origines ou qu’il est mort, Est un menteur.»
Le combat continuait, il prenait une autre tournure aux motivations concrètes : ressusciter tout ce que le colonialisme a pu enterrer et fertiliser le terrain pour que la révolution éclate dans l’unité et la mobilisation générale. Ainsi, l’ouverture des écoles libres, qui ont connu une grande affluence, donnait l’occasion aux responsables de l’Association d’organiser d’importantes cérémonies pour célébrer les vertus et les valeurs de notre peuple et, en même temps, de haranguer les foules présentes pour les inciter à plus d’action.
Qui, parmi les jeunes de Tlemcen de la génération des années quarante ne se souvient de ce grand festival culturel qui a réuni, sous la présidence de Cheikh Abdelhamid Ben Badis, les grands oulémas de ce pays, à l’occasion de l’inauguration de Dar El Hadith ? Qui, parmi les jeunes de Batna, au cours de la même période, ne se souvient de cette autre grandiose cérémonie où le mariage entre la pédagogie et la littérature révolutionnaire a été comme une prémonition pour le proche futur, lorsque le talentueux poète Mohamed El Aïd El Khalifa déclamait :
«De Batna, où d’heureux présages ont vibré,
L’Aurès et Chalaâlaâ en sont émus».
Qui, parmi les jeunes de Biskra, ne se souvient de cette ouverture, aussi pompeuse, de leur sanctuaire du savoir et du patriotisme, une cérémonie sous la présidence de Cheikh El Bachir El Ibrahimi et où le même poète disait clairement :
«Je vous vois, sans succès, vociférer contre l’injustice,
Allez plutôt vers la science si vous voulez réussir.
Je vous vois, sans succès, vous plaindre de votre ennemi,
Prenez votre responsabilité et… combattez !»
Qui, enfin, ne se souvient de cet hymne à la liberté, un fameux poème de Ben Badis où il écrivait :
Où es-tu donc, ô liberté ?
«Les nations te célèbrent, t’élèvent des statuts, les orateurs te sacrent, les poètes te chantent, et les écrivains te consacrent leurs talents.
Des héros tombent, du sang est répandu, des forteresses sont rasées :
Pour toi. Mais Toi où es-tu ?
Que de nations te célèbrent pendant qu’elles accablent d’autres du joug de l’asservissement !
Que d’hommes, ceux-là mêmes qui t’élèvent des statues
N’ont pour devise que te détruire dans les cœurs et les esprits
Je t’ai cherchée parmi les riches, au sein de leurs châteaux,
Je n’y ai trouvé que des esclaves totalement livrés à leurs instincts…
Je t’ai cherchée dans la masse des gourbis, parmi les pauvres,
Je n’y ai vu que gens ligotés par la misère et la souffrance.
Je t’ai cherchée chez les ‘’forts’’, j’ai vu d’absolus et d’implacables dictateurs enchaînés par leur malveillance affamée :
Convoitant cyniquement le patrimoine des faibles.
Je t’ai cherchée chez les ‘’faibles’’, j’y ai rencontré l’homme surmené
Accablé par l’oppression des forts.
Où es-tu donc, ô liberté ?
Ainsi, tu te trouves contenue dans ces poitrines qui éclairent la Foi,
Appréciée par ces âmes qui n’ont pour seul maître que le Créateur
Et servie par ceux qui ont, dans une ferveur ardente,
Cru en Dieu et en ses Envoyés.
Oh liberté ! Inestimable liberté ! Nous te languissons sans fin.
Ou plutôt, ce sont eux que nous languissons en Toi.
Notre vie dépend de la leur et notre mort se confond avec leur mort
Et au-delà de leur vie ou de leur mort biologique
Il s’agit de la vie ou de la mort de leur Pensée
Puisses-tu Dieu par eux sauver Tes créatures,
Relever nos pays, et nous joindre à eux, dans un autre monde,
Dans cette fidélité indéfectible…
Que nous nourrissons à l’égard de leur Pensée.
