Noam Chomsky : « L’Irlande a volé aux travailleurs pauvres des dizaines de billions de dollars »

   Noam Chomsky est l’un des plus éminents critiques de la politique étrangère américaine et des inégalités mondiales. Cet auteur et universitaire de 92 ans a rejoint Hugh Linehan pour le podcast Inside Politics de cette semaine pour évoquer le retrait américain d’Afghanistan, la moralité du régime fiscal irlandais et la possibilité pour l’humanité d’éviter la double catastrophe du réchauffement climatique et de la guerre nucléaire.

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Source : Irish Times, Hugh Linehan
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Heuler Andrey/AFP/via Getty Images

Puis-je d’abord vous interroger sur le retrait des forces américaines d’Afghanistan, après presque 20 ans de présence dans ce pays ? Compte tenu de tout ce que vous avez écrit sur la façon dont les États-Unis utilisent leur puissance dans le monde, quel est votre point de vue sur la façon dont cette intervention a finalement pris fin et sur ce que cela pourrait signifier ?

« Eh bien, les États-Unis ont généralement un objectif stratégique lorsqu’ils mènent leurs actions militaires dans le monde. On peut les aimer ou non, mais elles ont au moins une raison d’être. Ce n’était pas le cas de l’invasion de l’Afghanistan. »

« La meilleure explication de la raison pour laquelle les États-Unis l’ont fait a probablement été donnée par le chef le plus respecté de la résistance afghane anti-talibans, qui fonctionnait bien à l’époque, Abdul Haq. »

« Il a dit : « Les États-Unis savent qu’ils vont tuer beaucoup d’Afghans, qu’ils vont saper nos efforts pour renverser les talibans de l’intérieur, mais ils s’en fichent. Ils veulent montrer leurs muscles et intimider tout le monde ». C’est probablement la bonne réponse. Elle a été à peu près vérifiée par Donald Rumsfeld, le secrétaire américain à la Défense.

« Les talibans ont très vite proposé une reddition totale : retournons dans nos villages et oublions cela. La réponse de Rumsfeld a été : « Nous ne négocions pas de redditions ». Cela a été confirmé par le président Bush. Nous ne négocions pas de redditions. Nous allons utiliser la force et la violence. Sans but particulier, ça n’a rien à voir avec Al-Qaïda. Nous voulions montrer nos muscles et intimider tout le monde, et c’est exactement ce qui s’est passé. »

« C’est ce qui se passe en ce moment même dans la mer de Chine méridionale. A quoi sert la création d’une flotte de sous-marins nucléaires avancés en Australie ? qui seront ensuite intégrés au commandement naval américain et ne sont même pas opérationnels ? Ce qui obligera la Chine à développer davantage ses propres forces militaires pour contrer cette nouvelle menace en plus des nombreuses autres ? Pouvez-vous trouver un objectif stratégique à cela ? »

Certains observateurs voient une continuité entre les politiques étrangères des administrations Trump et Biden – bien qu’elles soient évidemment très différentes à certains égards – qui marque une rupture avec les multiples interventions militaires des 25 dernières années et un recentrage sur, comme vous venez de le mentionner, la lutte pour la puissance et peut-être pour la suprématie avec la Chine.

«Il y a un changement d’orientation du fait de l’évolution des affaires mondiales.. Ainsi, le défi à la domination mondiale des États-Unis est désormais la Chine. Donc, on se tourne vers la Chine. Mais les politiques restent fondamentalement les mêmes. Après tout, c’est le même groupe de décideurs qui élabore les politiques. »

« Il y a quelques variations. Sous George W. Bush, les néoconservateurs avaient une voix beaucoup plus forte. Il y a donc eu l’invasion de l’Afghanistan pour montrer nos muscles, l’invasion de l’Irak, des plans pour aller beaucoup plus loin ouvertement déclarés – des plans qui ont dû être retirés parce que tout cela avait tourné au désastre. Ce sont les néoconservateurs. »

Trump était célèbre pour le fait que chaque mot qui sortait de sa bouche était un mensonge. Mais de temps en temps, il y avait des déclarations vraies qui se faufilaient.

