Algérie / Congrès de la Soummam 20 août 1956 : L’analyse de Badr’Eddine Mili

   Badr’Eddine Mili vient de publier aux éditions APIC son nouvel essai intitulé Le système politique algérien, formation et évolution [1954-2020]. A l’occasion du 20 août, Reporters publie en document les extraits de l’ouvrage relatifs au Congrès de la Soummam de 1956.

I. Du 1er Novembre 1954 au 20 Août 1956
De sa création, sous cette appellation œcuménique, à sa transformation en parti au 4e congrès réuni en 1979, le FLN muta à quatre reprises. En vingt-cinq ans, il passa du statut de Front révolutionnaire, au faîte de sa gloire qui fut le sien entre 1954 et 1956, à celui de Front explosé en 1962, entre groupe de Tlemcen et groupe de Tizi Ouzou, puis de Front populaire de gauche en 1964, redressé et réduit à la portion congrue d’Exécutif/Appareil en 1965, pour ressusciter en 1979, après le décès du Président Houari Boumediène, dans le costume de Parti/État contrôlé par l’armée et la Haute Administration qui décrétèrent sa déchéance, une fois emporté par la débâcle d’Octobre 1988.

Il cumula, aussi bien pendant la Révolution qu’après l’indépendance, toutes les vicissitudes, des schismes et des mises à mort aux retours «gagnants», préservé, quand même, après 1962, en dépit de ses avanies, comme vitrine, fonds de commerce ou machine électorale par les différentes directions du pouvoir d’État qui n’ont à aucun moment rechigné, au nom de leurs intérêts, à utiliser son Histoire, son mythe, sa culture politique et ses chevaux de Troie, toujours aussi «fascinants», selon ses militants, même dans les phases de reflux et de crucifixion les plus noires qu’il connut.
La séquence qui va de la Proclamation du 1er Novembre 1954 au Programme de Tripoli de juin 1962 fut, pour lui, aussi longue qu’éprouvante, à cause, d’abord, de la guerre fratricide que lui livra le MNA à ses débuts, et dont il faudra un jour dresser l’effroyable bilan humain et, dans une autre mesure, à cause de la terrible répression coloniale, avec son hécatombe de morts, de disparitions et d’arrestations et, aussi, ses règlements de comptes internes qui ont lourdement impacté le fonctionnement, le rendement et la stabilité de ses effectifs et de son encadrement.
Il est possible de diviser cette séquence en deux temps forts :
– Le premier correspond à la prédominance des civils, et à sa tête, incarnée par les six, une direction partiellement reconduite, avec des modifications, par le congrès de la Soummam, congrès de l’élargissement et de la synthèse.
– Le second coïncide avec leur éviction du cercle de la décision par «les militants en uniforme», laquelle fut entièrement consommée par leur mise sous tutelle au congrès de Tripoli, congrès de la double option du parti unique et de la voie de développement socialiste.

A ces étapes succéderont après l’indépendance deux autres, au contenu et aux implications organiques et institutionnelles tout à fait opposées : celle du gouvernement de l’État par le parti et celle, consécutive au «réajustement» du 19 Juin 1965, qui imposa le gouvernement du parti par l’État, en attendant les suivantes qui lui feront subir les misères de son immersion dans le multipartisme, magiquement gommées par un retour en force sous le mandat de Abdelaziz Bouteflika, son Président d’honneur.
Le projet de fondation du FLN fut contemporain de la crise du MTLD qui le divisa, au début des années 50, en deux camps : «les Centralistes», membres du Comité Central, entrés sous la direction de Hocine Lahouel, son Secrétaire Général, en sédition ouverte contre leur Président, Messali Hadj, et «les Messalistes», conduits par un carré de fidèles s’appuyant sur une base militante inconditionnelle pour qui Messali Hadj devait rester le prophète intouchable, auréolé d’un culte de la personnalité proche de la divination ; un fait assez rare dans la courte Histoire des formations politiques de cette époque.

1.1. De l’Organisation Spéciale (l’OS) au 1er Novembre 1954

Plus tôt, en février 1947, fut réuni à Zeddine près de Rouina, dans la vallée de Chlef, dans une ambiance plus légaliste que révolutionnaire, le congrès extraordinaire du parti qui décida, dans une discrétion totale, de créer, à l’instigation insistante de Mohamed Belouizdad, Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf, en dehors de ses structures, une organisation paramilitaire clandestine – l’OS (Organisation Spéciale) – composée, en majorité, de soldats démobilisés, choisis en raison de leur expérience au combat acquise au cours de la Seconde guerre mondiale, ainsi que de leur engagement tranché en faveur de l’action radicale contre la puissance occupante.
Ce fut à ces assises que Hocine Aït Ahmed présenta son fameux exposé sur la guerre de guérilla, un texte de polémologie, d’une acuité prospective saisissante, inspiré par la prise de conscience aigüe du peuple et des militants, face à l’horreur des massacres du 8 Mai 1945.
Emmenés – dans sa première direction – par Mohamed Belouizdad secondé par un responsable militaire, Abdelkader Belhadj Djilali – une répartition des taches reconduite dans l’organigramme du FLN de 1954 – les membres de l’Organisation furent, pour des motifs de sécurité, séparés des militants civils qui continuaient, eux, à activer dans le cadre des statuts et du règlement intérieur en vigueur.
Le démantèlement de l’Organisation par la police française, le 18 Mars 1950, sur dénonciation de l’un des siens, Khiari Abdelkader, se plaignant d’avoir fait l’objet de sévices de la part de ses responsables, changea la donne du tout au tout.
La direction du parti, fidèle à sa ligne électoraliste et tenant à demeurer en règle avec l’administration coloniale, la dissout, en 1951, en invitant ses membres à réintégrer les rangs ; un appel auquel ces derniers disciplinés répondront positivement, en dehors de ceux qui étaient poursuivis par la police ou sous le coup d’une condamnation par contumace.

Il faut remarquer que l’OS – plus sourcée à l’esprit du PPA de 1937, du temps de la direction du DR Mohamed Lamine Debaghine, qu’à celui du MTLD, mené par des dirigeants de moindre envergure – était restée, avant et après son échec, à l’écart des dissensions entre les factions concurrentes, plutôt focalisée sur l’intérêt qu’il y avait à rétablir en priorité l’unité du parti, même si ses responsables étaient pressés d’aller au feu, de peur que le train des évènements d’Indochine, de Tunisie et du Maroc ne les relègue à l’arrière, et ne les abandonne sur le quai du combat anticolonial qui avait pris une longueur d’avance à l’échelle internationale.
Le CRUA (Comité Révolutionnaire pour l’Unité et l’Action), qui vit le jour le 23 Mars 1954, fut pensé, ainsi que son nom l’indique, comme un cadre rassembleur de toutes les forces du parti susceptibles d’être engagées dans la lutte sur une position offensive commune.
Les deux tendances qui le composaient – deux représentants de l’OS (Mohamed Boudiaf et Mostefa Ben Boulaïd) et trois représentants des Centralistes (Bachir Dekhli, Abdelhamid Sid Ali et Ramdane Bouchebouba) – n’étant pas parvenues à s’entendre sur une sortie de crise allant dans ce sens, l’aile révolutionnaire du CRUA, mise sous la pression des nouvelles en provenance du front indochinois, fut astreinte à passer à une vitesse supérieure.
La chute de Dien Bien Phu, le 6 Mai 1954, lui offrit l’opportunité d’accélérer le processus de préparation, en multipliant les contacts pris au Caire et à Berne, entre Boudiaf, Ben Bella, Ben M’Hidi, Didouche, Aït Ahmed, Khider, Lahouel et même – parce que l’espoir de partir unis dans l’action n’était pas définitivement perdu – avec Mezghana, un des proches de Messali Hadj et beau-frère de Mourad et Madjid Boukechoura, activistes de l’OS, visant à mettre en place une structure dirigeante chargée de coordonner la mise en œuvre de l’insurrection armée.
Décision est prise de réunir le 25 Juillet 1954, au domicile de Lyès Derriche, au Clos Salembier (El-Madania), le groupe des vingt-deux.
Constitué en grande partie d’anciens de l’OS et originaires (16 sur 21) de l’Est algérien parce qu’approchés par Mohamed Boudiaf qu’il connaissait personnellement, ou qui relevaient de son autorité lorsqu’il était responsable de l’Organisation pour le Constantinois, le groupe désigna à sa tête le même Boudiaf, assisté par Ben Boulaïd et Bitat. Ce choix et cette méthode de désignation furent critiqués par Abderrahmane Gherras, vieux routier du PPA-MTLD, non convoqué à la réunion, mais soutenu par son fidèle ancien adjoint, chef de l’OS du Sud-Oranais, Mohamed Mechati, présent à la rencontre qu’il qualifia dans ses mémoires de «Premier coup d’État du militaire contre le politique».
Après quoi, le bureau délégua Ben Boulaïd pour entreprendre une ultime médiation auprès de Messali Hadj. Cette tentative de la dernière chance s’étant soldée par un résultat infructueux, plus aucun obstacle ne se dressait sur la voie de l’engagement armé, d’autant que le MTLD venait de se scinder en deux, après la tenue, séparément, des Congrès d’Hornu en Belgique (Juin 1954) par les Messalistes et d’Alger (Août 1954) par les Centralistes.

