France / POINT DE VUE. Le cauchemar de l’insécurité

     « Les nerfs sont à fleur de peau dans le contexte actuel, et cela aussi encourage les conduites de violence, par exemple domestique, le passage à l’acte », selon Michel Wieviorka, sociologue et directeur d’études à l’EHESS (1).

Deux jours après l’attaque aux mortiers d’artifice du commissariat de Champigny-sur-Marne (Va-de-Marne), plusieurs dizaines de membres des forces de l’ordre ont brandi des pancartes sur lesquelles ils apparaissent comme des cibles | REUTERS

 

L’État moderne est né de la hantise de l’insécurité. Pour éviter que l’homme soit un loup pour l’homme, l’idée s’est imposée, depuis au moins le philosophe Thomas Hobbes, au milieu du XVIIe siècle, qu’il faut un contrat social et de là un État auquel tous se soumettent. L’idée se précisera ensuite, par exemple avec le sociologue Max Weber expliquant deux siècles et demi plus tard que l’État dispose du monopole légitime de l’usage de la force. Mais voici que le contrat social, en France, se dérègle, que la soumission à l’État n’est plus la règle pour tous.

Un jour la police est accusée d’excès, un autre, et c’est le cas en ce moment, elle est l’objet de violences débridées. Un jour le danger numéro 1 est appelé « séparatisme », façon maladroite de nommer l’islamisme radical, le lendemain la violence vient d’ailleurs, d’une jeunesse qui semble perdue pour la République, sans pour autant se présenter comme musulmane.

La réflexion, ici, est difficile. C’est d’abord que l’émotion la paralyse, au profit de réponses qui ne peuvent être alors qu’idéologiques, ou à courte vue : il est vrai que les forces de l’ordre manquent de moyens, que les policiers, fatigués, attendent beaucoup plus du pouvoir… Mais qui peut croire que leur répondre réglera tous les problèmes ?

L’insécurité actuelle procède de la crise des « banlieues », que jusqu’ici les politiques de la ville ont été impuissantes à juguler – on regrettera au passage l’enterrement de première classe auquel a eu droit le plan-banlieue présenté par Jean-Louis Borloo au président Macron en 2018, alors qu’il ouvrait des pistes fort intéressantes.

Cette crise urbaine a ouvert l’espace au terrorisme du djihad, mais aussi au trafic de stupéfiants. Mais suffit-il de le réprimer ? Les policiers le disent : des familles, des quartiers en vivent. Ceux qui recherchent d’autres réponses que répressives, la légalisation par exemple, se heurtent à des objections morales, sanitaires mais aussi économiques et sociales : réguler la drogue peut-il être pensé sans tenir compte de sa place dans le budget d’une partie non négligeable de la population ? Laisser agir les trafiquants, n’est-ce pas paradoxalement avoir la paix sociale, tant ils veillent à ce que les médias et les policiers ne viennent pas perturber leurs activités dans les quartiers où ils imposent un ordre – le leur ?

La crise sanitaire vient exacerber les tensions, les inquiétudes et les comportements agressifs, elle alimente une crise économique et sociale qui atteint aussi le domaine des trafics en tous genres. Quand le chômage et la pauvreté s’accroissent, les conduits délictuels constituent pour certains un recours, mais rendu difficile par les restrictions à la mobilité, le confinement, les fermetures de lieux de rencontre, bars et autres établissements. Les nerfs sont à fleur de peau dans le contexte actuel, et cela aussi encourage les conduites de violence, par exemple domestique, le passage à l’acte.

Dans un tel contexte, les réponses exigeant la longue durée pour produire leurs effets semblent inadaptées, et de l’ordre de la rêverie. Mais les réponses répressives ne règlent rien sur le fond. La médiatisation hyper-réactive des chaînes d’information télévisée et des réseaux sociaux exacerbe la pression sur des responsables politiques soumis en même temps aux demandes de toute sorte de groupes sociaux ou professionnels, un jour les professions de santé, un autre les policiers…

Ajoutons à ce tableau les limites de la justice, souvent critiquée pour son manque d’efficacité face à la délinquance, au point que des initiatives politico-médiatiques viennent relancer le débat sur la peine de mort : le pouvoir est confronté à un faisceau de problèmes que condense le recours au thème de l’insécurité. Et comme il n’est pas loin d’être submergé par ces difficultés, que ses appels à la raison se heurtent au doute, et à la méfiance d’une partie considérable de l’opinion, il risque d’être tenté de répondre au cauchemar qui se profile par l’autoritarisme. Une spirale dangereuse nous menace.

(1) École des hautes études en sciences sociales.

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