«D’un autre côté, ce n’est pas si différent quand on passe aux démocrates. Obama a suivi à peu près les mêmes politiques, bien qu’au lieu d’envoyer des forces spéciales s’introduire dans les maisons des gens pour les démolir et recruter pour les Talibans, comme cela a été fait immédiatement après l’invasion, passons aux drones pour les tuer. Plus poli. Alors augmentons considérablement les attaques de drones. Recruter pour les talibans en bombardant un village, en détruisant tout ce qui s’y trouve, en tuant une famille pour que le mari rejoigne les talibans. »

« Trump a considérablement étendu l’utilisation des drones et des bombardements, a retiré tout effort pour déterminer qui était tué. Donc, c’est une version plus vulgaire, plus dure. Cela va maintenant se poursuivre par d’autres moyens. »

En 2017, alors qu’à l’époque le président Trump était interviewé sur Fox News, Bill O’Reilly lui a fait remarquer que Vladimir Poutine était un tueur. Trump a répondu comme suit : « Il y a beaucoup de tueurs. Vous pensez que notre pays est si innocent ? » Cela a provoqué de nombreux retours de bâton contre Trump, mais d’une certaine manière, il était à mi-chemin d’une route que vous avez tracée dans votre critique de la façon dont l’Amérique utilise son soi-disant exceptionnalisme moral pour justifier toutes sortes de comportements, sauf que Trump a tiré la conclusion inverse, parce qu’il y voyait une charte pour que le pouvoir soit sans entrave et que les puissants fassent ce qu’ils veulent des faibles.

« C’est sa politique. Mais c’était une bonne déclaration. Je l’ai félicité pour cela. Trump était célèbre pour le fait que chaque mot qui sortait de sa bouche était un mensonge. Mais de temps en temps, il y avait des déclarations vraies qui se faufilaient à travers. Même le pire menteur, le plus engagé, peut par accident sortir des déclarations vraies de temps en temps et celle-ci en était une. »

« Sommes-nous si innocents ? Non, nous ne le sommes pas. En fait, les États-Unis sont l’un de ces rares pays – peut-être le seul – qui a été en guerre, presque toujours une guerre agressive, depuis le premier moment de sa fondation. C’est toujours pour se défendre, bien sûr. Tout est dans la défense. Quand Hitler a envahi la Pologne, c’était pour se défendre contre ce qu’il appelait la terreur sauvage des Polonais. Lorsque la Grande-Bretagne a conquis l’Inde, c’était pour se défendre. »

Si je peux me tourner vers la politique intérieure américaine, un autre phénomène de ces dernières années, à côté de la montée de la droite radicale anti-démocratique dans certaines parties du Parti républicain, est la montée d’une alternative à l’aile gauche du Parti démocrate, illustrée tout d’abord par Bernie Sanders, mais aussi plus récemment par des figures comme Alexandria Ocasio-Cortez. Nous sommes en plein milieu de la période où le Congrès examine s’il va adopter ou non ces grands projets de loi d’investissement. Comment pensez-vous que ce projet se déroule du point de vue de ces démocrates progressistes ?

« Eh bien, sous l’impact du mouvement Sanders, Ocasio-Cortez et d’autres qui sont arrivés sur la vague Sanders, beaucoup de jeunes militants, les programmes de Biden ont légèrement rapproché de la social-démocratie de l’ère du New Deal, le genre de programmes que quelqu’un comme Dwight Eisenhower aurait été heureux d’accepter. »

« Mais remarquez que c’est totalement bloqué. Les Républicains s’y opposent à 100%. Ils ont établi ce qu’ils appellent une ligne rouge. La ligne rouge, c’est qu’on ne peut pas augmenter les impôts des riches et des entreprises. La réduction d’impôts de Trump pour les riches est une réalisation législative à laquelle on ne peut pas toucher. »

When Reagan and Thatcher talked about markets, they didn’t mean a word of what they were saying. What they meant was markets for the working class and the poor, protectionism for the rich and the powerful

Lorsque Reagan et Thatcher ont parlé de marchés, ils ne pensaient pas un mot de ce qu’ils disaient. Ce qu’ils voulaient dire, c’était des marchés pour la classe ouvrière et les pauvres, du protectionnisme pour les riches et les puissants

« Deuxièmement, vous ne pouvez pas financer le Service des impots, car si vous le financez, il s’en prendra aux fraudeurs fiscaux et les fraudeurs fiscaux sont les riches et les puissants. Nous en avons vu un exemple avec les Pandora Papers qui viennent d’être publiés, mais ce n’est que la cerise sur le gâteau. Donc, vous ne pouvez pasle financer l’IRS parce qu’il pourrait alors arrêter les milliers de milliards de dollars de pillage par les riches et les puissants. Et vous ne pouvez pas augmenter les impôts des super riches et des sociétés. Ce sont les Républicains – la moitié du Sénat.