L’heure n’était plus aux atermoiements : le territoire national est divisé en cinq zones d’opérations : Aurès, Nord Constantinois, Kabylie, Algérois et Oranie, et rendez-vous est pris chez les frères Boukechoura, le 23 Octobre 1954, dans leur maison du 24 rue Comte Guillot, à la Pointe Pescade, où se retrouvèrent les cinq : Boudiaf, coordinateur, Ben Boulaïd, Ben M’Hidi, Didouche et Bitat, chefs des zones militaires, rejoints par Krim Belkacem, en rupture avec Messali, et envoyé par la Kabylie pour la représenter dans la nouvelle direction.
C’est ce jour-là, et dans cette demeure historique, que la date du 1er Novembre fut retenue pour déclencher l’insurrection. La proclamation qui devait l’annoncer fut rédigée par Didouche et Boudiaf, et confiée à ce dernier, chargé de la remettre – en même temps qu’un tract de l’ALN (Armée de Libération Nationale) et la liste des objectifs à attaquer dans la nuit du 31 Octobre – à Ahmed Ben Bella, au Caire.
Le CRUA, arrivé en fin de mission, transmit alors le flambeau au FLN, après avoir œuvré à la constitution d’une direction révolutionnaire dont son périodique «Le Patriote» se fit l’écho pendant sa brève existence, dans un contexte difficile vécu dans l’attente du feu vert par le peuple et les militants résolus à se battre.
Le succès des actions militaires programmées à l’insu de la police et de l’administration françaises, par les 6, dans les Aurès, en Kabylie et dans le Constantinois, attestèrent du bien-fondé de l’option militaire et signèrent les débuts réussis d’une guerre qui conduira, dans un long martyrologue, le peuple algérien à son indépendance et au rétablissement de son État, éclipsé pendant 132 ans d’occupation et de déni.
De ce survol de la phase prérévolutionnaire du mouvement national indépendantiste, on retiendra trois éléments d’appréciation très instructifs quant à la signification que les fondateurs avaient voulu donner à leur projet et, à travers lui, au Front et à l’Armée de Libération Nationale :

a. Le FLN, bien qu’ayant résulté d’une concertation entre militants révolutionnaires du MTLD, ne constituait nullement, dans la perspective qu’ils s’étaient tracé, la continuation de leur ancien parti sous un autre sigle.
Le CRUA et le groupe des 22 n’étaient, dans la programmation qu’ils avaient arrêtée, que des étapes nécessaires sur la voie du processus prérévolutionnaire, et non une fin en soi et, encore moins, un artifice politicien.
De ce point de vue, le Front devait être perçu comme le dépassement, voire le surclassement, de toutes les enseignes qui l’avaient précédé dans le champ du mouvement national, des enseignes dont il s’empressa, dès le 1er Novembre, de se déclarer «totalement, indépendant».

b. La dénomination de «Front» avait été choisie, comme de bien entendu, pour affirmer son caractère rassembleur. «Le Front», est-il écrit dans la Proclamation : «Offre la possibilité à tous les patriotes algériens de s’intégrer dans la lutte de libération sans aucune autre considération». Une indication claire pour dire à l’intention du peuple, des militants et de l’opinion étrangère, que le Front était une entité transpartisane et non une addition de partis liés par un accord d’appareils révisable, au gré des intérêts spécifiques de ceux qui y auraient adhéré.

c. Ce qui apparaît plus significatif encore dans cet acte fondateur, de l’essence politique de la préoccupation des initiateurs du 1er Novembre, réside dans le statut de dirigeants civils qu’ils s’étaient octroyé dans l’organigramme du mouvement, même s’ils avaient été amenés, pour les besoins de la cause, à coiffer des zones militaires. Ils étaient dans la même situation que Ho Chi Minh, fondateur du Vietminh, Fidel Castro, Che Guevara, Nelson Mandela, Agosthino Neto, Amilcar Cabral, Samora Machel, engagés dans le combat mondial contre le colonialisme et la dictature qui leur emboitèrent le pas plus tard, dans le même état d’esprit.
Boudiaf, Ben M’Hidi, Didouche, Bitat, Ben Boulaïd, Krim Belkacem s’étaient présentés devant l’Histoire en révolutionnaires venus reprendre par le moyen d’une guerre juste ce que la colonisation avait ravi à leur peuple par le moyen d’une violence extrême.
Du fait des responsabilités politico-militaires qui leur échurent, à la tête des wilayas du nouveau découpage territorial décidé, le congrès de la Soummam éleva Krim, Ben M’Hidi, Zighout et Ben Boulaïd (à titre posthume), au grade de colonel, suivis de Boussouf, Bentobbal, Benaouda, Ouamrane, mais Boudiaf, Ben Bella, Aït Ahmed, Khider restèrent responsables civils avec Abane, pourtant successeur de Rabah Bitat à la tête de la zone 4 (Algérois), après l’affectation de Ouamrane à la zone 3.
A partir des principes posés le 10 octobre 1954, il coulait de source que bien que couplés dans un binôme soudé, l’ALN n’était que le bras armé du FLN, qui devait demeurer maître de l’initiative, tendu par-dessus ses différences vers un seul objectif : la libération. Une ambition qui ne vivra que le temps de l’euphorie de l’engagement, contrariée dès la fin de 1956 par d’autres visées, nourries précisément des disparités que le mouvement a voulu dépasser à la Soummam, dans un essai volontariste de synthèse, et que les redresseurs de 1957 et de 1959 ont ramené à la surface pour les faire éclater au grand jour avec les conséquences que l’on sait.
Les six membres de la Direction avaient convenu de se retrouver, avant de se séparer le 23 octobre 1954, à la sortie du studio de photographie de Bab El-Oued où ils posèrent avec une incroyable prémonition, pour la postérité, une fois le mouvement bien ancré au sein du peuple, pour évaluer ses effets et de définir les étapes qui devaient en assurer le prolongement et l’extension.

