Le nouveau cadre juridique d’intervention des forces armées en milieu terrestre face au terrorisme

            Introduction

Depuis les attentats de 2015, la menace terroriste a fait de la protection du territoire national et de la population l’une des priorités stratégiques de notre pays, témoignant ainsi du continuum des enjeux de défense et de sécurité. La permanence et l’intensité de la menace ont contraint les pouvoirs publics à renforcer la présence des forces armées sur le territoire national, en milieu terrestre, par le biais de l’opération Sentinelle. Néanmoins, l’ampleur de leur engagement a eu pour effet de modifier la nature de leur contribution à la sécurité intérieure. De simple force d’appoint aux forces de sécurité intérieure dans le cadre de l’opération Vigipirate, leur intervention a évolué, devenue plus massive et s’inscrivant dans la durée si bien que la distinction traditionnelle entre les composantes civile et militaire de la force publique s’estompe, fragilisant ainsi l’un des principes fondamentaux de la doctrine d’emploi des forces armées sur le territoire national, à savoir la primauté des forces civiles sur les forces armées. Il est vrai que cette « confusion » fonctionnelle met à rude épreuve la distinction classique entre les agents civils et militaires de la force publique. Cela dit, elle témoigne surtout de la complexification de l’action étatique en même temps qu’elle apporte des éléments de réponse aux menaces d’une nouvelle nature telles que le terrorisme militarisé – en raison de l’évolution du rôle et des missions de l’Etat qui dépendent, au gré des époques, des défis auxquels celui-ci est confronté. Elle empêche, par conséquent, le cloisonnement des différentes composantes de la force publique, et de leurs compétences respectives, car une spécialisation fonctionnelle rigide serait sclérosante sur le plan opérationnel et limiterait les moyens et l’action de l’Etat.

L’un des enjeux de la réforme de la doctrine d’emploi a été de savoir si le rapprochement des forces armées et des forces de sécurité intérieure au niveau des missions exercées constituait une rupture stratégique au point de remettre en question ce principe de primauté des forces civiles. A la suite du rapport du Gouvernement au Parlement sur les Conditions d’emploi des armées lorsqu’elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population, la représentation nationale a eu l’opportunité de mener une réflexion et un débat sur ce sujet éminemment politique. Lors de son audition devant la Commission de la Défense nationale et des Forces armées, le précédent chef d’état-major des Armées (CEMA), Pierre de Villiers, a déclaré : « c’est à une rupture stratégique » que répond Sentinelle, qui est « loin d’être une sorte de Vigipirate bis », car « nous considérons que la situation n’est plus la même qu’il y a un an et que le niveau de menace est tel en France que les forces de sécurité intérieure ont besoin de renfort substantiel et durable des forces armées ». Mais le législateur a estimé que la France ne se trouve pas en situation de rupture stratégique conformément à la position du général Favier, directeur général de la Gendarmerie nationale, qui considère qu’il y aurait rupture stratégique si des groupes terroristes parvenaient « à prendre durablement le contrôle de certains espaces ou d’une partie de la population ». Ce qui serait, selon lui, de « nature à mettre en cause l’intégrité du territoire et l’équilibre du pays ». Ce scénario a été jugé « prématuré » même si, incontestablement, le contexte stratégique a évolué. Le législateur a fait le choix de réformer la doctrine d’emploi des forces armées sans bouleverser la législation en vigueur tout en tenant compte de cette nouvelle évolution du contexte stratégique.