« Et puis regardez les Démocrates. Il y a ce qu’on appelle les Démocrates modérés. Cela signifie des Démocrates réactionnaires. L’un d’eux est le chef de la commission de l’Energie du Sénat, Joe Manchin. Il a une politique, énoncée explicitement, qui est écrite par le département des relations publiques d’Exxon Mobil. Joe Manchin, qui se trouve être le principal bénéficiaire du fonds des énergies fossiles au Congrès, ce qui est un exploit assez considérable puisqu’ils inondent le Congrès de fonds. Il constitue le vote décisif, le démocrate modéré, ce qui signifie que les Démocrates ne peuvent pas le faire passer. »

« Le budget est débattu en ce moment même, mais il y a de très fortes chances pour que rien qui ressemble de près ou de loin au programme de Biden ne soit adopté. Les États-Unis continueront à poursuivre les [politiques] néolibérales réactionnaires qui ont constitué une attaque majeure contre la population. »

« Lorsque Reagan et Thatcher ont parlé de marchés, ils ne pensaient pas un mot de ce qu’ils disaient. Ce qu’ils voulaient dire, c’était des marchés pour la classe ouvrière et les pauvres, du protectionnisme pour les riches et les puissants. Ils veulent un État très puissant qui intervient radicalement au profit des riches et du secteur des entreprises. Et c’est pour cela qu’au cours de cette période, on a assisté à une évolution vers une inégalité radicale, une spoliation massive de la classe ouvrière. »

« Les États-Unis sont ce que les économistes appellent parfois une économie de sauvetage. Elle a même un nom, elle s’appelle Too Big to Fail (Trop gros pour faire faillitte, NdT), ce qui signifie que si vous avez des problèmes, le gentil contribuable va vous renflouer. Tous les autres doivent se débrouiller seuls. Cela s’appelle le néolibéralisme. Un meilleur nom pour cela serait la guerre unilatérale des classes. »

Il semble ancré dans des structures constitutionnelles qui sont anti-majoritaires et permettent à de vastes sommes d’argent de balayer le système politique, [ainsi que] d’autres éléments tels que le portes tournantes et les nominations à vie à une puissante Cour suprême. Un démocrate relativement centriste comme Joe Biden a donc obtenu le soutien de la majorité des électeurs, et pourtant, vous dites qu’il ne fera pas passer ces mesures ?

« Il a gagné avec sept millions de voix, mais il s’en est sorti de justesse en raison des étranges complexités du système politique américain. Si quelques dizaines de milliers de voix avaient basculé, Trump aurait été élu, avec sept millions de voix de moins. En fait, si vous regardez les élections précédentes, les Républicains perdent toujours le vote populaire mais ils gagnent l’élection. Il se trouve que la majorité des membres de la Chambre des représentants à l’heure actuelle est Démocrate, mais ce sont généralement des Républicains avec une minorité de voix. Vous avez mentionné le gerrymandering (portes tournantes entre les entreprises et la représentation électorale, NdT]). Gerry était l’un des fondateurs. Il porte son nom. »

« Au XVIIIe siècle, la constitution américaine était une étape très progressiste par rapport à la Grande-Bretagne, au continent et à d’autres. Mais si je regarde la doctrine juridique dominante aux États-Unis, celle qu’on enseigne dans les facultés de droit, celle à laquelle la Cour suprême prétend se conformer, c’est le textualisme, l’originalisme. Nous devons essayer de comprendre ce que les mots de la constitution signifiaient au 18ème siècle. Cela doit être la loi. Pure folie. Qui se soucie de ce qu’un groupe de riches propriétaires d’esclaves blancs voulait il y a 250 ans ? »

« Mais c’est un bon moyen d’être profondément réactionnaire et de prétendre soutenir la Constitution. Et il est bon de rappeler qu’aucun président américain ne respecte la constitution. Aucun. »

L’Irlande, pour son propre bénéfice, a volé des dizaines de billions de dollars aux travailleurs pauvres du monde entier.