1.2. L’étape antérieure au congrès de la Soummam

Quelques observations liminaires gagneraient à être notées ici, pour saisir aussi bien l’environnement politique et militaire des préparatifs du congrès que les facteurs qui ont concouru à ses conclusions.
Elles sont en nombre de trois :
a. Il n’était pas aisé de tenir un rassemblement aussi important dans une des zones de guerre les plus exposées et les plus surveillées. Prévu d’abord par une lettre de Abane à Ben Bella dans le Nord Constantinois, près d’El-Milia, à l’invitation de Zighoud Youcef, le rendez-vous fut déplacé vers le territoire de la zone 3, dans un premier temps à la Kalaâ des Béni Abbès, puis sur les hauteurs d’Ouzalaguen surplombant la vallée de la Soummam où étaient stationnées de nombreuses garnisons et unités militaires françaises, fixes ou en mouvement. La tâche ne s’annonçait guère facile, mais c’était compter sans ces hommes habitués depuis le PPA à participer à des congrès et à rédiger des textes doctrinaux, pièces maitresses témoignant de la pertinence des travaux de réflexion effectués par le mouvement national indépendantiste.
Il suffit aussi d’avoir à l’esprit la fréquence et la célérité avec lesquelles ils se déplaçaient pour maintenir le contact entre eux et avec la base, en empruntant tous les moyens disponibles, de l’avion et du bateau lorsqu’ils devaient se rendre en Europe ou au Moyen Orient, jusqu’aux cars et aux bêtes de somme qui les acheminaient clandestinement vers les innombrables points de chute et les refuges disséminés sur tout le territoire national, du Tell au Sahara, ainsi que Mohamed Mechati le raconta dans son livre «Parcours d’un militant».
En fin de compte, ils y parvinrent grâce à un travail organisationnel et sécuritaire méticuleux auquel veillèrent les hôtes de l’évènement : Amirouche, Dehilès, Mira, H’mimi, Mohammedi Saïd, membres du comité qui accueillit et accompagna à travers la zone 4 jusqu’à la Petite Kabylie Krim, Ben M’Hidi, Zighout, Bentobbal, Abane, Ouamrane et Benaouda, les dirigeants de l’extérieur ayant fait faux bond, Ben Boulaïd et Didouche tombés au champ d’honneur et Rabah Bitat arrêté.

b. Le congrès se réunit, une année, jour pour jour, après que le face à face FLN/Armée d’occupation eut pris une autre tournure avec l’offensive lancée par Zighoud Youcef dans le Nord Constantinois, qui transforma l’insurrection en guerre totale, un évènement d’une grande résonnance nationale et internationale.
Les opérations combinées par l’ALN contre les positions de l’armée française et de ses relais ultras fut la première et la plus grande des batailles de la Révolution, celle qui poussa les gouvernements de la IVe République à faire voter les pouvoirs spéciaux et à battre le rappel des réservistes et du contingent pour venir à bout de ce qu’ils désignaient par l’euphémisme «d’évènements».
L’effet désintégration ne toucha pas seulement le dispositif politico-militaire français désarçonné et obligé d’engager les grands moyens, associés à ceux de l’OTAN, pour limiter les dégâts et prévenir une contagion plus étendue.
Le 20 Août 1955 eut une conséquence plus magistrale qui déjoua les pronostics de l’administration coloniale en réussissant à avoir raison de l’entre-deux des centralistes, des réformistes et des communistes. Il poussa les forces attentistes à se déterminer et à prendre fait et cause pour la Révolution en la rejoignant, débarrassées de leurs étiquettes partisanes, la condition posée par le Front.

c. Ces avancées militaires et politiques qui ont conforté les bases de la Révolution et rendu le congrès de la Soummam possible ne sauraient cependant faire oublier qu’elles furent obtenues en payant le prix fort. Les morts au champ d’honneur, les arrestations, l’expatriation de plusieurs dirigeants ouvrirent de nombreuses brèches dans la chaîne du commandement.

La disparition de Benabdelmalek Ramdane, le premier martyr tombé les armes à la main le 1er Novembre même à Cassaigne, suivi de Didouche Mourad le 18 janvier 1956, chef de la zone 2 (Nord Constantinois), non loin de Philippeville (Skikda) ; l’arrestation à la Casbah d’Alger de Rabah Bitat, chef de la zone 4 (Algérois), peu de temps après le début de la guerre, puis de Mostefa Ben Boulaïd, chef de la zone 1 (Aurès – Nememchas), incarcéré à la prison de Constantine d’où il s’évada en compagnie de Tahar Z’biri avant d’être victime de l’explosion d’un poste radio piégé parachuté d’un hélicoptère en mars 1956 ; des pertes considérables ayant frappé le centre de la direction historique du FLN, complétées par la mise en détention de plusieurs ex-membres du groupe des 22 : Lamoudi, Merzougui, Bouadjadj, Bouchaïb, et le départ de Mohamed Boudiaf et de plusieurs ex-membres de l’OS missionnés pour structurer la Fédération de France, précédés du décès prématuré en 1952 de Mohamed Belouizdad et les assassinats de Mohamed Bouras, Rédha Houhou, Cheikh Larbi Tebessi et Aïssat Idir, perpétrés dans le continuum des décapitations, de l’emprisonnement et des déportations des tribus de la résistance et de leur chefs, de Cheikh El-Mokrani et Boubaghla à Cheikh Bouamama, Cheikh El-Haddad, Boumaza, Benchohra et Cheikh Amoud. C’est dire le poids immense de la responsabilité qui allait peser sur les épaules des congressistes, auxquels revenait la tache de doter la Révolution d’une vision à long terme et d’un État à la hauteur de sa nouvelle stature.

II. De la synthèse de la Soummam aux schismes du Caire et de Tripoli
Évènement capital dans l’Histoire de la jeune Révolution algérienne, le congrès de la Soummam, par les participants qu’il a réunis, les textes qu’il a rédigés, les décisions qu’il a prises et les répercussions politico-militaires qu’il a eues, fut et continue d’être le premier et unique congrès du FLN à avoir été, aussi longtemps et aussi longuement, analysé et commenté, parce qu’il a, d’un avis général, apporté à la problématique de la lutte de libération – dans ses portées politiques et institutionnelles, nationales et internationales – des réponses neuves, audacieuses et adaptées aux exigences du contexte de l’heure et du long terme.

  1. Les participants

Les congressistes de la Soummam, pour rappel : Ben M’Hidi, Abane, Krim, Zighout, Bentobbal, Benaouda, Ouamrane, Dehiles… étaient des dirigeants qui se connaissaient bien, grandis dans le creuset du PPA-MTLD dont ils avaient vécu les moments durs, des massacres du 8 Mai 1945 et de la crise berbériste de 1949 à l’implosion du parti, encore vivaces dans leur conscience.
Venus d’horizons sociaux voisins, ils étaient porteurs de la diversité des cultures et des langues de leur peuple ; mais par-dessus tout, de ses fortes aspirations communes, ils étaient déterminés à transformer les professions de foi théoriques de la Proclamation du 1er Novembre en actes fondateurs d’une nouvelle réalité politique, sociale et morale de l’être national algérien.
Il serait présomptueux de vouloir sonder, rétrospectivement, leurs états d’âme et de chercher à connaître les intentions et les ambitions qu’ils nourrissaient secrètement pour le mouvement ou pour eux-mêmes. De telles informations, si elles avaient été disponibles, auraient bien sûr permis d’éclairer, pour les besoins de la vérité historique, certains aspects des décisions qu’ils avaient prises, les désaccords et les non-dits qui les avaient sans doute entouré.
Ce qui peut cependant être tenu pour certain, c’est que ces hommes, «ni anges ni démons», étaient des pragmatiques dont on aurait pu tout penser sauf qu’ils n’avaient pas les pieds sur terre. Comment, autrement, s’y seraient-ils pris pour énoncer, proposer, débattre et adopter des textes chargés d’autant de cohérence et de sens de la prévision ?

  1. Les rédacteurs

La première mouture du projet de la Plateforme discuté par les participants fut rédigée par une commission dont le principe a été arrêté au printemps 1956. Il n’est nulle part certifié que le texte final fut l’exacte réplique du brouillon commandé par la direction de la zone 4.
Les recoupements effectués par les historiens autorisent toutefois à affirmer que la trame du texte adopté à la fin des travaux avait repris les principaux éléments de l’état des lieux et des propositions élaborés par la commission. La composition de celle-ci correspondait déjà à l’esprit d’ouverture et d’intégration que Ben M’Hidi et Abane comptaient imprimer au congrès. Étaient, en effet, représentés au sein du panel, les principales sensibilités partisanes ralliées à la Révolution.
En plus de Ben M’Hidi et Abane, il y avait là Benyoucef Benkhedda, Saâd Dahleb, Abdelmalek Temmam, anciens cadres du MTLD, ainsi que Amar Ouzegane, un des premiers secrétaires généraux du Parti communiste algérien, révoqué par sa Direction pour avoir traité, le 8 mai 1945, des militants du PPA «d’agents hitlériens», avant de collaborer au «Jeune Musulman» d’Ahmed Taleb El-Ibrahimi, puis de se réconcilier avec le parti de Messali. Les autres rédacteurs du texte étaient Mohamed Lebdjaoui, futur dirigeant de la Fédération FLN de France et Abderazzak Chentouf, avocat et ancien militant de l’Etoile Nord-Africaine, proche des milieux nationalistes de la bourgeoisie algéroise.