En effet, en 2005, c’est le rythme soutenu des opérations extérieures ainsi que la complexification des missions qui avaient rendu nécessaire l’adaptation du cadre juridique d’intervention des forces armées en opérations extérieures, notamment pour renforcer leur protection juridique. Jusqu’en 2005, les soldats ne pouvaient se prévaloir que de la légitime défense pour répondre à une agression ; les OPEX n’étant pas précédées d’une déclaration de guerre du Parlement, elles n’entraînaient pas l’entrée en vigueur du droit des conflits armés, issu des conventions internationales et de la coutume, pour permettre l’usage de la force au-delà des limites de la légitime défense. C’est pourquoi le statut général des militaires avait dû être réformé en 2005 afin de tenir compte de l’évolution des conditions d’exercice du métier militaire dans un contexte d’engagement des forces armées fortement internationalisé. La création d’une excuse pénale propre aux OPEX avait permis d’y remédier tout en assurant la protection juridique des militaires en mission. Alors que l’extension ultérieure de cette irresponsabilité pénale aux opérations dans les eaux territoriales permettait d’étendre le cadre d’application de cette protection fonctionnelle, la loi du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 y a récemment inclus les actions numériques, parachevant ainsi le modelage et la consolidation du cadre d’engagement des armées en opérations extérieures ainsi que les règles d’usage de la force en prenant acte de l’évolution du contexte stratégique par rapport à 2005.

La refonte du cadre juridique d’intervention des forces armées sur le territoire national, en milieu terrestre, s’inscrit dans la continuité de toutes ces réformes au regard de la nouvelle Stratégie de sécurité nationale, actée en 2008, qui contribue à l’imbrication des enjeux de défense et de sécurité dans la mesure où elles ont une seule et même finalité : la préservation des intérêts fondamentaux de la Nation. En effet, c’est pour mener à bien cette mission et faire face aux nouvelles menaces que les pouvoirs publics ont créé, en 2009, une nouvelle fonction étatique : la direction politique et stratégique de la réponse aux crises majeures − qui a fait son apparition dans le code de la Défense avec la loi de programmation militaire 2009-2014 –, dont l’objet est « d’identifier l’ensemble des menaces et risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République, et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter ». Cette nouvelle fonction a vocation à préparer la réponse de l’Etat aux crises majeures à partir d’une organisation gouvernementale au niveau interministériel dont la conduite revient au Premier ministre en liaison avec le président de la République.

L’intervention des forces armées en milieu terrestre trouve directement son fondement juridique dans cette nouvelle fonction étatique et a pour but de contribuer à l’efficacité du dispositif gouvernemental de la gestion des crises précisément sur le plan opérationnel et tactique. En effet, l’engagement des forces armées dans le cadre du plan Vigipirate, puis dans la première phase de l’opération Sentinelle, s’étant traduit par un certain nombre de difficultés de coopération et d’articulation avec les forces de sécurité civile, le législateur a souhaité assurer leur coordination opérationnelle (l’interopérabilité) en réajustant les règles en vigueur. Il a fait le choix de renforcer le rôle des forces armées dans leur soutien aux forces civiles. C’est pourquoi même si les forces armées interviennent dans le cadre du plan Vigipirate, et dans la première phase de l’opération Sentinelle, avec les modes d’action et les règles applicables aux forces de sécurité intérieure, à partir de la réforme de la doctrine d’emploi des forces armées, elles sont sollicitées en raison de leurs spécificités et des moyens d’action qui leur sont propres. Cela invite donc à nuancer le rapprochement des forces de sécurité intérieure et des forces armées, comme en témoignent les récentes législations qui ont accentué les spécificités militaires sur deux aspects précis : les règles d’emploi des forces armées en milieu terrestre et les règles d’usage des armes par les militaires lors des opérations de sécurité intérieure.

La préservation du cadre juridique relatif aux conditions d’emploi des forces armées sur le territoire national

Tout en préservant les règles anciennes relatives aux conditions de recours aux armées en milieu terrestre, le législateur n’en a pas moins modifié les contours de la doctrine d’emploi en créant une nouvelle Posture de protection terrestre.

Le maintien du principe de la réquisition des forces armées

La nécessité d’une autorisation de l’autorité civile afin de recourir aux forces armées, qui est un principe fort ancien, n’est pas appliquée de façon uniforme sur tout le territoire national.

