Algérie / Sort de la darija à la veille du 60 ème anniversaire de l’indépendance : Lettre ouverte à M. le Président

            par Abdou Elimam *

     Monsieur le Président,

 J’ai l’honneur d’attirer votre attention sur un phénomène sociétal dont l’ampleur et les retombées semblent avoir trompé la vigilance des pouvoirs publics depuis l’indépendance. Il s’agit de l’outil irremplaçable permettant de restaurer de la sérénité et du bonheur et de se réconcilier avec notre être. Cet outil, c’est la darija, en sa qualité de langue maternelle. En effet cette dernière est une émergence naturelle et ne saurait être minorée sans engendrer des blessures psychologiques profondes chez les individus. Ne serait-il pas temps, à la veille du 60 ème anniversaire de notre indépendance nationale, de prendre acte de cet héritage historique, d’honorer ce marqueur indélébile de notre algérianité, de l’assumer et de prendre date dans l’histoire ?

Jusqu’à présent, la langue parlée par près de 90% de la population demeure sans reconnaissance et sans protection juridiques. La darija, en effet, est méprisée et mise sur la touche par une politique linguistique partiale et partielle. Et c’est ce statut de langue minorée qui est la cause des différentes formes de manifestation du mal-être algérien, endémique. Cette minoration est même la raison principale de la baisse de niveau dramatique du système éducatif, pour ne pointer qu’un exemple. Pourtant cette langue – à l’instar de ses sœurs amazighes – est celle que nos parents, nos grands parents et nos aïeuls ont forgé depuis des siècles. Pas depuis la colonisation française, comme certains le pensent. Pas depuis l’ouverture islamique du Maghreb, comme d’autres tentent de le faire croire. Cette langue a creusé ses racines il y a près de trois mille ans !

Et oui, la darija maghrébine n’est pas un «arabe» souillé, mais une des nombreuses langues sémitiques qui, sur quelques millénaires, a subi des métamorphoses. A partir du X è siècle, elle prend la forme de cette langue du zajal, du melhûn ou du ‘arobi. En effet, le punique qui aura été la langue dominante au Maghreb jusqu’à l’arrivée des diffuseurs de l’Islam, évolue au contact de la langue arabe, sans se confondre avec cette dernière. Là est la trajectoire historique du maghribi, qu’on appelle indûment «darija».

Contrairement à la thèse coloniale d’une «arabisation d’une population berbérophone», l’héritage culturel ainsi que les traces archéologiques de nos contrées témoignent, plutôt, de la survivance de toutes nos langues maternelles. Les populations berbérophones ont continué de parler leurs langues, de même que leurs compatriotes maghribiphones. Cependant, c’est parce qu’une majorité de la population parlait ou comprenait le punique qu’il a été facile de communiquer avec les nouveaux maîtres Arabo-musulmans. Lorsque la population parle/comprend une langue différente, le résultat prend une autre tournure, comme en Perse ou en Malaisie, par exemple.

C’est grâce à une cohabitation de l’arabe avec les langues autochtones que l’adhésion (d’où le nom de qabil (ÞÇÈá)) au pouvoir Califal s’est matérialisée par une répartition fonctionnelle des langues. L’arabe pour le fiqh, la théologie, et le droit. Les langues maternelles pour les explications du texte religieux, la vie au quotidien, les relations sociales et la pérennisation de l’identité culturelle. C’est de la réussite de cette cohabitation linguistique que la cohésion socio-culturelle a été préservée et que l’islamisation a pris ancrage. En effet les langues maternelles ont préservé leurs fonctions de cohésion sociale et de pérennisation de la culture. Un premier séisme politique a été introduit vers le XV è siècle sous la forme d’un statut quo imposé par le pouvoir Ottoman; un second, plus profond, avec le pouvoir colonial français, au XIX è siècle.

L’indépendance nationale a engendré une gouvernance séduite parle pan-arabisme des années 1960. Du coup la préférence idéologique d’un monolinguisme arabe classique a eu pour effet de creuser le fossé avec des langues qui avaient, pourtant, forgé notre identité depuis les profondeurs de l’histoire. Ce monolinguisme officiel n’a commencé à s’ouvrir aux variantes amazighes que plus de quarante ans plus tard. Quant à la darija/maghribi, elle continue, à la veille du 60 ème anniversaire de notre indépendance nationale, d’être la langue majoritaire et consensuelle à laquelle le pouvoir politique tourne (encore) le dos.