  1. Les textes

Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur la Plateforme et ses résolutions préconisant les fameuses primautés du politique et de l’intérieur, mais peu ont fait ressortir, comme il se doit, son apport à l’ébauche des premières incarnations institutionnelles de l’État révolutionnaire que certains historiens ont volontairement ou non éludé au profit de l’État de la Régence ottomane et de l’État de l’Émir Abdelkader présentés, à tort pour le premier, comme les précurseurs de l’État algérien indépendant.
Même s’ils étaient linéairement rattachés à l’héritage de la résistance nationale de 1830, les premiers actes de cet État révolutionnaire n’en avaient pas moins revêtu la forme d’une conquête moderne, qui dota l’Algérie au combat, du sommet à la base, de structures et de moyens d’administration et de représentation absolument souverains et différents, par nature et par vocation, de ceux de la puissance occupante.

3.1. Au sommet, il fut décidé l’institution d’un Comité de Coordination et d’Exécution (CCE), le premier gouvernement de l’Histoire de la Révolution, et d’un Conseil National (CNRA), instance suprême, premier Parlement représentatif des principaux courants rangés sous la bannière du FLN.
Aussi stratégiques qu’elles aient pu être, ces décisions auraient été incomplètes si elles n’avaient pas été accompagnées par la structuration de l’ALN, sur la base d’un nouveau découpage territorial, de mécanismes de fonctionnement et de procédures d’avancement et de discipline qui en firent une armée organisée et hiérarchisée enrichissant les traditions militaires de l’Algérie historique.

3.2. A la base, furent installées des structures de proximité nécessaires à l’administration des affaires publiques de la population, qui avait désormais la possibilité d’actionner des moyens de droit, indépendants, pour régler les problèmes de la vie courante.
L’enregistrement des actes d’État-civil auprès de l’OCFLN (Organisation Civile du Front du Libération National) et la saisine des tribunaux de la Révolution, ayant pouvoir de connaître des litiges entre justiciables nationaux, constituèrent, de ce point de vue, les manifestations pratiques les plus perceptibles de cet État.
Cette organisation a servi, en particulier dans les zones rurales, non seulement à soustraire le quotidien du peuple à l’arbitraire de l’autorité coloniale, mais aussi à établir un climat de confiance dans les relations entre le FLN et les citoyens, entachées au tout début par des atteintes à l’intégrité physique des personnes– égorgements et mutilations –, déshonorantes pour l’image du Front.
Quelles aient concerné l’administration ou la protection des populations, ces décisions changèrent sensiblement les rapports sociaux, remettant en question, entre autres, les dispositions relatives à la condition des femmes ; ces dernières – en commençant par les combattantes du maquis – s’étant vues mieux traitées grâce à la codification des valeurs d’égalité et d’émancipation défendues par un État qui s’était déclaré d’emblée antiféodal.

3.3. L’architecture de la construction institutionnelle – le socle sur lequel la Révolution allait vivre, agir et progresser pendant des années – avait besoin de reposer sur des normes logiques – primauté de l’intérieur sur l’extérieur et du politique sur le militaire – dont l’usage était répandu dans les Révolutions similaires.
La Direction de la Révolution fut à ce titre confiée aux civils, ainsi que la pratique l’avait établi pour le groupe des 22 et des 6.
Installée sur le territoire national et chargée de la conduite de la guerre et de l’action politique et diplomatique, il apparut à cette Direction irréaliste d’accepter de partager ses prérogatives avec les militaires et la délégation extérieure, l’objectif étant pour elle de vaincre le système colonial à partir de l’intérieur, et dans le cadre d’une formation à commandement civil et non le contraire.

3.4. Quant à la condamnation du «messalisme» et du «berbérisme», qui n’avait fait l’objet d’aucune réserve, elle s’expliquerait par le fait que la bataille entre le FLN et les messalistes du MNA battait son plein, et que les dirigeants gardaient certainement encore présents à l’esprit les stigmates de la crise de 1949, craignant que les deux courants ne viennent casser la dynamique unitaire de la Révolution.
Que Krim, Abane, Ouamrane et leurs compagnons Dehiles, Amirouche, H’mimi, Mohammedi Saïd, Mira et Abdelhafid Amokrane aient souscrit à cette condamnation était révélateur de la volonté générale de préserver l’unité d’action, en privilégiant la question nationale sur celle de l’identité, qui fut le cheval de bataille d’Aït Ahmed contre Messali, à qui il reprochait son rapprochement avec les leaders de l’arabisme et du réformisme musulman moyen-oriental, il faut dire, à la décharge de celui-ci, qu’il ne s’y était résolu que parce qu’il fut déçu par les tergiversations du Komintern au sujet de «l’émancipation des Nations d’Orient» subordonnée à «la conquête du pouvoir par le prolétariat dans les pays colonisateurs».

  1. Les décisions

Élargissement et synthèse furent les deux leitmotivs d’un congrès protégé, faut-il le rappeler, par une ceinture de sécurité insoupçonnée des services de renseignements français qui essuyèrent, en la circonstance, un revers démontrant leur faible maîtrise de l’évènement dont ils ne prirent connaissance – sur le tard – qu’après avoir compulsé les documents transportés par une monture qui avait fui lors d’un accrochage entre le comité d’accueil des congressistes et une unité de militaires français.
Comme on le sait, les débats furent dirigés par Larbi Ben M’Hidi à la présidence et, au secrétariat, par Abane Ramdane, le leader politique en pleine ascension, qui prit la relève de Rabah Bitat à la tête de l’Algérois, une zone qu’il transforma en base avancée, à fort potentiel militaire, plantée au cœur du dispositif répressif de l’armée d’occupation. Et, comme attendu, la désignation des membres des nouvelles instances de direction s’effectua en phase avec la ligne du congrès, axée donc sur :

4.1. L’élargissement
Le congrès se fit un devoir d’appliquer à la lettre l’appel lancé par la Proclamation du 1er Novembre à tous les patriotes de rejoindre la Révolution, «sans aucune autre considération», se félicitant d’avoir obtenu le ralliement au FLN de ceux qui défendaient jusque-là la voie du dialogue et de la paix avec l’administration coloniale.
L’élargissement de la base sociale de la Révolution à la frange nationaliste de la bourgeoisie, à la classe ouvrière et aux élites intellectuelles était une victoire stratégique remportée sur la politique algérienne de la France, pour qui l’insurrection était une affaire de hors-la loi dépourvus d’ancrage social et de vision politique. Le démenti à cette théorie fut, déjà, apporté par Ferhat Abbas, à son départ en 1955 pour Tunis, après avoir dissous l’UDMA, déclarant que «dès lors que le sang a coulé» il n’y avait plus d’autre alternative que de s’engager aux côtés de la lutte du peuple.

4.2. La synthèse
La conséquence de cet élargissement de la base de la Révolution se traduisit organiquement par l’intégration des centralistes, des udmistes et des ulémistes au CCE, composé de 5 membres, et au CNRA, comptant 34 membres (17 titulaires et 17 suppléants).
Se retrouvèrent au CNRA en tant que titulaires, Ferhat Abbas, Benyoucef Benkhedda, Tewfik El-Madani, M’Hamed Yazid et Lamine Debaghine, tandis que Lakhdar Bentobbal et Abdelhafid Boussouf – membres de la première vague de l’insurrection – furent relégués au rang de suppléants, un classement aussitôt contesté.
La même chose se produisit au CCE, où Benyoucef Benkhedda et Saâd Dahleb, des centralistes indécis sur l’engagement armé en 1954, siégèrent sur un pied d’égalité aux côtés de Larbi Ben M’Hidi et Krim Belkacem, des «amalgames» qui serviront de détonateur à la crise aigüe qui fit convoquer le CNRA au Caire en 1957, appelé à revoir sa copie. Deux autres réunions – la première dite des colonels et l’autre du CNRA, deuxième version – eurent lieu en 1959 et en 1960 au Caire et à Tripoli qui instaurèrent de nouveaux rapports de force, prélude à la conflagration de l’été 62.
L’entrée au FLN des ailes modérées du Mouvement National eut pour effet de multiplier le nombre des intervenants dans le concert d’une direction, jusque-là réservée uniquement aux anciens de l’OS, des 22 et aux 6 ; une évolution qui aux yeux des orthodoxes inquiets risquait d’altérer, voire de dénaturer, la ligne initiale du mouvement.
Les candidats à un rôle d’influence dans les institutions post-Soummam se recrutaient parmi les élites. D’extraction sociale assez différenciée, celles-ci ne formaient pas un corps homogène doté d’une identité et d’un pouvoir autonomes. Chacune de leurs composantes avait son point de fixation sociale : la petite bourgeoisie urbaine pour les unes, et les couches moyennes de la paysannerie pour les autres. Cet ancrage, associé à leur formation, déterminait leurs apparentements idéologiques et leurs conduites politiques.
Telles que représentées dans le spectre qui les regroupait formellement, ces élites se répartissaient entre deux blocs cloisonnés.