La réquisition des forces armées par l’autorité civile : l’armée ne peut se mouvoir spontanément 

La réquisition de la force armée − et son corollaire, à savoir la séparation radicale entre les autorités requérantes et les autorités requises – est un principe affirmé dès la Révolution et consiste en une réquisition de troupes. Elle est l’acte par lequel un représentant de l’autorité civile enjoint à un commandement de la force publique de participer au maintien de l’ordre public et découle directement du principe de la subordination de l’autorité militaire à l’autorité civile dans le but d’assurer l’obéissance de la force armée. En effet, le constat dressé par B. Constant ne peut qu’interpeller : « la force armée n’est pas un pouvoir constitutionnel ou juridique, elle est en fait, un pouvoir redoutable ». Elle n’a pas la faculté de prendre de décision de sa propre volonté trouvant son inspiration en dehors d’elle, comme en témoigne l’acte de réquisition. La réquisition permettant in fine « de protéger l’Etat contre ses propres forces armées ».Cet impératif, toujours d’actualité surtout dans un contexte de recours massif aux armées, explique le maintien de ce principe − sauvegardé par toutes les législations modernes −  même s’il ne s’applique plus à la Gendarmerie. Maintenu en 2009 pour les forces armées stricto sensu, il a également survécu à la réforme de la doctrine d’emploi des forces armées initiée à la suite des attentats de 2015, et prévoit qu’« aucune force armée ne peut agir sur le territoire de la République pour les besoins de la défense et de la sécurité civiles sans une réquisition légale ». Il a été repris, exactement dans les mêmes termes, par l’Instruction interministérielle n° 10100/SGDSN/PSE/PSN/NP du 14 novembre 2017 témoignant ainsi de l’attachement des pouvoirs publics à ce principe d’origine révolutionnaire.

Les dérogations au principe de la réquisition des forces armées

Le principe de la réquisition des forces armées n’est pas intangible. Des cas dérogatoires permettent l’intervention spontanée des forces armées, notamment en présence de régimes juridiques de défense d’application exceptionnelle tels que celui de l’état de siège (et la guerre). Les règles relatives à la réquisition ne sont alors plus applicables puisque l’intervention de la force armée est la conséquence de l’état de siège, qui autorise l’armée à se déplacer spontanément sans ordre du pouvoir politique. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le législateur n’a pas souhaité mettre fin au principe de la réquisition lors de la réforme de la doctrine d’emploi des forces armées car la frontière entre l’état d’urgence et l’état de siège aurait manqué de lisibilité.

Ensuite, ce principe n’est pas de rigueur lorsque les forces armées interviennent en milieux aérien et maritime dans la mesure où elles opèrent sans ordre de réquisition, en première ligne, comme force « primo-intervenantes » − et ce, bien avant les attentats de 2015. Elles sont en effet investies de missions permanentes de protection du territoire en vertu de deux postures pour lesquelles la réquisition n’est plus exigée : la posture permanente de sûreté aérienne (PPSA) et la posture permanente de sauvegarde maritime (PPSM). En revanche, en milieu terrestre, le principe s’applique rigoureusement compte tenu de la maîtrise de toute la chaîne de commandement par les autorités militaires. Conçue pour être en phase avec les chaînes de responsabilités civiles nationales, zonales ou départementales de la sécurité intérieure et de la sécurité civile, elle permet en effet un dialogue permanent en vue de garantir la coordination des deux chaînes civile et militaire (qui est assurée, au niveau institutionnel, par la cellule de coordination Intérieur-Défense (C2ID) créée après les attentats).

La suppression de la réquisition contribuerait à un manque de dialogue et à l’exclusion de fait des autorités préfectorales, n’ayant plus aucun droit de regard sur l’adéquation de la fin et des moyens de la réquisition. Non seulement tout le volet opératif serait-il confié aux autorités militaires ; cela impliquerait en outre de conférer aux militaires des pouvoirs de police, notamment judiciaires, contribuant ainsi à une certaine confusion entre les agents civils et militaires de la force publique. Une telle perspective a été repoussée, par les autorités aussi bien civiles que militaires, dans le but de maintenir les spécificités de chacune des forces, tout en veillant à surmonter la rigidité du principe de la réquisition − la principale étant la subsidiarité des forces armées − en créant une nouvelle posture de protection propre au milieu terrestre.