Si l’on admet le fait, bien têtu, que la langue du Coran n’a pas pour vocation d’être «domestiquée», ni même de devenir la langue maternelle de quiconque, alors on admettra qu’il s’agit d’une résistance qui nous impose humilité et nous invite à un bilinguisme (maghribi/arabe) positif. D’autant plus que la langue arabe ne peut porter les valeurs culturelles et identitaires que nos aïeuls ont forgées au cours des trois derniers millénaires. Seules nos langues maternelles sont dotées de telles capacités, ne l’oublions pas.

Monsieur le Président, tout cela pris en considération, ne pensez-vous pas que la célébration de notre soixantième anniversaire devrait être un moment historique pour institutionnaliser définitivement la darija?

Recevez M. le Président, l’expression de ma plus haute considération.


*Linguiste


  >> Le parler algérien, une langue à prendre par la culture qui domine le moment

                           par Abdelkader Guerine *

  C’est par la force des armes que les Français ont colonisé l’Algérie. Mais, le moyen le mieux approprié pour pénétrer dans la société algérienne était la langue. Quel langage fallait-il adopter pour établir un champ de communication convenable entre les nouveaux colonisateurs et la population autochtone ? Sachant que durant le règne des Ottomans en Algérie (1512-1830), les langues officielles écrites étaient l’arabe et le turc. L’arabe, langue de contact, couvrait les domaines culturel, intellectuel, didactique et social (poésie, chant, contes, enseignement, lieux publics, commerce,…).

Le Turc, langue d’autorité, donnait son vocabulaire à tout ce qui avait un rapport direct avec le pouvoir en place (institutions étatiques, diplomatie, administration, armée, hiérarchie des postes de responsabilité,..). Il y eut l’introduction d’une multitude de termes turcs liés initialement aux choses importées de Turquie. Il y eut également la fusion entre beaucoup de mots turcs et arabes pour ressortir une mixture langagière appelée Arabe ottoman, laquelle était une langue pratique dans les centres urbains. Toutefois, ces deux langues écrites majeures ne s’impliquaient pas vraiment dans l’affairisme communautaire algérien. Elles étaient des outils utiles seulement aux démarches protocolaires administratives. Autrement, la langue populaire largement usuelle était orale. La sphère linguistique algérienne était diverse dans sa forme dialectique, complexe dans sa disparité géographique et culturelle et profonde par ses racines ethniques et historiques.

D’une part, Tamazight, avec ses différents variants régionaux, constitue le parler original du pays. Dispersée à travers tout le Maghreb et concentrée dans les régions montagneuses et sahariennes, cette langue maternelle a très peu subi l’influence des invasions linguistiques successives durant son histoire. Tamazight a toujours préservé son authenticité libyque sans être altéré par les nombreux idiomes qui ont accompagné les maintes civilisations étrangères. Mais, cette langue primaire n’a jamais pu s’imposer comme une langue principale car le pays a toujours été dominé par des cultures venues d’ailleurs. D’autre part, il existait un langage oral varié avant la venue des Français en Algérie. C’était une sorte d’ «interlangue» ciblée par l’alliage des dialectes locaux et de la langue hégémonique qui était l’Arabe. Ce parler intermédiaire s’est formé de manière naturelle et spontanée avec le passage des siècles. Il est structuré autour de la langue arabe avec, selon les régions, des rajouts de terminologies berbères, espagnoles, maures, turques, bédouines et même des restes de brindilles romaines. C’est l’argot algérien, la «Daridja», la langue de tout le monde, celle que les Français vont élire comme une langue de contact pour apprivoiser la population indigène. Le Français sera une langue conventionnelle d’Etat, mais pas un instrument d’accord entre les innombrables ethnies locales.