4.3. Le premier bloc
Au premier bloc appartenaient des penseurs, des dirigeants des syndicats estudiantins et des représentants des professions libérales, liés par les mêmes cursus universitaires, des références intellectuelles modernistes et l’usage courant de la langue française. Ils ont adhéré au FLN après avoir fait leurs classes dans le militantisme corporatif ou, pour les aînés, dans le PPA-MTLD, et même dans l’Etoile Nord-Africaine.
Médecins, avocats, écrivains, journalistes… ils furent affectés dès le départ à l’exécution de tâches en relation avec la diplomatie, l’information, l’administration et, pour les historiens et les sociologues, dans le travail de réflexion dont il leur arrivait de publier des textes dans des revues de renom qui soutenaient la cause algérienne comme «Esprit», «La Pensée» et «Les Temps Modernes».
Rédha Malek, Mohamed Seddik Benyahia, Abdelmalek Benhabylès, Belaïd Abdeslam, Lakhdar Brahimi, M’Hamed Yazid, Mohamed Seghir Mostefaï, Mostefa Lacheraf, Tayeb Boulahrouf, Frantz Fanon, Brahim Mezhoudi, Omar Oussedik, Abdelmalek Temmam, Ahmed Boumendjel, Abdelhafid Keramane, Amar Bentoumi, Ali Yahia Abdenour, Mohamed Khemisti, Layachi Yaker, Abdelhamid Adjali, Hocine Djoudi, Abdelkader Hadj Azzout, Djamel Houhou, Mohamed Nabi, Mohamed Lyassine, Smaïn Hamdani, Messaoud Aït Chaâlal, Mohamed Lebdjaoui, Mabrouk Belhocine, Salah Louanchi, Hadj Smaïn, Mohamed Sahnoun, Abdelkader Benkaci, Abdelkader Chanderli, Mohamed Salah Dembri, Mohamed Khelladi, Abdelkrim Benmahmoud, Nafissa Chentouf, Messaoudi Zitouni, Mohamed Boureghda, Mohamed Harbi, Mohamed Chérif Sahli, Houari Moufok et Ahmed Mahi… gravitèrent à divers niveaux autour de la galaxie du CCE, du CNRA et du GPRA, dans les cabinets ministériels, les syndicats étudiants, les médias, ou les ambassades ouvertes auprès des capitales des pays amis.
D’autres intellectuels et étudiants s’étaient directement engagés dans l’ALN, après la grève du 19 mai 1956. Ils servirent en actifs, ou en formation, dans les armes des transmissions, du génie, de la médecine militaire, des blindés, de l’aviation et, pour quelques uns, dans les secrétariats des État-major des wilayas.
Mohamed Boukharouba, Ali Kafi, Amara Rachid, Taleb Abderahmane, Hassiba Ben Bouali, Lotfi Boudghène, Rabah Zerari, Ali Cherif Deroua, Salim Saadi, Hocine Benmaalem, Lakhdar Rebah, Abdelkrim Hassani El-Ghaouti, Laroussi Khalifa, Chérif Belkacem, Abdelaziz Bouteflika, Boualem Bessaieh, Abdelhamid Temmar, Abdelhamid Brahimi, Kasdi Merbah, Nourredine Zerhouni, Mohamed Lemkami, Abderahmane Laghouati, Abderazzak Bouhara, Saïd Aït Messaoudène, Mourad Benachenhou, Mohamed Terbeche, Ahmed Benai, Mokhtar Maherzi, Sadek Hadjeres, Hachemi Cherif, Abderahmane Chergou, Abdelaziz Zerdani, Abdelaziz Maoui, Abdelmadjid Aouchiche, El-Hachemi Hadjeres, Mohamed Alleg, Abdelhamid Latreche, Mouloud Hamrouche, les médecins Benaouda Benzerdjeb, Tidjani Haddam, Bachir Mentouri, Omar Boudjellab, Mohamed Toumi, Mohamed Seghir Nekkache, Mahmoud Atsamena, Abdelhalim Medjaoui, plus Abdelaziz Khelfallah, dit Mostefa Boutmaira et Adjaoud Rachid ; ces deux derniers, respectivement chef de la zone V et assistants du colonel Salah Boubnider à la wilaya II et du colonel Amirouche, à la wilaya III.

4.5. Le second bloc
Animé par le leader de l’Association des Ulémas Algériens Cheikh Bachir El-Ibrahimi, très actif dans la presse écrite, les radios et les universités d’Égypte, des pays du Golfe et des pays musulmans d’Asie où il contribua à populariser la cause nationale, rassemblait les intellectuels arabophones qui avaient suivi leur formation sur les bancs de l’école badisienne, de la Zitouna et d’El-Azhar, où on enseignait la réforme de l’Islam en vogue dans le mouvement de la Nahda.
Historiens, philosophes, poètes, prédicateurs, ils avaient eux aussi commencé à écrire ou à éditer leurs œuvres, à l’exemple de Malek Benabi, Mohamed Laïd El-Khalifa, Ahmed Aroua, Tewfik El-Madani, Cheikh Ahmed Hamani, Ahmed Taleb El-Ibrahimi, Mouloud Kassem, Mohamed El Mili, Cheikh Yalaoui, Abdelhafid Amokrane, dans l’environnement desquels activaient les étudiants Abdelkader Hadjar, Othmane Saadi, Abdellah Rekibi, Abdelkader Nour… Leur discours réservait une place prépondérante à l’apologie de l’Islam, présenté comme une référence idéologique majeure de la Révolution de Novembre.
Il faut néanmoins signaler que tous les intellectuels arabophones – ou bilingues – ne partageaient pas obligatoirement cette orientation ; nombreux étaient ceux qui défendaient, à partir de leur position d’hommes de culture ou de communication, un nationalisme moins marqué religieusement : Moufdi Zakaria, Abdelhamid Mehri, Larbi Demagh El-Atrous, Aïssa Messaoudi, Lamine Bechichi, Belkacem Saâdallah, Abdelmadjid Meziane, Madani Haoues, Mahfoud Keddache, Lazhari et Abdellah Cheriet, Mahieddine Amimour, Chbouki, les équipes rédactionnelles d’El-Moudjahid, de «La Voix de l’Algérie combattante» et de l’APS… en faisaient partie.
Cette mobilisation de sensibilités au centre ou à la périphérie de la Direction relança la guerre des chapelles, avec toutes les retombées préjudiciables qu’elle pouvait entrainer sur le rendement de l’action révolutionnaire.
L’absence de passerelles entre elles (les sensibilités) fit que finalement ni les unes ni les autres n’arrivèrent à prendre le dessus. Elles réduisirent leur marge de manœuvre jusqu’à se neutraliser, cédant l’initiative aux «militants en uniforme», dont la colonne vertébrale était formée par les officiers de l’armée des frontières et «les Malgaches», cités ci-dessus.
Entre cléricalisme et laïcité, droitisation et gauchisation – clivages reproduits à l’indépendance par les marxistes et les islamistes – la Révolution tenta de garder le cap sur les dénominateurs communs posés par la Proclamation de 1954, sans toutefois produire de nouveaux instruments conceptuels capables de l’immuniser contre les débordements des uns et des autres, autrement qu’en jouant, surtout après 1965, sur l’équilibre entre «socialisme spécifique» et «islam progressiste», exercice dans lequel Houari Boumediene excellait, à travers la Charte Nationale de 1976, les séminaires sur la pensée islamique ou les déclarations du type qu’il fit à Lahore, au Pakistan, lors d’un sommet de l’OCI.