Le contournement du principe de subsidiarité des forces armées sur les forces civiles

Simple force d’appoint des forces civiles en vertu des textes, les armées ont néanmoins vu leur contribution à la sécurité intérieure se renforcer avec la création de la Posture de Protection Terrestre (PPT).

Les forces armées : ultima ratio de l’Etat

Le traitement spécifique des armées en milieu terrestre découle des dispositions du code de la Défense s’agissant de leur rang lorsqu’elles sont requises pour le maintien de l’ordre dans le cadre de la défense civile : une classification graduée des forces qui place clairement les forces armées dans une position subsidiaire, en milieu terrestre, par rapport aux forces civiles. En effet, iI ne peut être recouru aux armées que si les moyens civils sont de manière non cumulative : inexistants, insuffisants, inadaptés ou indisponibles (la règle des « 4i »). Elles ne sont donc pas employées en première ligne, mais seulement comme ultima ratio de l’Etat. C’est pour remédier à cet obstacle majeur que tout l’enjeu, lors des débats sur le renouvellement de la doctrine de l’emploi des forces armées sur le territoire national, a été de savoir si une posture propre au milieu terrestre ne devait pas être créée pour que les armées interviennent en tant que forces « primo-arrivantes ».

Le législateur a refusé d’aller en ce sens, ne voulant pas remettre en question le principe de la réquisition, malgré l’opportunité d’un tel revirement compte tenu du caractère massif et durable de l’engagement des armées, le volume des forces engagées ainsi que la nature de la menace terroriste de plus en plus « militarisée » (avec des tueries de masse). Face à une telle menace se posait la question de la rupture stratégiquequi implique de bouleverser toute la doctrine d’emploi des forces armées sur le territoire national. Néanmoins, le législateur a fait le choix d’un « simple » réajustement des dispositifs de protection sans opérer de bouleversements majeurs en créant une posture de protection terrestre (PPT) « diminuée ».La création d’une posture de protection terrestre (PPT)

Actée dans le rapport au Parlement de juin 2016, cette nouvelle posture terrestre n’est pas permanente, contrairement aux postures maritime (PPSM) et aérienne (PPSA). Certes, elle est continue dans le temps, mais discontinue en volume et dans l’espace, étant flexible et adaptableSur ce point, l’instruction interministérielle du 14 novembre 2017 prévoit simplement, en annexes, que les forces armées engagent « sous court préavis des capacités militaires pour des missions relevant strictement de la défense militaire du territoire ou pour des missions de défense civile », sans autre précision. Le Manuel de Doctrine d’emploi des forces terrestres sur le territoire national (DFT 3.60.2) étant classé en Diffusion restreinte, il n’est guère aisé d’évaluer la teneur exacte de cette posture terrestre et son impact sur l’action militaire en milieu terrestre. Aussi regrettable cela soit-il, l’état de nos connaissances ne repose que sur les « directives » du Rapport au Parlement de 2016. Cette posture a principalement pour objet la redéfinition du rôle des forces armées en milieu terrestre pour que leur engagement, certes subsidiaire, soit davantage complémentaire en vue d’une meilleure articulation des forces de sécurité intérieure avec les armées qui, tout en restant une force de troisième catégorie, seront désormais sollicitées en vue d’exploiter au mieux leurs savoir-faire spécifiques. Par conséquent, elles seront désormais engagées comme une force complémentaire, et non subsidiaire, des forces civiles, ce en affirmant toute la spécificité militaire. C’est donc pour mieux tirer profit de l’outil militaire et de la montée en gamme militaire que leur présence territoriale est repensée. Cette posture se caractérise ainsi davantage par la « militarité » des missions à conduire. Désormais, il est possible de recourir aux forces armées précisément en raison des modes d’action qui leur sont propres, et qu’elles seules peuvent offrir, contrairement aux forces civiles. Leur emploi étant une plus-value sur le plan opérationnel et tactique. Il découle donc de cette posture une conception nouvelle de l’intervention des forces armées, voire une nouvelle doctrine d’emploi, qui confère à leur engagement un caractère plus nuancé de sorte que le rapprochement des forces civiles et militaires – même s’il est incontestable sur le plan fonctionnel dans la mesure où elles exercent une seule et même mission (la sécurité intérieure) − ne débouche pas pour autant sur une confusion organique des agents civils et militaires. Loin de contribuer à l’effacement des spécificités militaires, elle en accentue même les traits. Cet aspect est davantage prononcé s’agissant des règles d’usage de la force par les militaires.