Effectivement, peu de temps après, des jeunes, tous ceux qui ont connu ces médersas, ces zaouïas, ces écoles coraniques et d’autres jeunes, parmi les paysans, les travailleurs, les étudiants ont pris les armes et, à minuit de ce mémorable 1er Novembre 1954, ont fait entendre au colonialisme ce dont ils étaient capables.


Par Moussa Hadj-Moussa (*)
«L’œuvre prodigieuse de l’Association des Oulémas musulmans algériens», tel est le titre d’une contribution parue les 4, 5 et 6/8/2020 dans Le Soir d’Algérie. M. Kamel Bouchama y fait la promotion de la «culture» des Oulémas, en reprenant les idées essentielles de leurs discours, dans la forme et dans le fond. Il présente leur travail comme s’inscrivant dans la meilleure ligne politique, comme la meilleure source du nationalisme algérien. À le lire, la libération de l’Algérie serait la conséquence des idées qu’ils avaient semées. Fidèle à leur vision des choses, il n’a pas manqué d’étriller au passage leurs ennemis intérieurs, les «francophiles» et, évidemment, les «berbéristes». Sans verser dans la polémique, il y a lieu tout de même d’apporter quelques éclaircissements, quelques vérités longtemps camouflées et/ou falsifiées par l’histoire officielle via l’école, à des fins politiciennes, et qui aujourd’hui remontent à la surface grâce aux moyens actuels d’information. Je pense que cela n’est pas inutile pour notre jeunesse qui n’arrive pas à se situer, invitée à chaque fois, surtout à des moments décisifs, à se tromper d’ennemis.
Commençons par le point essentiel sur lequel les Oulémas étaient effectivement «à côté de la plaque» (expression qui semble scandaliser M. Bouchama) : le but de la colonisation.
Pour M. Bouchama, «son but évident [de la colonisation] était de briser les valeurs ancestrales de la communauté arabo-islamique, d’aliéner la liberté de ses peuples et de les détourner de leur identité». D’après la vision propagée par les Oulémas, la France aurait décidé d’occuper notre pays pour nous «franciser» (comprendre : nous apprendre sa langue) et nous évangéliser.
Le gros morceau est ainsi escamoté : l’accaparement des richesses du pays et l’exploitation de sa population, ce qui est la définition même de la colonisation. En effet, aucun historien sérieux ne le nie, une expansion coloniale a toujours eu comme objectif l’accaparement, d’une manière ou d’une autre, des richesses, des biens d’autrui. Et comme les faits historiques s’expliquent les uns par les autres, la colonisation, à partir du XIXe siècle, était la conséquence de l’essor industriel, celui-ci étant lui-même la conséquence du développement scientifique et technique que connaissait l’Europe, le tout dans un esprit de compétition capitaliste. L’Europe était à la recherche de matières premières au moindre prix de revient, de main-d’œuvre au moindre coût et de débouchés pour ses produits industriels dont elle fixait le prix à sa convenance. Ce n’était pas les croisades, encore que même pour celles-ci, la motivation était plus la cupidité et la rapine que la propagation de la foi.
L’aliénation culturelle, qui existait certes, mais n’avait pas les proportions mises en exergue dans le discours des Oulémas, n’était que la conséquence et non le but de la colonisation. Et encore, il faut bien s’entendre sur ce qu’est l’aliénation. L’apprentissage d’une langue autre que la sienne, serait-ce celle de «l’ennemi», n’est pas une aliénation. La langue est avant tout un instrument qui permet d’accéder à l’information, à des savoirs qu’on n’a pas dans sa propre langue. Cela dépend des motivations de chacun. Force est de constater que les grands militants du FLN historique s’étaient formés et ont combattu en utilisant la langue française.
