La Birmanie d’Aung San Suu Kyi et la paix impossible

Il y a maintenant deux ans, la Birmanie faisait la une de l’actualité internationale en raison de la « crise des Rohingyas ». Cette minorité musulmane, persécutée depuis de nombreuses années, était contrainte à l’exil après que les autorités du pays eurent décidé de répondre violemment aux actions des rebelles rohingyas contre l’armée birmane. Où en est la situation aujourd’hui ?

Les violences de l’automne 2017 auraient fait 6700 victimes civiles et plus de 625 000 réfugiés au Bangladesh. Ces derniers se sont eux-mêmes ajoutés à des vagues de déplacement antérieures, portant le total à 900 000 personnes. Il ne reste en Birmanie qu’un nombre réduit de « Rohingyas », notamment ceux vivant sous étroite surveillance dans des camps autour de Sittwe (la capitale régionale) depuis les pogroms de 2012. Actuellement, les tensions en Arakan ne sont pas tant liées à la « question rohingya » qu’au nouveau conflit qui a éclaté en 2018 entre la Tatmadaw (armée birmane) et l’Arakan Army se réclamant de la cause arakanaise [voir infra].

Dès novembre 2017, la Birmanie et le Bangladesh ont signé un accord de rapatriement des « Rohingyas » ; des camps de transit ont été construits. Néanmoins, deux ans plus tard, aucun réfugié n’est rentré en Birmanie selon le mécanisme officiel. La situation semble bloquée, entre des réfugiés qui n’ont aucun désir de retour, un gouvernement birman qui maintient à leur encontre un système d’apartheid, et des autorités bangladaises qui n’ont pas l’intention de les accueillir dans la durée ni de les intégrer. À la fin de l’année 2019, les autorités bangladaises devraient déplacer un premier groupe de réfugiés vers Bashan Char, une île inhabitée du golfe du Bengale. À terme, ils devraient être près de 100 000 à vivre sur cette terre vulnérable aux aléas climatiques.

Dès 2017, l’UE a sanctionné plusieurs responsables de la Tatmadaw  ; des pourparlers sont en cours pour suspendre le « système généralisé de préférences » qui accorde aujourd’hui à la Birmanie un accès préférentiel au marché européen. Le mois de novembre 2019 a marqué une accélération : la Gambie a déposé une plainte devant la Cour de Justice internationale ; la Cour pénale internationale a approuvé une instruction ; l’Argentine a lancé une enquête visant pour la première fois explicitement Aung San Suu Kyi. Autant de développements qui vont tendre les relations entre la Birmanie et l’Occident.

En janvier dernier, un nouveau front s’est ouvert dans l’État de l’Arakan (ou Rakhine) — une région considérée comme stratégique par les puissants voisins chinois et indien qui y multiplient les investissements — par un groupe armé (Arakan Army) affirmant lutter au nom de bouddhistes et réclamant un statut d’autonomie. Comment expliquer ce nouveau front ?

L’Arakan Army (AA) a été formée en avril 2009 par des activistes arakanais dans la région de Laiza, dans le Nord-Est de la Birmanie, fief de la Kachin Independence Army (KIA). Pendant des années, elle s’est ainsi aguerrie loin d’Arakan. Au cours de l’année 2018, elle a fait son retour dans les collines du Sud de l’État Chin et du Nord de l’Arakan, générant des accrochages de plus en plus violents avec la Tatmadaw. En janvier 2019, un seuil a été franchi : on assiste désormais à un conflit ouvert, mêlant accrochages quotidiens et frappes aériennes, et qui aurait déjà fait près de 100 000 déplacés. L’AA est un adversaire sérieux : elle compterait entre 5 et 10 000 combattants aguerris, bien équipés et qui connaissent le terrain ; elle dispose d’une certaine solidité économique, construite sur la taxation et les trafics ; enfin, elle jouit d’un certain soutien populaire.