 L’uniformisation des règles d’usage des armes pour toutes les forces de sécurité intérieure

Le législateur a opéré d’importantes modifications au niveau des règles d’usage de la force pour assurer la protection pénale des forces armées, dans l’optique de dépasser le cadre juridique restreint de la légitime défense.

L’extension des cas d’ouverture du feu au-delà de la légitime défense

Les principaux réajustements sont l’extension du régime spécifique des gendarmes à l’ensemble des forces de sécurité déployées sur le territoire national et la création d’une nouvelle excuse pénale au-delà de la légitime défense.

La consolidation du régime spécifique aux gendarmes et son élargissement aux forces armées ainsi qu’aux policiers

En vertu des dispositions législatives, les forces armées peuvent ouvrir le feu dans deux situations spéciales : pour la protection des installations militaires afin d’empêcher une intrusion dans une zone militaire hautement sensible, et en cas d’attroupements en situation de maintien de l’ordre. En dehors de ces situations, elles peuvent se prévaloir de l’article 73 du code de Procédure pénale, qui accorde à toute personne, en cas de délit ou crime flagrant, la qualité d’appréhender son auteur et de le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche. Elles bénéficient du droit commun applicable à tous les citoyens d’accomplir un acte commandé par la nécessité de la légitime défense pour soi-même ou pour autrui. En la matière, les règles d’usage de la force étaient d’ailleurs les mêmes pour les militaires stricto sensu et les forces civiles de sécurité intérieure − sauf pour les gendarmes, qui bénéficient d’un régime spécifique protecteur−, c’est-à-dire le droit reconnu à chaque citoyen d’arrêter l’auteur d’un crime ou d’un délit flagrant. Elles étaient donc identiques à celles des citoyens, c’est-à-dire fondées sur la légitime défense pour cause d’état de nécessité.

La particularité du droit de la légitime défense est néanmoins de réserver au juge une marge d’appréciation importante en fonction des circonstances de l’espèce, mais qui est très restrictive s’agissant de l’usage des armes par les forces de sécurité intérieure. Une rigueur jurisprudentielle encore plus prononcée s’agissant du régime spécifique des gendarmes en opérations au point de l’aligner sur celui des policiers (c’est-à-dire le droit commun) de sorte qu’un seul cas légal d’ouverture du feu était finalement recevable, celui de la légitime défense. Car en réalité cette protection juridique était purement théorique en raison d’une interprétation très restrictive de la part de la Cour de Cassation, sous l’autorité de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui l’interprète au regard du principe du droit à la vie (article 2 de la CEDH) − qui ne peut être ôté que sous les conditions d’absolue nécessité et de proportionnalité. Par ailleurs, une autre difficulté s’imposait au législateur : cette protection n’était guère satisfaisante dans le cas des « cavales meurtrières » terroristes car elle excluait l’ouverture du feu en raison de la condition de l’immédiateté (exigée eu égard à l’article 2) qui interdit de tirer sur un meurtrier dès lors qu’il n’est pas précisément en train de « braquer son arme ». Le législateur, sans renoncer à ce régime protecteur des gendarmes, l’a étendu aux militaires ainsi qu’aux policiers tout en l’encadrant explicitement par ces principes d’absolue nécessité et de proportionnalité pour éviter la censure du juge. Il a, par ailleurs, complété les cas de recours à la force en dehors de la légitime défense en créant une excuse pénale propre aux « cavales meurtrières » (ou « périples meurtriers »).

La création d’une nouvelle excuse pénale, pour cause d’État de nécessité, pour les opérations intérieures

Afin de légitimer l’usage du feu en cas de « périples meurtriers », le législateur a été amené à créer une excuse pénale par l’insertion d’un nouveau paragraphe à l’article L. 435-1 du code de la Sécurité intérieure − en ajustant à la marge, lors de la réforme de la procédure pénale, le cadre juridique existant dans l’intention d’adapter les règles d’usage de la force à la tactique « des cavales meurtrières » terroristes. Cette excuse pénale qui permet aux forces engagées sur le territoire national d’agir dans un temps distinct de la menace immédiate à la vie d’autrui ou à leur vie (comme c’est le cas en OPEX) est une autre cause exonératoire de responsabilité, fondée sur l’état de nécessité, qui va donc au-delà de la légitime défense. Ainsi, tous les agents peuvent désormais faire usage de leurs armes, et ce même en l’absence de la condition de l’immédiateté, sans que leur responsabilité pénale soit engagée.

Cette exonération de responsabilité bénéficie aussi bien aux forces de sécurité civile qu’aux militaires opérant sur le territoire national. Le législateur a, en effet, fait le choix de réformer les conditions d’emploi de la force en conservant le régime spécifique propre aux gendarmes mais tout en l’uniformisant à l’ensemble des forces de sécurité intérieure. Il a ainsi définitivement renforcé le soldat au détriment du citoyen, fragilisant ainsi le « double état juridique du militaire » qui était tantôt considéré comme un citoyen ordinaire au titre de la légitime défense, tantôt comme un guerrier eu égard aux modes opératoires en dehors du territoire national avec l’identification d’un ennemi et la prise d’ascendant sur lui. La voie empruntée a des répercussions tout aussi importantes sur les forces de sécurité intérieure du fait de la « militarisation de leur mode opératoire ». L’aporie de la nouvelle doctrine d’emploi est de retirer aux forces civiles leur propre spécificité tout en accentuant celle des militaires.

Certes, cette excuse pénale est la règle la plus novatrice permettant une meilleure protection fonctionnelle des soldats mais, par « effet de miroir », elle donne lieu à des interrogations tout aussi légitimes.

Les implications de la création d’une nouvelle excuse pénale propre au territoire national

La protection pénale dans le cadre des opérations de sécurité intérieure participe d’une double mutation : d’une part, au niveau de la nature de la mission exercée, et d’autre part, du point de vue des agents amenés à opérer sur le territoire national.

La mutation de l’opération intérieure en « opération guerrière »

Cette nouvelle excuse pénale, compte tenu du caractère différé de la réponse des forces de l’ordre, a plusieurs implications importantes, dont celle de conférer à l’opération intérieure (OPINT) une dimension davantage semblable à celle de l’action militaire propre aux opérations extérieures (OPEX). Ainsi, on assiste à une mutation de la nature de l’opération menée, qui passe d’une opération purement civile (de sécurité intérieure) à une opération militaire (ou guerrière) du fait de son mode opératoire. Le risque étant l’assimilation du territoire national à un « champ de bataille » de par l’introduction des logiques de guerre.

Une certaine précaution doit alors l’entourer afin d’éviter de créer un continuum entre les OPINT et les OPEX sur le plan des modes d’action. Or, le fondement de l’excuse pénale sur le territoire national est identique à celui qui a prévalu pour les OPEX : les actes terroristes n’étant pas qualifiés d’actes de guerre, ils ne sont pas susceptibles de déclencher la déclaration de guerre du Parlement pour que soit activée l’application du droit des conflits armés, faisant en quelque sorte « écran » à l’usage de la force en dehors de la légitime défense. L’excuse pénale a certes permis d’y remédier, mais elle témoigne par là même du continuum des enjeux de défense et de sécurité intérieure. L’inconvénient majeur de ce continuum est de conforter l’idée que l’excuse pénale s’inscrit dans la continuité de celle qui a été accordée aux soldats en OPEX.

Or, sur le territoire national, elle est plus ou moins circonscrite : les militaires déployés étant les mêmes agents qu’en opérations extérieures, ils doivent être capables de graduer leur réponse. Autrement dit, ils doivent adapter leurs réactions, dans l’usage de la force, au territoire national, dont le cadre juridique est plus contraignant que celui des OPEX. Il leur faut être en capacité de discernement dans le recours à la force comme le laisse entendre, en filigrane, le dernier paragraphe de l’alinéa 5 de l’article L. 435 -1 du code de la Sécurité intérieure : « lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes ».

La métamorphose de l’irresponsabilité pénale du militaire en une responsabilité morale

Si le militaire bénéficie, désormais, d’une excuse pénale pour les opérations de sécurité intérieure, il est tout de même censé graduer l’usage de la force dans la mesure où il opère sur le territoire national, qui n’est pas du tout assimilable au champ guerrier. La question se pose de savoir si cette capacité de discernement dans l’usage de la force pourrait se muer en une obligation de discernement. Pourrait-elle finir par s’assimiler à une nouvelle forme de responsabilité et revêtir un caractère obligatoire sous l’effet de l’interprétation jurisprudentielle par exemple ? Le risque est que cette irresponsabilité pénale ne finisse par se métamorphoser en une responsabilité morale pesant directement et individuellement sur les épaules du militaire : la récurrence des opérations intérieures pourrait contribuer à l’apparition d’une nouvelle forme de responsabilité, une sorte de « responsabilité hors droit », la responsabilité morale individuelle.

Par ailleurs, on risque de s’exposer à une autre difficulté découlant du dernier paragraphe de l’article L. 435-1 du code de la Sécurité intérieure. Sa rédaction pourrait-elle être interprétée par le militaire dans le sens qu’il peut décider, voire qu’il est obligé de décider, alors que ce qui définit le soldat, c’est l’exécution et non la décision ? Il deviendrait alors plus autonome dans l’appréciation de sa mission. Ce serait une révolution en soi puisque chaque militaire aurait ainsi le pouvoir de décider de son action. Ce qui n’a jamais existé.

Enfin, l’« exécution » va de pair avec le principe d’obéissance du militaire, et impose de ne pas obéir à un ordre manifestement illégal. Ce principe serait fragilisé dès lors qu’il n’est plus question d’ordre immédiat puisque la décision d’intervention est le fruit du discernement du militaire. Que devient le principe d’obéissance dès lors que le militaire agit, à cet instant, sans ordre immédiat du supérieur hiérarchique (même si son intervention est légitimée par l’acte de réquisition) mais selon son propre jugement au moment où il prend la décision de tirer pour tuer ? Le principe de désobéissance à l’ordre illégal ne risque-t-il pas d’être évincé ? En l’absence d’ordre du supérieur hiérarchique, le principe de désobéissance à un ordre illégal ne se poserait plus, il serait en quelque sorte « neutralisé ». Le militaire répondrait alors seul de l’usage de la force sans être couvert par l’ordre du chef.

***

Quatre remarques s’imposent concernant la nouvelle doctrine d’emploi en milieu terrestre. D’abord, c’est la similitude des règles d’usage de la force pour toutes les composantes, civiles et militaires, puisque le recours à la force s’opère dans les mêmes conditions. Mais, du point de vue des forces civiles, on assiste à une « militarisation » du mode opératoire des policiers en raison d’une part, de l’extension du régime spécifique propre aux gendarmes aux policiers eux-mêmes et, d’autre part, du fait qu’ils bénéficient des mêmes règles d’usage de la force en cas de cavales meurtrières. Et du point de vue des militaires, force est de constater que leur « double état » − tantôt un citoyen ordinaire au titre de la légitime défense, tantôt un guerrier eu égard aux modes opératoires en OPEX avec l’identification d’un ennemi et la prise d’ascendant sur lui − est fragilisé de par la création de la disposition relative aux « cavales meurtrières ». Car cette excuse pénale participe de l’affirmation de la spécificité militaire dans le cadre des opérations intérieures. Certes, elle s’applique aussi bien aux gendarmes, aux policiers qu’aux militaires stricto sensu. Mais la nature de l’intervention étant véritablement spécifique − c’est-à-dire purement militaire –, l’exonération de responsabilité s’est imposée comme une nécessité sur le plan juridique. Ce qui explique d’ailleurs son extension aux forces civiles qui seraient amenées à apporter la même réponse militarisée.

Note de la FRS n°58/2020
Elise Boz-Acquin,


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