  1. Les répercussions politico-militaires

Les décisions prises à la Soummam eurent un retentissement immédiat, assez négatif, dans les maquis et au Caire, où la Délégation extérieure, par la voix de Ahmed Ben Bella, soutenu par Mohamed Boudiaf, les déclara de nul effet. Motivées par des raisons propres à chaque partie, les réactions hostiles des militaires et des principaux chefs historiques encore vivants n’avaient pas de quoi étonner. Elles étaient dans une certaine mesure attendues, après que ces derniers se soient abstenus de réserver une suite favorable à l’invitation de Abane.
On ignore si cette défection était intervenue à la prise de connaissance anticipée des documents du congrès ou non ; le fait est qu’elle signifiait clairement le rejet, et du contenu de ces textes et, plus fondamentalement, du principe même de la rencontre qu’ils envisageaient vraisemblablement sous un angle différent.
Les évènements ultérieurs le confirmeront, puisqu’une année plus tard, en août 1957, la session du CNRA réunie au Caire, à l’initiative de Krim Belkacem, le seul membre des six encore en activité, expurgera la plateforme de ses parties contestées, révisera l’ordre de préséance de ses membres, entre titulaires et suppléants, et ouvrira ses portes à de nouveaux venus, «les militants en uniforme» des wilayas I et V, Mahmoud Chérif et Houari Boumediene, les dirigeants de la nouvelle génération qui feront bientôt parler d’eux, le premier au CCE, puis dans le futur GPRA aux côtés de Krim, Boussouf et Bentobbal, le second à l’EMG de l’armée des frontières qu’il entrevoyait dans sa stratégie de conquête du pouvoir total comme le moyen le plus dissuasif à opposer au wilayisme développé par les chefs de l’intérieur et au noyau des centralistes et des réformistes du GPRA, considérés comme une menace potentiellement dangereuse.
Pour en arriver là, il avait fallu que se produisirent des évènements de grande ampleur ; renversant de fond en comble les rapports de force, et rendant possible le virage à 180° pris au Caire. En quelques mois, la Direction de la Révolution fut étêtée du reste de ses membres :
– Rejoignant Didouche, Souidani, Badji Mokhtar et Ben Boulaid, Zighout Youcef tombe au champ d’honneur en septembre 1956, sur le chemin du retour vers le PC de la wilaya II, en provenance de la Soummam.
– Les quatre principaux chefs de la Révolution (Boudiaf, Ben Bella, Aït Ahmed et Khider) sont emprisonnés, après l’arraisonnement de leur avion en provenance du Maroc, le 22 octobre 1956.
– L’arrestation en février 1957 de Larbi Ben M’Hidi par les parachutistes de Bigeard, et son assassinat par Aussaresses, met un terme à la bataille d’Alger déclarée par le général Massu contre la Zone Autonome. La répression qui s’abattit sur le FLN entraina l’effondrement de la pyramide de l’Organisation, avec l’arrestation de son chef, Yacef Saâdi, et la mort de ses compagnons : Hassiba Ben Bouali, Ali La Pointe, Yacef Omar et Mahmoud Bouhamidi dans leur cache de la rue des Abderames, explosés par les artificiers militaires français.

L’échec de la grève des huit jours de janvier 1957 et les pertes enregistrées par les fidaïne et la population poussa le CCE – Abane, Ben Khedda, Dahleb sans Ben M’Hidi, arrêté – à quitter Alger pour Tunis, plutôt que de se retirer sur les arrières sûrs des wilayas I et II, une erreur stratégique d’après les combattants de l’intérieur.
Ce déplacement décidé dans la précipitation détériorera encore plus les relations entre les politiques et «les militants en uniforme», et entre l’intérieur et le nouvel extérieur ; le CCE devenant la cible des accusations d’impéritie portées auparavant par les chefs de wilayas – Amirouche, Si El Haoues… – contre les représentants du Front au Caire, au sujet de l’insuffisance de l’approvisionnement du maquis en armes.
La Révolution prenait à ce stade un tournant dangereux pour sa survie, un tournant qui exigeait, selon les responsables à l’origine de la convocation de la session du CNRA, un retour impératif aux sources, c’est-à-dire à la ligne de la Proclamation du 1er Novembre et à la collégialité. Ce retour passait donc par une remise en cause de la construction politico-idéologique du congrès de la Soummam, dénoncée comme un «complot déviationniste» monté par «les ralliés», une façon d’incriminer Abane, et d’instruire contre lui un procès qui se conclut par son éloignement du centre de la décision et son assassinat à Tetouan au Maroc.

Concrètement, les retombées de ce redressement se traduiront par la désignation :
– D’un nouveau CCE, qui passera de 5 à 9 membres : Krim, Abane, Boussouf, Bentobbal, Mahmoud Chérif, Ouamrane, Debaghine, Mehri, Abbas, moins les centralistes impliqués dans «la déviation».
– Et d’un Conseil national de 54 membres, où siégeront à part entière les ex-suppléants, rejoints par Benyahia et Mezhoudi, les futurs chefs de cabinet de Ferhat Abbas à la présidence du GPRA.