La «Daridja», dite communément «l’Algérien», est une langue véhiculaire orale réceptive, intensifiée par les vagues lexicales des différentes langues qui se sont relayés dans le Maghreb. Elle comprend un espace verbal riche d’histoire et fort d’une infinité de terminologies plurilingues. Une langue véhiculaire est une forme d’expression illusoire, créée à la base d’une langue maternelle pour aboutir à un système de communication arrangé entre différentes langues afin de mettre en place une tribune de dialogues compréhensibles. Ainsi, le parler algérien contient une part de chaque ère historique que le pays a connue. On y trouve des mots grecs ou carthaginois, des locutions latines ou byzantines, des termes espagnols ou italiens, des formules turques ou andalouses, des expressions subsahariennes ou africaines, mais surtout du verbe arabe à cause de l’adaptation parfaite de la langue du Coran dans le Maghreb.

En raison de son statut de langue sacrée, de sa représentation dans un système d’écriture et de son irruption dans des arts majestueux comme la calligraphie ou la littérature, l’Arabe s’est vite positionnée comme une langue maternelle à côté de Tamazight. Elle a envahi l’oralité en Afrique du Nord de façon extraordinaire. Une importante partie du lexique du parler algérien s’est arabisée progressivement, même les mots des autres langages ont prit des extensions syllabiques arabophones qu’on retrouve, par exemple, dans la formation du pluriel ou du féminin des noms berbères ou étrangers. Comme la «Daridja» est une langue véhiculaire anarchique, toutes les associations des phonèmes métissés dans le désordre retrouvent leur signification et leur place prépondérante dans les discours quotidiens.

A leur arrivée, les Français devaient à leur tour composer, et avec Tamazight et avec le cumul langagier fourni dans le registre de la «Daridja». Il leur fallait bien une langue motrice pour exécuter leur projet afin de vulgariser leur culture et d’imposer leurs idéaux dans le pays. Au sujet de la langue, il faut savoir que les nouveaux colonisateurs européens n’étaient pas tous de souche française. Il y en avait des Espagnols, des Italiens, des Portugais, des Corses, des Maltais et même des Slaves. Chacune de ces communautés d’arrivants avait sa propre langue maternelle qu’elle devait frotter au langage populaire déjà en vigueur, la «Daridja». En plus, les colons français n’étaient pas tous des utilisateurs de la langue française, cette dernière n’était pas encore la langue nationale totalitaire en France. Les Français qui s’installaient en Algérie venaient de différentes régions et parlaient une variété de langages : Provençal, Francique, Breton, Normand, Occitan, Basque, Catalan et d’autres.

La «Daridja» va se nourrir et s’épandre avec le flux lexical de ces langues régionales occidentales. Elle va aussi les contaminer avec sa morphologie et ses caractères phonétiques orientaux. Etant une langue hospitalière, le parler algérien devient automatiquement une langue maternelle à laquelle les nouveaux dialectes européens vont se fusionner, du moins dans le vocabulaire essentiel, pour inventer d’autres codes expressifs qui deviendront, eux-mêmes, des nouvelles langues véhiculaires à force de répétition et d’habitude.

Mais, avant que le Français ne devienne une langue importante en Algérie du point de vue populaire et géostratégique, c’est-à-dire avant que les Français n’établissent un rapprochement avec la globalité de la population autochtone, il était d’abord nécessaire d’appliquer un système de correspondance verbale propre aux européens eux-mêmes. Il fallait affabuler du parler homogène avec des terminologies agencées de manière à édifier un terrain de connexion complice entre les colons des différentes régions de France et d’Europe. C’est ainsi que plusieurs jargons spéciaux ont pris place parmi les regroupements des communautés européennes. Ces langages coloniaux comprenaient, entre autres, le Français, une ou plusieurs langues européennes, l’Arabe et aussi le Berbère.

Le Pataouète est un dialecte oral typiquement colonial, le plus connu dans son temps à cause de sa déclinaison à partir de «Bab el oued», le quartier le plus populaire d’Alger. D’ailleurs c’est du glissement du nom de «Bab el oued» que cette langue inventée tient son nom. C’est la jonction du mot catalan «patuès», qui veut dire patois, et le nom arabe de ce quartier mythique. Ce qui veut dire qu’il s’agit du patois de «Bab el oued», une sorte de Javanais qu’on ne comprendra jamais ailleurs. Un mélange de Catalan, de Français, d’Espagnol et d’Arabe. Les locuteurs de ce créole algérien avaient une place particulière dans la société algérienne. Ils étaient à la même distance des indigènes et des Français de souche.

