Algérie / Sur la voie de connivences patriotiques

par Abdou Elimam *

 Comment apprécier ce mois de congé tant attendu si autour de nous on n’entend que désolation, deuils, incendies de forêts et même, tout récemment, le lynchage aveugle d’un compatriote solidaire(1) ?

Il est tout de même curieux que tant de malheurs s’abattent sur notre Algérie au même moment ; comme s’il y avait une main cachée qui régulait les cycles de désespoir et de lamentations.

Certes l’exécutif témoigne des lacunes dans la traduction opérationnelle des orientations présidentielles, aussi bien en termes d’efficience, de modalités que de timing. Il est également vrai que la vigilance anti-covid19 n’a pas été prise au sérieux par nos compatriotes. De plus, on admet sereinement, notre flegme et notre sens de l’improvisation. Mais, bon gré, malgré, on s’en est toujours sorti-rappelons-nous des «années noires» et des tueries islamistes.

Cela étant dit, il faut admettre que depuis l’avènement du Hirak, quelque chose a changé dans ce pays.

Et c’est ce quelque chose qui est en train de nous échapper. Si tel est le cas, alors l’heure du changement n’est pas pour demain.

Le rejet massif du 5ème mandat de Bouteflika a témoigné de l’émergence spontanée d’une forme de citoyenneté en voie de maturation. La participation active de la « majorité silencieuse » a été un atout déterminant dans la chute d’un pouvoir honni par l’histoire. Ensuite, les jeux se sont brouillés. Les partis dits « d’opposition », pressentant l’urgence d’une nouvelle virginité – c’est tout de même par la clémence des quotas qu’ils avaient pu arracher quelque pignon sur rue – tentent de caporaliser le mouvement. Cela étant dit, pourquoi pas? Outre les partis d’opposition, le mouvement autonomiste; voire indépendantiste amazigh s’est mis de la partie. Et pour couronner le tout les reclus du FIS sous l’enseigne de ‘Rachad’ prennent le train en marche et tentent d’influer sur les slogans des marches hebdomadaires. Toutes ces manigances ont vidé le mouvement spontané de sa substantifique moelle et seuls des « radicalisés », comme dit la presse bien pensante, ont continué de battre le bitume. Arrive alors le Covid-19 qui en a décidé autrement et nous voilà face à nous-mêmes, à nos responsabilités individuelles et collectives et à l’espérance ouverte par le Hirak initial.

Faudrait-il admettre que le mouvement émancipateur de novembre 2019 accueille en son sein toutes les revendications politico-idéologiques (tamazgha, autonomie/indépendance kabyle, dawla islamiya version 2019, État de droit, etc.)? En tout état de cause, ce réflexe de « fourre-tout » ne semble pas réussir. C’est le moins que l’on puisse dire. D’ailleurs, n’est-ce pas cela qui est en train d’étouffer la flamme initiale. Mais l’espérance, elle, est toujours là. Alors que faire?

Nous savons tous que les urgences de l’heure ne sont pas politiciennes, elles sont sanitaires, économiques et sociales. Il y a donc là un terrain d’action qui préparera, de manière certaine et absolue, les contours futurs du politique. Et ces derniers seront à l’image des types d’efforts et de mobilisations que les enjeux économiques et sociaux nous auront dictés. Les gesticulations politiciennes, en marge de la réalité de la production et de la circulation des biens et des valeurs, n’est que perte de temps et d’énergie. Une léthargie qui ne profitera qu’au maintien d’un système que l’histoire a déjà rendu désuet.

Il est vrai que le régime politique dominant est hybride: il emprunte aux expériences universelles les formes qui l’arrangent, selon le rapport des forces local et les pressions internationales: autoritarisme, démocratie, théocratie. Mais les forces dites « démocrates » de l’opposition, ne font pas mieux: elles prennent pour références (purement formelles d’ailleurs) des régimes qui ont mûri des siècles durant avant de se présenter sous leurs formes actuelles, en Europe du Nord ou en Amérique du Nord, notamment. Rappelons que le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’au tournant de la Deuxième Guerre mondiale en France (1944) pendant qu’aux États-Unis d’Amérique cela s’était produit 24 ans plus tôt (1920). Ces choses là ne se reproduisent pas par mimétisme, mais s’imposent aux sociétés qui ont mûri par le travail et la production nationale de valeurs.