La toute fraîche ligne de séparation entre «militants en uniforme» et «militants civils», entre l’intérieur et l’extérieur, fut purement et simplement effacée, au terme de la résolution finale adoptée par le Conseil. «Tous égaux», avait-elle déclaré : la route vers le pouvoir convoité par les militaires, au nom de «la pureté révolutionnaire», était grande ouverte. Il leur fallait tout juste patienter un peu pour s’en saisir totalement. En attendant, appuyés par les nouveaux colonels : Krim, Boussouf et Bentobbal, ils sortirent de l’opération vainqueurs, et pouvaient régner sur le CCE, sans adversaires. Le triumvirat verra le registre de ses pouvoirs s’élargir, dans une mesure plus importante, avec l’avènement du GPRA, dont ils décidèrent du principe, sur proposition de Hocine Aït Ahmed, transmise de son lieu de détention, pour conférer à la Révolution une représentativité et une audience internationales. Celui-ci fut annoncé, au Caire, le 18 Septembre 1958, par son Président Ferhat Abbas, dont on ne savait pas encore s’il allait être un simple faire-valoir ou un atome libre, fidèle à sa réputation d’homme difficilement manipulable.
L’avenir dira tout l’inconfort d’un chef de gouvernement démuni des moyens de gouverner, d’où la réunion, à l’initiative de Ferhat Abbas, des 10 colonels de l’ALN, au Caire, présidée du 11 Août au 2 Septembre 1959 par Krim Belkacem. Cette réunion recomposa de nouveau le CNRA en gardant le même nombre arrêté en 1957 (54). Elle sera suivie de celle tenue à Tripoli, entre le 15 Décembre 1959 et le 16 Janvier 1960, qui supprimera le Ministère des Forces Armées et créera l’État-major à la tête duquel sera porté le colonel Houari Boumediene.
Achevant le processus de redressement entamé en 1957, le remplacement de Ferhat Abbas par Benyoucef Benkhedda le 9 Août 1961 fut décrété au moment où celui-ci aspirait à conduire la délégation du FLN aux négociations avec le gouvernement français qui pointaient à l’horizon.
Mais le noyau dur du GPRA avait là-dessus une toute autre idée, comme d’ailleurs le général De Gaulle ; celui-ci comptait poursuivre les contacts avec l’ALN, même après l’échec de ses pourparlers sur «la paix des braves» avec le colonel Mohamed Zaâmoum, chef de la Wilaya IV, plutôt que de discuter de l’avenir de l’Algérie avec Ferhat Abbas, à propos de qui il avait dit en privé : «Qu’est-ce que ce Ferhat Abbas qui est marié avec une Allemande ?», sous-entendu «une nazie», Mme Stœtzel, en fait une Française d’origine alsacienne, militante de l’UDMA, convertie à l’Islam ; un dérapage dont il s’excusera tardivement après l’indépendance auprès de l’intéressé en lui dédicaçant ses Mémoires.
Le CNRA qui enregistra l’arrivée de colonels devenus membres de «l’extérieur» (Kafi, Mendjeli, Dehilès, Ouamrane, Hadj Lakhdar, Othmane, Kaïd Ahmed, Yazourène, Zerari, Boumediène… les seuls à être restés au maquis étaient Z’biri, Boubnider, Mohand Oul Hadj, Bounaama, Khatib, Chaabani), scrutait de très près les initiatives engagées par le GPRA, dans le sens des négociations, une surveillance dont les résultats apparaîtront au grand jour après la signature, le 18 Mars 1962, des Accords d’Évian entre Krim Belkacem et Louis Joxe.
Le colonel Houari Boumediene était à la manœuvre, servi par la normalisation de la dissidence de la base de l’Est et la mésentente entre les détenus du château d’Aulnoy. Tout en brandissant dans son bras de fer avec le GPRA une menace de démission dilatoire, il envoya Abdelaziz Bouteflika au château d’Aulnoy sonder les intentions de Boudiaf, Aït Ahmed et Ben Bella, et sur leur disponibilité à diriger l’État indépendant dont l’avènement était proche.
Après plusieurs coups de théâtre et des milliers de morts dus à la politique de la terre brûlée de l’OAS, le congrès de Tripoli, sur lequel pesait déjà de lourdes incertitudes, se réunit, accueillant un aréopage de participants à forte teneur explosive : les dirigeants de la Révolution libérés d’Aulnoy, les chefs de wilayas, le GPRA, le CNRA, les centralistes, les udmistes, les ulémistes, les chefs de la Fédération de France, les délégués des organisations syndicales, tout ce que la guerre avait drainé dans un fleuve de rancœurs, de récriminations et d’anathèmes capables de tout sauf de contribuer à ressusciter l’unité d’action et de pensée du FLN du 10 octobre 1954.
Mohamed Seddik Benyahia, qui présida les travaux, échoua à faire admettre la composition d’un Bureau politique associant les cinq d’Aulnoy et les «3 B» et dut les suspendre. Il eut à peine le temps de faire voter, à l’unanimité, le projet de Hammamet, baptisé «Programme de Tripoli», qui posa les deux principes qui régiront la vie politique et économique de l’Algérie indépendante trente ans durant : l’unicité du parti, comme mode de gouvernement, et le socialisme comme voie de développement.
Après cela, le FLN entrera, non pas à Alger – ainsi que le fit le GPRA à travers la personne de son Président, Benyoucef Benkhedda – mais en rangs dispersés à Tlemcen et à Tizi Ouzou, explosé en plusieurs tendances qui déclencheront bientôt des affrontements fratricides.
De cette cascade d’évènements survenus sur une longue période, et dans un paysage politico-militaire des plus opaques, il est quand même possible de dégager quelques ébauches de lectures susceptibles d’aider à rendre compte de la cristallisation des processus autour desquels le dénouement de l’insurrection révolutionnaire s’était structuré, politiquement, idéologiquement et institutionnellement :

5.1. Politiquement
La hantise des premiers militants révolutionnaires civils, relayés à partir de 1959-62 par les «militants en uniforme», fut de voir un jour l’âme du nationalisme indépendantiste et ses caractères populaire et unanimiste dilués dans la dissidence ou la discordance, d’où la constance de leur position de «vigiles intraitables».
Incarnation de ce nationalisme irrédentiste enfin victorieux, l’OS marqua de sa culture et de son empreinte dirigiste plusieurs générations de combattants qui se sont reconnus beaucoup plus dans l’ALN, continuatrice légitime de l’OS, que dans le FLN, fédérateur des forces d’avant 1954, continuellement suspectées de tentatives de confiscation du combat des pionniers.

5.2. Idéologiquement
La paysannerie s’est imposée force dirigeante de la Révolution pour les raisons expliquées plus haut. Dans cette position, et au fur et à mesure de l’avancée de la lutte armée, elle imprima à celle-ci un ensemble de valeurs dont elle a de tous temps été porteuse, et dont la religiosité référencée au sunnisme malékite était l’un des vecteurs les plus visibles. La lutte commença alors à revêtir le caractère d’un djihad. Les djounoud furent désignés par le vocable de moudjahidine, et le rituel de la prière collective avant chaque opération militaire devint un acte de foi patriotique.
L’organe central du FLN, successeur de «la Résistance», prit le nom d’«El-Moudjahid», et quelques années après que l’Union générale des étudiants algériens ait opté pour une appellation comportant dans son sigle le terme de musulmans, des faits qui ont introduit dans le glossaire de la Révolution une terminologie nouvelle par rapport à son premier corpus, plutôt universaliste, même si la Proclamation du 1er Novembre avait projeté de construire l’État algérien indépendant dans «le cadre des principes islamiques», pour bien marquer la différence qui devrait exister entre le Code de l’indigénat, qui réserva aux Algériens le statut de sous-citoyens dits «Français-musulmans», et le futur État national, fondé sur une identité ethnico-religieuse récupérée et rétablie dans ses droits imprescriptibles.
Il n’est pas inintéressant de relever, dans cet ordre d’idées, que les principaux officiers de wilayas de l’ALN, originaires du Nord Constantinois, furent les élèves de la Ketanya et de la Tarbiya oua Etaâlim, entre autres Ali Kafi, Brahim Chibout, Mohamed Salah Yahiaoui et Mohamed Boukharouba, qui adopta le nom de guerre de Houari Boumediene, en signe de filiation spirituelle à deux saints vénérés de l’Ouest du pays.

5.3. Institutionnellement
«Les militants en uniforme», entrés à Alger en été 1962 en vainqueurs, après des combats meurtriers dans la wilaya IV, avaient auparavant conclu à Tlemcen un accord avec «les militants civils», au terme duquel le commandement de l’institution militaire leur reviendrait exclusivement, tandis que serait dévolu à une Assemblée constituante la mission de rédiger une Constitution – laissée pour le moment à la discrétion de ses futurs membres – et au Bureau Politique du FLN, le pouvoir de gérer les affaires du parti consacré, pour le moment aussi, façade civile du nouveau régime.
Fort de son élection à la tête de l’État et du FLN, quelques mois plus tard, transformé en 1964 en parti d’avant-garde par la Charte d’Alger, Ahmed Ben Bella, entouré de ses fidèles : Ben Alla, Mahsas, Boumaza, Nekkache, Hadj Smaïn, crut les conditions suffisantes réunies pour renverser la vapeur et remettre en selle «les militants civils».
Conseillé par les marxistes de l’aile gauche du FLN, il initia au pas de charge des réformes «socialistes» dont il pensait, par conviction, qu’elles allaient aboutir dans un contexte international dominé par l’émancipation générale des peuples du colonialisme et du capitalisme occidental.
Le colonel Houari Boumediene, tout puissant ministre de la Défense nationale, qui avait la haute main sur l’État-major de l’ANP qui prit la suite de l’ALN, les régions militaires, la police, le corps national de sécurité, la gendarmerie et les services du renseignement, ne l’entendait pas ainsi, estimant que l’orientation imprimée au parti dans lequel il voyait grandir l’influence des communistes, contrevenait aux constantes arabo-islamiques et «à la pureté» de la Révolution de Novembre, tout pour conclure à une nouvelle «déviation» à stopper net.
L’accord conclu à Tlemcen fut rompu, le 19 Juin 1965, dans le fracas d’un énième «réajustement» qui tourna une page de l’Histoire politique de l’Algérie indépendante, et en ouvrit une autre d’une toute autre nature.


     20 AOÛT 1956 – 20 AOÛT 2020

La Révolution de février à l’épreuve de la Soummam

Par : HEND SADI

FIGURE DU COMBAT DÉMOCRATIQUE

Arrêtons-nous un instant sur cette instance de direction qu’est le bureau politique du FLN. Les statuts du CNRA requièrent une majorité minimum de deux tiers des voix pour l’élection de tout organe de direction. Or, ni la liste de Ben Bella ni celle de Krim n’atteignent ce quorum. Du point de vue légal, aucune n’est légitime. Ben Bella peut toutefois se prévaloir d’une majorité relative puisqu’il obtient 33 voix contre 31 voix pour Krim (sur 69 votants), soit une avance de deux voix. Mais en examinant les votes par procuration, les historiens remettent sérieusement en cause même cette majorité relative.