Le Sabir est un autre modèle de communication orale considéré comme colonial. En usage depuis le 16eme siècle par les marins français en Asie, ce type langagier est importé en Algérie dès le début de la colonisation du Maghreb. Le mot «Sabir» est une altération du verbe espagnol «saber» qui veut dire «savoir». Ce langage était en vogue dans les villes côtières algériennes, portuaires surtout. A la base de la langue française, c’est un composite de dialectes provençaux, d’Espagnol, d’Italien, contenant quelque peu de locutions arabes, grecques et turques.

Le (ou La) Linga Franca, dit aussi Langue Occidentale, est un autre langage colonial mixte à caractère oral. Proche du Sabir, il est différent par sa dimension universelle de langue d’échanges commerciaux en Méditerranée. Né au 13eme siècle suite au business maritime établi entre les royaumes européens et l’empire musulman, ce parler est introduit en Algérie après 1830. Bien que son éventail linguistique soit plus varié, car composé de langues latines, de Néerlandais, d’Anglais, de Portugais, de Finnois et d’autres langues germaniques, le volume des locuteurs du Linga Franca se limite seulement aux commerçants et aux hommes d’affaires de langues maternelles diverses.

Pendant l’existence de ces dialectes coloniaux, la «Daridja» algérienne s’est toujours montrée majoritaire par le nombre de ses usagers. Les populations indigènes ne se mêlaient pas des affaires des européens, ces derniers avaient leurs cercles linguistiques fermés sur eux-mêmes.

Néanmoins, tous ces langages argotiques coloniaux se sont éteints à partir du début du 20eme siècle, parce que la langue française a fini par s’imposer comme une langue nationale en Algérie, dans la documentation écrite comme dans le parler oral. L’école française s’est amplement implantée pour rendre à la langue classique le rôle d’un outil de communication général. Les générations suivantes des colons ont carrément délaissé les jargons maternels de leurs origines européennes au profit d’un Français qui émerge en force comme un conducteur de la civilisation moderne.

La colonisation et les mouvements migratoires humains ont généreusement contribué à l’épanouissement de la langue française. L’espace francophone prit l’ampleur d’une puissance culturelle, scientifique, politique, diplomatique et économique notamment grâce à la divulgation universelle du Français dans une grande partie du monde. Le Français est devenu la langue nationale de plusieurs pays, il est donc un symbole principal de leurs identités. Il est abondamment intégré dans le schéma linguistique local des clonies soumises à l’autorité française, le parler algérien n’échappera pas à cette réalité.

Effectivement, la présence des Français en Algérie a laissé des empreintes profondes dans le parler algérien. Par des mesures identitaires et idéologiques irrévocables, l’Arabe classique et relativement Tamazight ont bien résisté à l’envahissement de la langue de Molière, ce qui n’a pas été le cas pour la «Daridja». Cette langue populaire déborde de mots français car c’est la culture occidentale qui domine toujours, malgré la fin du colonialisme et l’éternel projet en œuvre pour l’arabisation des moeurs algériennes.

Le programme de l’arabisation, commencé en 1975, connaît des relances périodiques qui s’intensifient avec les changements politiques et idéologiques qui s’effectuent à l’intérieur du pays, mais aussi selon le rythme des rapports diplomatiques entre l’Algérie et France. Le plan concerne des réformes introduites dans le système éducatif algérien et dans l’ensemble des services administratifs étatiques. Il envisage le remplacement du Français par la langue anglaise comme une seconde langue et l’effacement systématique de la suprématie francophone en Algérie. La revalorisation de Tamazight et sa reconnaissance comme langue nationale dans la constitution du pays est aussi un objectif qui explique la lute de cette langue pour recourir a son statut naturel de langue maternelle. Plus loin, ces révisions identitaires et cette opération de décolonisation linguistique compromettent aussi le parler algérien qui pèse un taux considérable de vocables français.