Depuis sa formation, l’AA réclame un système politique authentiquement fédéral, qui donne plus d’autonomie aux quatorze États et régions fédérés de Birmanie et assure une meilleure redistribution des richesses : avec près de 40 % de taux de pauvreté, l’Arakan reste la deuxième région la plus pauvre, alors même que le gisement de gaz Shwe, au large de ses côtes, est l’un des plus abondants du pays. En 2018, le dirigeant de l’AA, le général Tun Myat Naing, marque son retour en Arakan avec deux slogans : « the way of Rakhita  », référence nationaliste renvoyant à la grandeur passée du royaume d’Arakan, avant sa conquête par les rois birmans, et « Arakan dream 2020  », date à laquelle il compte obtenir l’autodétermination, aux contours néanmoins assez flous.

Le Nord de l’Arakan est une région stratégique. D’une part, l’Inde y déploie le Kaladan Multi-Modal Transit Transport Project, visant à désenclaver ses États du Nord-Est par un réseau d’infrastructures routières et fluviales entre le port arakanais de Sittwe et Aizawl, dans le Mizoram. D’autre part, la Chine déploie des projets massifs autour du port de Kyauphyu : depuis 2013 et 2015, la ville est reliée à Kunming (Yunnan) par un gazoduc et un oléoduc permettant aux flux d’éviter le détroit de Malacca ; un port en eau profonde est en cours d’aménagement pour un budget de 1,3 milliard de dollars ; en septembre 2018, les gouvernements birman et chinois ont relancé un projet de ligne ferroviaire entre Kyaukphyu et Kunming.

Depuis son indépendance en 1948, la Birmanie n’a jamais connu de paix durable, avec de nombreux conflits ethniques qui s’éternisent. Existe-t-il un point commun derrière tous ces conflits ?

Tous ces conflits dérivent d’un héritage colonial qu’il est de plus en plus difficile de solder. Lorsqu’ils se sont emparés du pays, les Britanniques ont contribué à réifier la notion d’ethnie et à lui attribuer une valeur politique : ils ont notamment promu les populations minoritaires, vues comme plus réceptives à l’entreprise coloniale que l’ethnie majoritaire bamar. Le pays faisait également l’objet d’une gestion à deux vitesses : d’un côté Burma Proper, rassemblant les basses terres de peuplement bamar, sous contrôle direct ; de l’autre les Frontier areas, comprenant les périphéries montagneuses, peuplées de minorités ethniques, et soumises à un contrôle plus lâche. En 1947, lors des négociations d’indépendance, une question centrale se pose : Burma Proper et Frontier Areas doivent-elles former deux pays différents, ou rester unies au sein de la future Birmanie ? Les minorités ethniques plaident pour la première solution, les Bamar et la Couronne britannique pour la seconde. En janvier 1947, l’accord entre le général Aung San et le Premier ministre britannique Attlee entérine cette dernière. Face aux inquiétudes des minorités, Aung San signe le 12 février 1947 l’accord de Panglong, mettant en place un système officiellement fédéral. Néanmoins, avant même l’indépendance du 4 janvier 1948, des fractures se font jour et des conflits éclatent. Cette défiance entre le gouvernement central et certaines minorités centrifuges a été alimentée par une redistribution très inégale des richesses, assimilée à une spoliation prédatrice des ressources de la périphérie par le centre, ainsi que par une politique d’assimilation culturelle autour des valeurs bamar et bouddhistes.

Ces revendications politiques ont le plus souvent été complétées, voire supplantées, par des considérations économiques : les groupes armés contrôlent de vastes territoires, des forêts de teck, des mines de pierres précieuses ; ils lèvent des taxes auprès des populations civiles ; ils contrôlent des flux de contrebande, des réseaux de trafics de drogue, des laboratoires de production de métamphétamines. Dans ce contexte, ils ne défendent pas seulement une vision politique, mais aussi des intérêts économiques.

Quels sont actuellement dans le pays les conflits ethniques les plus actifs ?