« Jetez un œil à la Constitution, que vous êtes censés vénérer mais pas lire. Regardez l’article 6. Il dit carrément : les traités conclus par le gouvernement des États-Unis sont la loi suprême du pays et chaque fonctionnaire doit s’y conformer. Eh bien, le principal traité de l’ère post-Seconde Guerre mondiale est la Charte des Nations Unies. Jetez un coup d’œil à la Charte des Nations unies, article 2, section 4 : la menace ou l’usage de la force dans les affaires internationales est criminel, à quelques exceptions près qui ne sont pas significatives. »

« Quel président américain n’a pas eu recours à la menace ou à l’usage de la force ? Je n’en vois pas un seul. Donc, ils sapent tous la constitution américaine. Quand Obama s’adresse à l’Iran et dit « Toutes les options sont ouvertes », ce qui signifie que nous pouvons vous attaquer avec la force nucléaire si nous le voulons, il viole la constitution. Est-ce que quelqu’un s’en soucie ? Non. »

Vous avez eu des mots forts sur le système fiscal irlandais, notamment en ce qui concerne les sociétés offshore. Vous avez décrit l’Irlande comme un paradis fiscal. Que pensez-vous que nous devrions faire à ce sujet ?

« L’annuler. L’Irlande, pour son propre bénéfice, a volé aux pauvres travailleurs du monde entier des dizaines de milliers de milliards de dollars. D’énormes quantités. Prenez la première société de mille milliards de dollars au monde, son siège est en Irlande, [ce qui] signifie qu’elle ne doit pas payer d’impôts aux États-Unis. Une des nombreuses astuces par lesquelles les très riches peuvent voler les pauvres. L’Irlande veut en faire partie ? C’est votre choix. Je ne l’approuve certainement pas. »

On pourrait dire que c’est un monde du chacun pour soi et que les nations et les États font tout ce qu’ils peuvent pour obtenir un avantage concurrentiel.

« Hitler aurait grandement approuvé. C’est la façon d’agir des États. L’Allemagne s’en est plutôt bien tirée. Elle a presque conquis l’Eurasie. Donc, oui, quand les nations ne pensent qu’à elles-mêmes, c’est ce que vous constatez. »

« C’est pourquoi la Grande-Bretagne est devenue très riche. Cela a commencé à l’époque élisabéthaine avec la piraterie. Mais ensuite cela s’est transformé en formes d’esclavage les plus vicieuses de l’histoire humaine. D’abord dans les îles britanniques des Caraïbes, puis dans le Sud américain. C’est pourquoi la Grande-Bretagne a soutenu la Confédération. Quand ils ont perdu ça, l’Egypte, puis l’Inde. Puis l’Angleterre s’est tournée vers la plus grande opération de narcotrafic de l’histoire de l’humanité, a conquis une plus grande partie de l’Inde pour essayer de monopoliser le commerce de l’opium. »

« Regardez donc la richesse britannique – le vol en haute mer, un système hideux d’esclavage, le narcotrafic. Un pays très riche. Donc, oui, ce que vous dites est vrai, c’est ce que font les états. Attila le Hun faisait la même chose aussi. C’est une façon de se comporter. »

Cela m’amène à ma dernière question. Vous évoquez deux menaces existentielles profondes pour la pérennité de la race humaine et de la planète, l’une étant l’urgence climatique, l’autre la perspective continue et peut-être croissante d’une guerre nucléaire entre deux puissances, peut-être les États-Unis et la Chine. Etant donné ce que vous venez de décrire – une histoire de pouvoir sans entrave construite sur les os et les tombes des opprimés et des dépossédés, quelle est, selon vous, la possibilité pour la race humaine d’éviter l’une ou l’autre ou les deux de ces catastrophes jumelles et l’horloge tourne, de plus en plus vite dans les deux cas ?

« L’horloge fait en effet tic-tac. Y a-t-il une issue ? Oui. Nous avons des réponses claires, explicites et réalisables à chaque crise à laquelle nous sommes confrontés. Les dirigeants politiques les connaissent, elles sont sur la table. La question est de savoir s’ils seront obligés de s’y conformer. Nous ne connaissons pas la réponse à cette question. C’est entre vos mains. Mes mains. Les mains des jeunes. »

« Accepteront-ils ou non le projet de loi au Congrès en ce moment, qui va dans le sens d’une forme légère de social-démocratie, loin derrière l’Europe ? On dirait qu’il ne passera pas. S’il y avait une protestation populaire massive, cela pourrait obliger le Congrès à le faire passer. C’est la même chose pour chacune de ces questions. »

« Cela ne viendra pas d’en haut. S’il y a un engagement populaire, un activisme, une détermination , cela peut arriver. Il n’y a pas de limite à ce qui peut se produire. Mais ça ne va pas se faire tout seul. »

Ceci est une transcription éditée. Vous pouvez écouter l’intégralité de l’interview sur irishtimes.com/podcasts.

Hugh Linehan est rédacteur en chef pour les Arts et la Culture. Il présente également le podcast hebdomadaire Inside Politics.

Source : Irish Times, Hugh Linehan, 16-10-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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