En fait, contrairement à un certain discours qui prétend combattre l’ex-puissance coloniale une fois que la guerre est finie, la France n’a jamais cherché à apprendre sa langue à tous les Algériens, aujourd’hui pas plus qu’hier, d’ailleurs. Elle l’a fait pour ses provinces à l’intérieur de l’Hexagone (l’Alsace, la Lorraine, la Bretagne…), elle l’a fait pour les pieds-noirs (dont une bonne partie était d’origine italienne, espagnole, etc.), elle l’a fait pour les juifs d’Algérie, après le décret Crémieux, mais pas pour les vrais Algériens. Elle était bien obligée, tout de même, de scolariser une petite minorité parmi ceux-ci, généralement pas au-delà de l’école primaire, car elle avait besoin de petits fonctionnaires dans l’administration au bas de l’échelle (employés de mairies, de bureaux de poste…), pour le contact avec la population ; elle avait besoin d’une petite main-d’œuvre qualifiée pour certains travaux agricoles et les chantiers ; de quelques instituteurs «indigènes» pour les zones déshéritées… La scolarisation normale n’était offerte, et encore de manière parcimonieuse, qu’au profit des enfants de ses supplétifs (kaïds, etc.)
Pour les autochtones, au contraire, elle aurait souhaité les laisser tous dans l’ignorance, d’une part de peur qu’ils ne prennent conscience de leur condition de colonisés, d’autre part, afin que le réservoir de main-d’œuvre soit toujours plein, que les salaires soient toujours au plus bas. Ce n’est qu’à partir du plan de Constantine que l’administration française a essayé (ou fait semblant, à des fins de propagande) de faire un effort en termes de scolarisation des enfants «indigènes».
Quant à la culture, les Algériens ont toujours su quoi puiser dans la «culture française». Il y a d’abord la culture scientifique, qui n’est pas exclusivement française : les mathématiques, les sciences, la «technique» (équivalent de «technologie» à l’époque), soit les savoirs et les savoir-faire modernes… Il y a ensuite les grands idéaux des philosophes humanistes, les droits de l’Homme…, qui sont universels, qui n’aliènent pas, mais font plutôt réfléchir. C’est d’ailleurs de là que le FLN a tiré son argumentaire pour plaider la cause de l’Algérie au sein des instances politiques internationales. (Et sans sous-estimer le rôle de nos valeureux chouhada et de nos vrais moudjahidine, l’indépendance du pays a été plus le fruit de l’action diplomatique que d’une efficacité guerrière, contrairement à ce que fait entendre une certaine propagande mystificatrice, au grand dam d’une vision rationnelle de l’Histoire ; la preuve en est l’indépendance de presque tous les autres pays africains aux alentours de 1960, sans guerre réelle).
En ce qui concerne la religion, l’école «française» était laïque. On ne parlait pas de religion en classe. C’est au vu de cela que les quelques Algériens qui le pouvaient avaient accepté d’y envoyer leurs enfants. Même dans les écoles des Pères blancs, on se gardait bien de heurter la sensibilité des écoliers algériens, et ceux-ci savaient à quoi s’en tenir, leurs parents y veillant. Résultat : un pourcentage infime de convertis (M. Bouchama le signale, d’ailleurs).
Par ailleurs, la France officielle désignait les Algériens par l’expression «Français musulmans». C’est par le terme de «musulmans» qu’elle marquait la différence avec les autres, et qu’implicitement elle justifiait la différence de traitement. Revendiquer la religion musulmane ne la dérangeait donc nullement dans ses desseins, bien au contraire. C’est pourquoi, l’Association des Oulémas était tolérée, agissait au grand jour, avant qu’on ne lui force la main pour qu’elle rejoigne le FLN en 1956.
Il y a lieu de rappeler que, pour les Oulémas, ainsi que pour le gros des troupes de la mouvance islamiste jusqu’à aujourd’hui, la culture ne désigne que la langue, les us et coutumes ; la «culture arabe» défendue c’est celle qui est en conformité avec la vision du monde telle qu’elle est forgée par l’interprétation des textes religieux par les anciens. Les sciences modernes n’étaient pas intégrées dans leur culture.
À l’école de Ben Badis, on n’enseignait pas les matières scientifiques ; M. Bouchama nous précise que celles-ci étaient interdites par les autorités coloniales, mais en plus des témoignages rapportent que par exemple l’algèbre était considérée par certains comme «science du Diable» (aïlm echaïtan). Par ailleurs, l’histoire était enseignée sans méthodologie scientifique, mêlant historiographies, légendes, fables, etc.
Si aujourd’hui nos étudiants n’arrivent pas à se situer par rapport à l’Histoire (la leur, comme celle de toute l’humanité), c’est parce qu’ils ont subi un enseignement irrationnel de cette discipline.
Ils ignorent, pour la plupart, que le vrai problème avec la colonisation, c’était le système colonial lui-même, c’était l’injustice et l’illégitimité sur lesquelles il était bâti ; l’occupant faisait la loi, l’autochtone était asservi. D’ailleurs, à ses débuts, du moins officiellement, le mouvement national revendiquait juste l’égalité en droits et en devoirs entre les Algériens et les Français, ce que rejetaient surtout les pieds-noirs, car cela signifiait le démantèlement du système colonial qui leur offrait tous les privilèges.  Alors, pourquoi les Oulémas mettaient-ils en exergue dans leurs revendications presque uniquement l’aspect culturel (comprendre : langue et religion) ?
Premièrement, dans le cas contraire, c’aurait été attaquer frontalement le colonisateur. Or, d’un côté, ils n’en avaient pas les capacités – ce qui est au demeurant fort compréhensible – mais surtout ils n’envisageaient pas de le faire même à long terme, puisque leur projet se limitait à la sauvegarde de la «personnalité algérienne [définie comme arabo-musulmane] sous la protection de la France», selon leur plate-forme de revendications. Ce qui ne gênait pas les objectifs du système colonial qui étaient, faut-il le répéter, l’exploitation des Algériens et des richesses de leurs terres.
Deuxièmement, pour s’attaquer politiquement au phénomène de la colonisation, il faut l’étudier, le comprendre. Or, comme nous venons de le voir, le programme de l’école de Ben Badis était limité. Les idées défendues par ce courant concernant le problème algérien n’étaient pas toujours étayées par une argumentation logique, rationnelle.
Des affirmations sur un ton péremptoire, répétées à plusieurs reprises, tel est généralement leur style.
Évidemment, le clivage était inévitable entre les Oulémas et les militants de l’Étoile nord-africaine, y compris Messali, celui-ci ayant pourtant un penchant arabo-islamiste, après sa rencontre avec Shakib Arselane. Sur ce point, Mohammed Harbi nous explique bien les choses en tant que sociologue et historien. Dans la composante sociologique du mouvement national à ses débuts, il y avait deux catégories de militants : ceux qui avaient appris la politique au Moyen-Orient et ceux qui l’avaient apprise en émigration en Europe, principalement en France.
Les premiers, issus de familles plutôt «aristocratiques» par rapport à la masse populaire (gros propriétaires terriens, gros commerçants…), citadins, arabophones (parlant arabe dialectal), avaient été envoyés étudier l’arabe classique au Moyen-Orient (à l’instar de la plupart des fondateurs de l’Association des Oulémas), ou bien sont issus de familles qui y avaient émigré dans le sillage de celle de Abdelkader.
Les seconds, issus plutôt des régions montagneuses, déshéritées, en majorité berbérophones, avaient émigré en France pour travailler, le plus souvent comme ouvriers. Certains parmi eux avaient fréquenté l’école française quelques années  pendant leur enfance et avaient pu continuer à se former sur le tas. Évidemment, on voit les prédispositions de chaque groupe pour certaines orientations politiques. Les premiers avaient vite adhéré aux thèses du courant arabo-islamiste alors en vogue avec la Nahda au Moyen-Orient, et voulaient tout simplement y arrimer l’Afrique du Nord ; les seconds, au contact de militants de gauche en Europe (syndicalistes, socialistes, communistes…), étaient intéressés par la lutte contre les inégalités sociales, transposant l’analyse à la situation coloniale.
Le point d’achoppement le plus important qui était rapidement apparu entre les deux était, non pas le problème de la langue mais celui de la démocratie. Et c’était au sein de l’Étoile nord-africaine, suite au changement de cap de Messali qui voulait s’aligner sur les thèses du Moyen-Orient, après sa rencontre avec Chakib Arselane, comme nous l’ont déjà signalé. Messali avait refusé toute discussion sur la dimension berbère de l’Algérie, suite à une demande de quelques militants.