On peut distinguer deux principaux foyers de tension. Le Nord de l’Arakan et le Sud de l’État Chin sont le théâtre de violents combats entre la Tatmadaw et l’Arakan Army. Dans le Nord de l’État Shan, entre la ville de Hsipaw et celle de Muse, sur la frontière chinoise, l’armée birmane est aux prises avec quatre groupes rebelles : la Ta’ang National Liberation Army (TNLA), se réclamant de l’ethnie palaung ; la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA), luttant pour l’ethnie kokang ; la Kachin Independence Army (KIA), menée par les Kachins, ainsi que l’Arakan Army. Ces groupes ont longtemps lutté séparément. Néanmoins, en novembre 2016, ils ont lancé une offensive conjointe sous le nom d’« Alliance du Nord ». Les accrochages entre les groupes armés et la Tatmadaw se sont poursuivis jusqu’en décembre 2018, date à laquelle cette dernière a déclaré un cessez-le-feu unilatéral historique. Néanmoins, cette relative accalmie a pris fin en août 2019, lorsque la TNLA, la MNDAA et l’AA ont mené de spectaculaires attaques coordonnées hors de leur zone d’activité habituelle, visant notamment une académie militaire dans la ville de Pyin Oo Lwin, à seulement une heure de route de la grande ville de Mandalay.

À ces deux fronts actifs, on peut en ajouter un troisième, qui connaît une relative accalmie : celui de la KIA, dans l’État Kachin, au Nord. Depuis 2011, la région a connu de violents combats, qui ont fait plus de 100 000 déplacés. Néanmoins, la KIA semble avoir saisi l’opportunité du cessez-le-feu de décembre 2018, même si l’avenir reste très incertain.

Notons que la conflictualité ne se réduit pas à la seule opposition entre Tatmadaw et groupes armés : on compte également des centaines de milices pro-gouvernementales, dont certaines sont d’anciennes organisations rebelles qui ont mis leurs armes au service du gouvernement. Ces acteurs constituent une nébuleuse complexe : les Border Guard Forces (BGF) sont en partie financées, équipées et supervisées par la Tatmadaw ; les People’s Militia Forces (PMF) sont financièrement et opérationnellement autonomes ; d’autres entretiennent des relations plus informelles avec l’armée régulière.

Comment l’État birman gère-t-il ces multiples conflits ethniques, notamment depuis l’arrivée de Aung San Suu Kyi au pouvoir ?

En octobre 2015, à la veille des élections générales, le président U Thein avait arraché un « cessez-le-feu national » (National Ceasefire Agreement, NCA), qui ne concernait en réalité que 8 groupes armés (plutôt mineurs) sur les 21 alors actifs. Lorsqu’elle accède au pouvoir en mars 2016, Aung San Suu Kyi fait de la paix l’une de ses priorités. En août 2016, mai 2017 et juillet 2018, elle préside ainsi trois « Conférences de Panglong du XXIe siècle », censées poser les bases d’un nouveau système plus fédéral. Néanmoins, les négociations s’enlisent : la Tatmadaw exige que les groupes armés renoncent officiellement à toute velléité de sécession avant toute négociation ; le gouvernement Aung San Suu Kyi est lui-même critiqué pour son inflexibilité, sa défiance et son manque de dialogue. Aujourd’hui, tant parmi les signataires du NCA que parmi les groupes encore en lutte, la confiance semble durablement érodée.

Au-delà de la dimension militaire, sur laquelle il n’a aucune prise, le gouvernement d’Aung San Suu Kyi a commis d’importantes maladresses dans son rapport aux minorités ethniques. Ainsi, à l’issue des élections de novembre 2015, la National League for Democracy (NLD) a obtenu la majorité absolue dans 12 des 14 parlements régionaux. Dans les deux autres (États Shan et d’Arakan), elle aurait pu laisser aux assemblées locales le soin d’élire leur Chief Minister ; néanmoins, elle s’est appuyée sur la Constitution pour imposer des dirigeants NLD. Cette décision, vécue comme une imposition du pouvoir central sur la périphérie, a joué un rôle important dans l’explosion du conflit en Arakan en 2018. En mars 2017, le nouveau pont de Chaungzon, dans l’État Môn, est achevé : alors que la population locale réclame de lui donner un nom môn, le gouvernement insiste pour le baptiser du nom du général Aung San. Dans le même temps, les gouvernements régionaux érigent des statues du général Aung San dans certaines capitales ethniques comme Loikaw ou Myitkyina. Toutes ces initiatives sont vécues par les minorités comme des gestes de « birmanisation » autoritaire.

Propos recueillis par T. Delage le 21 novembre 2019.


 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *