Joseph E. Stiglitz : Au-delà du PIB

Project Syndicate / 03.12.2018

JOSEPH E. STIGLITZ

INCHEON – Il y a un peu moins de dix ans, la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social publiait son rapport intitulé Mismeasuring Our Lives: Why GDP Doesn’t Add Up, dont le titre synthétise le contenu : le PIB n’est pas une bonne mesure du bien-être. Ce que nous mesurons influence ce que nous faisons, et si nous ne mesurons pas ce qu’il convient de mesurer, nous ne ferons pas ce qu’il convient de faire. Lorsque nous nous concentrons uniquement sur le bien-être matériel – par exemple sur la production de biens plutôt que sur la santé, l’éducation et l’environnement – nous nous déformons nous-mêmes, de la même manière que ces mesures sont déformées ; nous devenons plus matérialistes.

Nous avons été plus que ravis de la manière dont a été accueilli notre rapport, qui a suscité un mouvement international parmi les universitaire, acteurs de la société civile et responsables publics, qui ont souhaité élaborer et appliquer des outils de mesure davantage en phase avec une conception plus large du bien-être. L’OCDE a ainsi créé l’indicateur du vivre mieux, qui intègre un ensemble de mesures plus révélatrices de ce qui constitue et conduit au bonheur. L’organisation a également œuvré pour la création d’une entité qui a succédé à la Commission : le Groupe d’experts de haut niveau sur la mesure des performances économiques et du progrès social. La semaine dernière, à l’occasion du sixième Forum mondial de l’OCDE « Statistiques, connaissances et politiques », qui s’est tenu à Incheon en Corée du Sud, le Groupe a publié son rapport intitulé Beyond GDP: Measuring What Counts for Economic and Social Performance.

Ce nouveau rapport place l’accent sur plusieurs sujets, tels que la confiance et la précarité, qui n’avaient été abordés que brièvement dans Mismeasuring Our Lives, tout en explorant d’autres questions plus en profondeur, de type inégalités et durabilité. Le rapport explique également comment des mesures inadéquates ont conduit à des politiques défaillantes dans de nombreux domaines. De meilleurs indicateurs auraient permis de révéler les effets extrêmement négatifs et potentiellement prolongés de l’important ralentissement post-2008 sur la productivité et le bien-être, auquel cas les dirigeants politiques n’auraient peut-être pas été aussi séduits par l’austérité, qui a certes permis de réduire les déficits budgétaires, mais au prix d’une diminution encore plus prononcée – à condition d’être correctement mesurée – de la richesse nationale.

Les issues électorales observées ces dernières années aux États-Unis et dans d’autres pays illustrent le niveau de précarité avec lequel doivent composer tant de citoyens ordinaires, et auquel le PIB prête si peu d’attention. Une série de politiques étroitement axées sur le PIB et la prudence budgétaire est venue alimenter cette insécurité. Songez aux effets des « réformes » des retraites, qui exposent les individus à davantage de risques, ou aux « réformes » du marché du travail, qui au nom d’une plus grande « flexibilité » affaiblissent le pouvoir de négociation des travailleurs, en permettant aux employeurs de les licencier plus librement, ce qui aboutit à de plus faibles salaires, et à encore davantage de précarité. De meilleurs indicateurs de mesure permettraient à tout le moins de mesurer ces coûts par rapport aux avantages, et contraindraient peut-être les dirigeants politiques d’accompagner ces changements par d’autres mesures axées sur la sécurité et l’égalité.

Guidé par l’Écosse, un petit groupe d’États a désormais créé l’Alliance des économies du bien-être. L’espoir consiste à voir les gouvernements qui placent le bonheur au cœur de leur programme refaçonner leur budget en conséquence. Une Nouvelle-Zélande plus soucieuse du bien-être, par exemple, consacrerait davantage d’attention et de ressources à la pauvreté des enfants.

De meilleurs indicateurs conféreraient également un important outil de diagnostic, permettant à la fois aux États d’identifier les difficultés avant qu’elles ne se changent en spirale incontrôlable, et de déterminer les mesures adaptées pour y remédier. Si les États-Unis avaient par exemple davantage œuvré pour la santé, et pas seulement pour le PIB, le déclin de l’espérance de vie des Américains sans diplômes, notamment dans les régions désindustrialisées du pays, aurait été décelé il y a déjà plusieurs années.

De même, les mesures relatives à l’égalité des chances n’ont révélé que récemment l’hypocrisie qui caractérise l’idée d’une Amérique terre d’opportunités : oui, chacun peut réussir, à condition d’être né de parents riches et blancs. Les données révèlent aux États-Unis un nombre important de ce que l’on appelle les pièges des inégalités : ceux qui naissent au bas de l’échelle ont tous les risques d’y demeurer. Si nous entendons en finir avec ces pièges des inégalités, nous devons d’abord prendre conscience qu’ils existent, puis déterminer ce qui les fait naître et qui les perpétue.

Il y a un peu plus d’un quart de siècle, le président américain Bill Clinton faisait campagne sur le slogan « les gens avant tout ». Qu’il est difficile d’atteindre cet objectif, même en démocratie. Les intérêts d’affaires et autres intérêts particuliers cherchent systématiquement à privilégier avant tout leur propre situation. La baisse d’impôts massive appliquée aux États-Unis par l’administration Trump l’an dernier à la même époque en est l’exemple par excellence. Les citoyens ordinaires – composants d’une classe moyenne déclinante mais encore très vaste – doivent supporter une augmentation d’impôts, sachant que des millions d’entre eux sont voués à perdre leur assurance santé, pour financer une baisse d’imposition favorable aux seuls milliardaires et grandes sociétés.

Si nous voulons placer les gens avant tout, nous devons savoir ce qui est important pour eux, ce qui améliore leur bien-être, et comment contribuer à cette amélioration. L’effort de mesure Beyond GDP continuera de jouer un rôle majeur pour nous aider à atteindre ces objectifs cruciaux.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

AFP
JOSEPH E. STIGLITZ

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