Ceux-ci n’arrivaient pas à digérer son attitude : non seulement il révélait sa ligne exclusivement «arabiste», refusant une réalité historique pourtant criante en Algérie, mais le plus grave était qu’il montrait son penchant pour des pratiques pour le moins autoritaires.
C’est à partir de là que les Algériens apprendront d’ailleurs l’autoritarisme, le culte de la personnalité, la mythification (les poils de sa barbe étaient vendus par des militants comme des reliques). Imbu de sa personne, mû plus par la soif du pouvoir que par les intérêts de son peuple, il ira, comme on le sait, jusqu’à déclencher une guerre contre le FLN, avec des armes fournies par les autorités françaises, lesquelles ne demandaient pas tant.
Après son refus de discuter de la question berbère, Messali s’emploiera à écarter les «berbéristes» pour renforcer son contrôle sur l’organisation. À partir de là, se développera un anti-berbérisme, qui se transformera au besoin en anti-kabylisme, pour mieux minoriser l’opposition.
Le terme «berbère» sera prononcé comme désignant quelque chose d’infamant, d’autant plus qu’en arabe, il gardera sa forme originale, «barbar», soulignant l’aspect péjoratif qu’il avait dans la bouche des Romains. Le mot «amazigh» évidemment sera effacé. Cela suffira comme argumentaire. Avec le recul, on comprend que la gestion de cette affaire par Messali répondait plutôt à son souci d’écarter ses rivaux, qui étaient kabyles pour la plupart, de renforcer son pouvoir personnel sur l’organisation, et certainement en contrepartie d’une aide de ses amis du Moyen-Orient. Cette tactique sera systématiquement utilisée par la suite par une tendance du FLN pour «diviser pour régner».
Quand un responsable est coincé, il fera semblant de défendre la langue arabe, ou l’Islam ou les deux, selon la conjoncture, contre leurs «ennemis», en procédant toujours par allusion aux Kabyles (en ignorant le reste des berbérophones). Ben Bella déclamera «l’Algérie est arabe» pour transformer le conflit qu’il y avait entre la tendance du groupe d’Oujda et celle du GPRA en conflit «Kabyles/Arabes» ; avec la mort de Boumediène il y aura l’affaire de cap Sigli, pour faire diversion sur la guerre de succession qui était déclenchée et en même temps pointer du doigt le « danger séparatiste » de toute candidature de la région de Kabylie ; Bouteflika fera dans la provocation flagrante lors d’une campagne électorale à Tizi-Ouzou, en déclarant : «La langue berbère ne sera jamais officielle», alors qu’il avait fait circuler auparavant la rumeur contraire (discréditant du même coup les personnalités invitées qui y avaient cru) ; jusqu’à Gaïd Salah qui, face au Hirak, n’avait pas trouvé mieux à lui opposer que de pointer du doigt l’emblème amazigh ! C’est une tactique classique qui consiste à rameuter vers soi une majorité linguistique ou religieuse en stigmatisant une minorité. Une tactique toujours au profit d’une personne ou d’un clan, et, dans le cas de l’Algérie, jamais au profit du peuple.
En effet, aucun parmi ces personnages cités n’avait demandé auparavant l’avis du peuple dont ils se proclamaient porte-parole. Tous se souciaient, en premier lieu, non pas des intérêts du pays, mais de leur propre objectif : le pouvoir ! Il faut signaler, en outre, que cette pratique de division ne désavantage pas seulement les minorités visées, mais parfois plus encore les populations qui sont censées être privilégiées, surtout quand elles y croient.
Ainsi, dès le départ, il y aura deux tendances lourdes dans la politique algérienne : l’une orientée vers la démocratie, vers la modernité, prônant le multipartisme et la pluralité linguistique, et l’autre reproduisant les pratiques autoritaires en cours au Moyen-Orient, (que ce soit dans les monarchies ou dans les républiques baathistes) dont ils cherchent à réaliser le projet, avec un pouvoir centralisé, refusant les libertés individuelles et collectives…
La première tendance va s’appuyer sur les sciences, la rationalité, revendiquant son histoire – son histoire dans sa totalité — mais avec ouverture sur la modernité, l’universalité. L’autre va s’appuyer sur la langue arabe et certaines interprétations de l’Islam.  Par ailleurs, les pratiques de Messali préfiguraient déjà celles du régime algérien après l’indépendance : l’autoritarisme, le populisme, le culte de la personnalité, la falsification de l’Histoire, l’instrumentalisation de la langue arabe et de la religion musulmane. On peut y ajouter également la violence, qui va du pugilat entre militants lors de réunions électives et de congrès jusqu’à l’assassinat d’un président en direct sous les caméras de la télévision d’État.