Il faut prendre patience pour nous regarder en face et voir que nous vivons dans une société hybride – à la limite factice. En effet, la notion de travail, si elle est admise comme comportement émancipateur chez les plus citadins («el khadma cherifa»), elle reste une catégorie ambiguë dans le reste de la société. Il semble que le poids d’une histoire particulière en fait un synonyme d’esclavage; dans le meilleur des cas, le travailleur (khaddem) est affecté à un rang social bien bas dans la hiérarchie arabo-islamique.

A tel point que, de fait, les gens « vont au travail » et non pas « travailler »! Il est vrai que l’économie de la rente a freiné le rythme de l’émancipation par le travail et lui a substitué un marché informel où l’illusion de gagner sa vie en marge de l’État est actuellement dominante. A tel point que le service public est détourné au profit de l’informel – par les différentes nuances d’une corruption qui aura trouvé là un terreau naturel et généralisable. Même les lois ont réussi à favoriser l’enclavement des activités économiques et sociales. Tout cela pèse bien lourd dans la perspective d’une ouverture moderne et démocratique – au-delà des slogans, bien entendu. Et que dire de la machine infernale de reproduction de clones sans ambition et aux cerveaux formatés « anti-pensée critique »? Je pense aux systèmes de l’Education nationale ainsi que de la Formation supérieure. La raison de ce naufrage que nul ministre n’est parvenu à juguler, est à chercher, tout simplement, dans l’étouffement complice de la culture nationale. Et comme il n’y a de culture nationale que sur la base des langues maternelles de la nation, comment voulez-vous que l’enfant puisse s’épanouir dans une société qui renie les langues maternelles? La pédagogie contemporaine (du moins dans les pays développés) consiste à placer l’enfant au centre de l’enseignement. Ce qui signifie le prendre tel qu’il est et lui donner les moyens de s’épanouir. Que voulez-vous épanouir chez un enfant que l’on pousse à haïr la langue de la maison? Tous les systèmes éducatifs qui réussissent prennent ancrage dans la langue maternelle des enfants.

La langue d’État est introduite après les trois premières années de scolarisation en primaire. Et dans ce cas de figure, le succès scolaire est assuré à 100%. Comme quoi, le bilinguisme positif est l’unique porte de sortie.

L’urgence est donc bien de renverser la vapeur et de se mobiliser sur le terrain du travail, de l’éducation, de la production, de l’innovation, de l’ouverture sur le monde. Là sont les bases matérielles – et réalistes – d’une transition effective: celle d’une société qui, en dépassant les dérives économiques actuelles, exigera des changements répondant à ses aspirations effectives. Parce qu’exclure Moussa Hadj pour retrouver Hadj Moussa sur les mêmes fondements économiques et sociaux n’a aucun sens, sinon permettre à de nouveaux clans de poursuivre l’œuvre d’immobilisme.

Beaucoup d’attaques dites d’opposition politique ont visé l’armée nationale. Ce qui est doublement fautif. D’une part parce que l’on oublie que la souveraineté nationale (un peu moins de 60 ans), nous tous, nous la leur devons: cette ANP a une légitimité historique respectable et honorable. Le fait qu’elle ait son mot à dire (de manière directe ou indirecte) relève de ce devoir national historique qu’elle seule, pour l’instant, est légitimement en droit de revendiquer. D’autre part, vouloir affaiblir notre unique institution solide et protectrice de la nation revient à se tirer une balle dans le pied. L’ANP a besoin d’être rassurée sur les intentions des politiques (il y a tout de même des leçons à tirer des années 1990 et de la gestion du « tournant démocratique », d’alors). C’est donc dans une démarche de connivences patriotiques que nous pourrons sereinement écrire notre futur en commun; pas les uns contre les autres.

La feuille de route institutionnelle (élections présidentielle puis législatives ainsi la nouvelle constitution) choisie par les garants de notre souveraineté constitue, dès lors, un repère commun pour nous engager dans la préparation économique et socio-culturelle au changement politique. Et ce n’est pas l’éventail des initiatives qui devrait faire défaut!

*Linguiste

Notes

1- Par méprise aveugle, une horde sauvage a lynché et brû lé Djamel Bensmaïl, lequel était venu livrer des dons qu’il avait pris soin de collecter en faveur des victimes de ces incendies meurtriers en Kabylie.

Paix à son âme.


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