Le syndrome Vrirouche                                                                                                                                                                                                                          En effet, aveuglé par les rancunes qu’il nourrit contre Krim Belkacem, le colonel Mohamed Yazourène, plus connu sous le nom de Vrirouche, se désolidarise de Krim et accorde à Ben Bella les cinq voix de la Wilaya III dont il détient les procurations, faisant ainsi basculer la majorité en faveur de Ben Bella. Ce faisant, Vrirouche trahit la volonté de ses mandants. Et il en est de même des 4 voix de la Wilaya IV toutes mises également sur le compte de Ben Bella par le commandant Bencherif qui avait reçu procuration de la Wilaya IV.

Or, les Wilayas III et IV se sont dressées les armes à la main pour barrer la route à Ben Bella. La logique du ressentiment n’épargna même pas le sage Ferhat Abbas qui, lui aussi, s’était rangé derrière Ben Bella pour se venger d’avoir été démis de la présidence du GPRA. Il eut à s’en mordre les doigts très rapidement et, dans son ouvrage L’indépendance confisquée, il se dira heurté par les outrances de Ben Bella. Ce dernier finit par le mettre en résidence surveillée en 1963 avant de l’arrêter en 1964.

Voilà sur quoi repose la légitimité du bureau politique de Ben Bella qui s’est emparé du pouvoir par les moyens que l’on sait. Voilà le décor du congrès de Tripoli qui a scellé au grand jour l’enterrement du congrès de la Soummam et préfiguré toutes les dérives de l’ère Ben Bella qui marquent encore les textes fondamentaux de l’État algérien.

C’est en cela que ce détour historique nous intéresse aujourd’hui. Proposer de ne pas remettre en cause un tel héritage, c’est accepter un statu quo qui n’a rien de neutre, un statu quo qui est très précisément “la source de nos communs malheurs”, c’est-à-dire l’assise du régime que l’on veut abattre.

L’Histoire ne repasse pas les plats
Par ailleurs, croire que l’on peut surseoir à ce débat et le reprendre plus tard à tout moment est une erreur qui peut se révéler fatale. On le pourrait encore moins après la chute du régime car ce statu quo apparaîtrait alors comme le socle d’un pacte qui aura permis la victoire sur les tyrans qui nous ont confisqué l’indépendance, autant dire qu’il deviendrait sacré et que l’on ne pourrait plus y toucher.

Nous devons avoir présent à l’esprit que les occasions de débattre des fondements de notre société aussi librement que nous le faisons actuellement ne se sont pas souvent présentées par le passé. Dans la vie d’une nation, les moments historiques où les principes qui fondent le contrat social se renégocient sont rares. Jamais, depuis 1956, une telle occasion ne s’est offerte. Ne ratons pas le coche.

À une question portant sur l’article deux de la Constitution disposant que “l’islam est la religion de l’État”, le journaliste Fodil Boumala, qui se réfère à Malek Bennabi, a répondu lors d’une conférence qu’il a donnée à l’université de Bgayet en 2019, que les rédacteurs de la Loi fondamentale avaient retenu cette formulation par… paresse, pour éviter d’avoir à en débattre. Eh bien, cessons d’être paresseux et débattons.

Soyons clair : avec un tel passif, la question n’est pas des plus aisées, mais la différer ne règle rien. Sa résolution passe par la refonte de l’État, par un débat où rien ne doit échapper à la libre critique du citoyen. Pour difficile qu’elle soit, la tâche n’est pas irréalisable. Notre histoire récente nous l’enseigne. Ceux qui considèrent que soulever aujourd’hui la question de la religion, de sa place dans l’Algérie de demain concourt à introduire le germe de la division dans les rangs du mouvement et briserait son élan, bref que ce type de discussion est inopportun, sont invités à s’y reporter.

Pourquoi les principes de la Soummam qui – en pleine guerre – ont rassemblé des forces politiques très différentes, des principes qu’il a été possible d’inscrire dans les résolutions du premier congrès du FLN dès 1956 seraient-ils devenus prématurés en 2020 et source de division en temps de paix ? C’est leur remise en cause au Caire sous la houlette des services égyptiens (déjà !) seulement un an plus tard qui a signé une dérive dont l’Algérie ne s’est jamais relevée. Cet épisode est une autre raison pour redoubler de vigilance. Rien n’est jamais acquis définitivement, la démocratie est un éternel combat.

Dans le même ordre d’idées, que de fois n’a-t-on entendu de vieux militants nationalistes expliquer qu’ils avaient préféré taire la question amazighe par souci de préservation de l’unité nationale en évitant de heurter ceux qui, parmi eux, clamaient préférer “une Algérie française à une Algérie berbère”, ceux qui, niant furieusement l’histoire, entendaient arrimer à tout prix l’Algérie à une chimérique nation arabe.

Ces militants pensaient pouvoir poser et résoudre sereinement le problème identitaire après la chute du colonialisme français. Nous savons ce qu’il en a été et surtout ce qu’il en a coûté au pays. Il en est peut-être qui trouveront ces références historiques encombrantes, voire étouffantes, d’autres peuvent estimer inutile de combattre des positions dérisoires qui s’écrouleront d’elles-mêmes. Ceux-là ont la mémoire courte.

Aux nouvelles générations qui n’ont pas vécu les événements des années 1970, la lecture de Gouverner au nom d’Allah de Boualam Sansal leur montrera que les dindons de la farce ont été ces jeunes qui, sûrs de leur science, regardaient amusés avec une pointe de suffisance des barbus hirsutes avancer en agitant des idées absurdes et anachroniques, attendant que ces ignares s’effondrent sous le poids de leur ridicule.

Mais la “badissiya-novembria” ne s’est pas écroulée sous le poids de son ridicule ; elle a reculé sous l’effet du long combat qui en a révélé l’imposture, combat qui a été livré par de nombreux Algériens au premier rang desquels se trouve Kateb Yacine.

Quant à l’histoire, si elle est partout un enjeu de pouvoir, son poids est considérable en Algérie où, pour se légitimer, le régime a fait du capital acquis par la guerre de Libération nationale un fonds de commerce ; le professeur d’économie Saïd Doumane y a vu une des quatre rentes du pouvoir algérien. Les oulémas n’ont pas été en reste, allant jusqu’à inventer des batailles militaires durant la guerre de Libération remportées par Ben Badis, décédé en… 1940. Peur de rien.

Pas même du calendrier, et encore moins de l’histoire qui a enregistré la dénonciation de l’appel du 1er Novembre 1954 par Bachir Ibrahimi, successeur de Ben Badis à la présidence des oulémas, qui a vu dans les événements du 1er novembre 1954 une destruction de récoltes condamnée par le Coran.

En se réappropriant les dates historiques, les figures des héros de la guerre, et même brandissant le drapeau national, arboré aux côté du drapeau amazigh, en réhabilitant Abane, le mouvement de février a saisi l’enjeu que représentait l’histoire du mouvement national et dit sa détermination à la récupérer dans son authenticité.

En ce 20 août 2020, qu’il me soit permis de conclure ce point en rappelant ici le mot célèbre de Georges Orwell : “Qui contrôle le passé contrôle le futur, qui contrôle le présent contrôle le passé.” Tant de fois différées, des questions essentielles restent en suspens. Armés de la connaissance du passé enfin rétabli dans sa vérité, nous pourrions mieux affronter l’avenir.

Le blocage aujourd’hui vient moins d’oppositions réelles sur les principes – qui existent – que du débat faussé par la confusion dans le positionnement de chacun. Si les uns et les autres se déterminaient en fonction de leurs convictions et mettaient de côté les rancœurs dont les réseaux sociaux démultiplient le poids, le débat gagnerait grandement en clarté et en efficacité. Libérons-nous du syndrome Vrirouche et nous aurons fait un grand pas.


 

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