Précisons encore les «réalisations» des Oulémas.
En rejoignant le FLN, ils vont se retrouver dans l’aile arabo-islamiste. Celle-ci n’était pas visible durant la période de la guerre,  notamment sur le champ de bataille. Ils continueront cependant à travailler selon leur ligne idéologique, qui rejoint celle des militants formés au Moyen-Orient.
C’est ainsi qu’à l’indépendance, ils se retrouveront, avec ceux qui étaient affiliés à l’Organisation des Frères musulmans, dans le giron du groupe d’Oujda, qui a pris le pouvoir, et dont ils relaieront le discours. Ils seront chargés de «l’arabisation» qui, dans leur esprit, ne consistait pas seulement en l’enseignement de la langue arabe, mais à «inculquer l’arabité» à des populations qui ne se sentaient pas suffisamment ou pas du tout arabes.
Des écoles coraniques sont alors ouvertes un peu partout, récupérant certains locaux utilisés auparavant par les autorités françaises dans le cadre du plan de scolarisation de Constantine. Des «Instituts islamiques» verront également le jour, avec des enseignants d’obédience Frères musulmans venus d’Égypte.
Mais cet enseignement montrera vite ses limites : il ne prépare à aucune formation professionnelle, à part la formation d’enseignants pour sa propre reproduction. Résultat : «la langue arabe ne permet pas de gagner sa croûte», entend-on dire ; le chômage ne fait que s’amplifier dans les masses populaires, celles justement qui étaient tentées par ce type d’enseignement.
Car pour les familles aisées, ainsi que pour tous les gens qui détenaient un certain pouvoir, l’école c’était en français. C’était en langue française qu’on pouvait acquérir des compétences, qu’on pouvait apprendre un métier, se lancer dans une profession quelconque. Déjà à cette époque, la nomenklatura cherchera à épargner l’arabisation à ses propres enfants, leur ménageant certains établissements spéciaux, ou en les envoyant carrément faire leurs études en Europe ou même en Amérique. Cependant, qu’à cela ne tienne, au sein du parti unique, où les différentes tendances jouaient du coude-à-coude dans l’opacité la plus totale, où toute remise en cause, toute contestation était réprimée, on continuera à arabiser, à chaque fois qu’on pourra avancer un pion.
C’est ainsi que la lutte s’était enclenchée entre «arabisants» et «francisants». Mais les premiers n’acceptent pas la compétition loyale. Soutenant le clan au pouvoir, arguant vouloir «privilégier la langue arabe», ils ne se privaient pas de s’octroyer des privilèges à eux-mêmes, d’occuper des postes de responsabilité même sans les compétences requises.
C’est ainsi que le ministère de l’Éducation était vite tombé sous leur contrôle, après celui des Affaires religieuses. Leurs éléments, anciens élèves des Oulémas et des zaouïas, étaient intégrés dans l’enseignement public, même sans qualification, et on fit appel à des enseignants du Moyen-Orient pour renforcer les rangs. Pour contenter tout le monde, on décida une scolarisation massive faisant des concessions injustifiables sur le plan qualitatif, au point que le chômage ne diminua pas. Car le contenu enseigné en arabe ne prépare pas les jeunes à un apprentissage professionnel.
En fait, pour le clan au pouvoir, qui était formé au Moyen-Orient, le premier souci était d’avoir une clientèle de militants à la base, pour se maintenir. «Les compétences ça s’achète», dira plus tard Bouteflika, après son retour en 1999, ayant sans doute gardé son ancienne vision des choses. Et effectivement, avec l’argent du pétrole, on peut couvrir tous les déficits, choisir ses courtisans et couvrir leurs tares, acheter l’électorat… En fait, il ne s’agissait pas pour eux de former des cadres pour le développement du pays, mais de se disputer la gestion de la rente pétrolière. Les cadres francisants vont se retrouver à des postes subalternes, la compétence n’étant pas le critère déterminant dans la carrière en Algérie. Cependant, on ne pourra pas se passer de leurs compétences, surtout sur le plan technique. Ils seront obligés de communiquer en langue arabe dans les médias, même péniblement, et leur avis sera souvent contrarié pour des raisons «politiques». Leurs tentatives d’émettre des réserves sur les méthodes et les contenus de l’arabisation seront toujours étouffées.
Avec la tentative d’industrialisation dans les années 1970, le français sera maintenu pour toutes les formations scientifiques et techniques. La tendance arabo-islamiste marquera le pas. Elle sera moins agressive avec l’affirmation de «l’orientation socialiste» du pouvoir, notamment quand arrive la Révolution agraire, malgré la tentative de l’aiguillonner de la part de la frange des conservateurs qui était touchée dans ses intérêts. «La prière est illicite sur les terres nationalisées», faisaient-ils courir.
Mais au niveau de l’école primaire, tous les prétextes étaient bons, non pas pour améliorer la qualité de l’enseignement de la langue arabe, mais pour réduire l’enseignement du français. Malgré des signes alarmants sur les compétences globales des élèves, on ne ralentira pas la cadence comme au Maroc et en Tunisie.
À la mort de Boumediène, des signes de remise en cause de l’option socialiste apparaissent. La lutte sera rude au sommet, entre ceux qui voulaient continuer avec le système économique socialiste et ceux qui voulaient la libéralisation. Mais au lieu d’en débattre dans la transparence, l’urgence pour eux était d’éviter de parler de démocratie. On fera donc tout pour contrer la montée d’une tendance démocratique à partir de la base, en boostant l’islamisme dans la foulée de l’instauration d’une république islamique en Iran. C’était exactement la politique de l’Égypte. Les «berbéristes» se retrouveront en majorité dans la mouvance démocratique, et par une propagande sournoise le conflit sera transformé par les tenants du pouvoir en un conflit «berbéristes/islamistes» et par glissement «Kabyles/Arabes». Le reste on le connaît : l’activisme islamiste donnera lieu au terrorisme de la décennie noire, et au niveau international à Al-Qaïda, puis à Daesh.
Conséquence : des millions de musulmans seront massacrés par d’autres musulmans ! Au profit de qui ?… En fait, si l’Algérie est encore debout et n’a pas subi le sort de l’Irak ou de la Syrie, c’est bien grâce aux «berbéristes et à ceux qui maîtrisent la langue française – qu’on les appelle «francophiles» ou autrement.
Voilà, en résumé, l’apport de l’arabo-islamisme à la société algérienne. En fin de compte, c’est une idéologie pour faire rêver le peuple et le détourner de sa quête de développement, pendant qu’on lui subtilisait ses richesses et qu’on le maintenait dépendant de l’Orient, qui lui-même était — et l’est toujours jusqu’à aujourd’hui — sous la dépendance de l’Occident.
Car, en fait, le projet de «nation arabe» ne pouvait être qu’utopique. Construire un ensemble géopolitique basé sur une langue et une religion (même à supposer réalisée l’homogénéité au sein de l’espace ciblé) n’était pas réaliste avec des pays à régimes politiquement différents (monarchies/républiques sous plusieurs formes), à ressources inégales, à évolutions historiques différentes, avec des méthodes autoritaires qui vont jusqu’au terrorisme (ce qui sous-entend absence de démocratie, de liberté d’expression, et, partant, absence d’une adhésion sincère des populations concernées), le tout sous la domination des puissances occidentales.
Un tel projet relevait simplement du populisme et ne pouvait qu’endormir le peuple, au profit des chefs du moment, et des puissances qui contrôlaient toute la région.
M. H.-M.
(*) Maître de conférences, Université de Tizi-Ouzou.


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