Arabiser l’aire linguistique algérienne et l’adoption de l’Anglais comme un soutien civilisationnel sont des défis énormes. Ces permutations linguistiques sont des affinités à long terme qui exigent un important dispositif humain et matériel. Défaire le parler algérien de ses signes francophones semble être un challenge intenable, en regard de la pénétration culturelle française dans les moindres détails des coutumes du citoyen algérien. Sur ce point, il faut remarquer que la force de la langue est plus imposante que l’arsenal militaire, et que le poids de l’histoire est un fardeau mémorial qui conditionne toutes les perspectives futures de la nation.

Actuellement, il existe trois types de locuteurs distincts en Algérie : les Berbérophones, les Arabophones et les Francophones. Ces groupes peuvent bien maîtriser l’une ou l’autre, ou même les trois langues à la fois. Ils ont, cependant, tous en commun le parler de tous les jours, la «Daridja». Ce langage unanime englobe les trois langues et parfois plus. Flexible et intelligent, il produit des expressions avec du Kabyle francisée, du Français arabisée ou inversement. Rebelle et libertaire, il combine arbitrairement des phonologies difformes qui ne respectent aucune règle syntaxique. Publique et populaire, chacun y trouve les traits de sa vocation linguistique dans ses paroles qui appartiennent à la nature. Banal et disponible, il est le parler providentiel de ceux qui n’ont jamais étudié de langues.

Au milieu des bouleversements d’une véritable guerre linguistique froide, la «Daridja» poursuit sont chemin comme une rivière qui coule en emportant les particules qu’elle rencontre dans son sillage. Elle s’abreuve des fragments sonores audibles et décrit les images visibles pour déclamer des sens avec des expressions improvisées. Toujours en mouvement perpétuel, elle s’alimente des événements et des faits divers du quotidien. Elle exploite pour cela l’actualité réelle, les produits diffusés par les divers organes médiatiques et artistiques, ainsi que les informations fournies par les réseaux du monde virtuel.

Finalement, qu’il soit colonial ou post-indépendant, le parler algérien est un système de communication démocratique exemplaire, il a toujours prêté sa voix à la majorité des locuteurs. Avec sa qualité de réservoir perméable et variable, il s’est toujours soumis à l’ordre de la culture qui domine le moment.

*Ecrivain


      DIVERSITÉ CULTURELLE ET TOLÉRANCE EN ALGÉRIE

                                     Une typologie de défi

Par :  le Pr Naouel Abdellatif Mami

PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS

L’Algérie a connu de nombreux changements depuis le dernier sondage de la Fondation Anna-Lindh, en 2016. L’influence de l’histoire, de la culture, des langues et de la religion reste inchangée, cependant de multiples événements dans l’espace géopolitique ont sans aucun doute influencé la façon dont les Algériens perçoivent la nouvelle économie et la position politique, sociale et culturelle du pays au sein de la région euro-méditerranéenne.

Cet article porte sur la diversité culturelle et la tolérance en Algérie. Il rassemble une analyse comparative de l’Enquête sur les tendances interculturelles 2020 de la Fondation Anna-Lindh concernant l’Algérie, par rapport à d’autres pays de la région Euro-Med, afin de mesurer le degré d’ouverture à la diversité culturelle et à la tolérance.

Valeurs et perceptions mutuelles
D’après les résultats du sondage, il est clair que l’Algérie reste un pays conservateur qui fonde ses valeurs-clés sur les croyances et les pratiques religieuses. Plus de 50% des personnes interrogées considèrent que les croyances et les pratiques religieuses sont leur valeur la plus importante lorsqu’elles élèvent des enfants, tandis que seulement 7% des personnes interrogées accordent la priorité au “respect des autres cultures”. Sans aucun doute, de telles conclusions, qui reflètent une focalisation sur l’unité nationale, impliquent souvent l’exclusion des autres. L’obéissance et la solidarité familiale occupent également une place importante dans l’éducation des enfants en Algérie.

Ces résultats peuvent s’expliquer par l’impact des événements historiques sur la société algérienne. Ils reflètent une culture algérienne affectée par 132 ans de régime colonial, suivis d’une lutte acharnée pour l’indépendance et des politiques de large mobilisation du régime post-indépendance. Au lendemain de l’indépendance, le peuple algérien était presque déraciné et son patrimoine culturel avait été profondément ébranlé. Par conséquent, les croyances et pratiques religieuses fondées sur les règles islamiques ont été le lien le plus fort pour prévenir la désintégration sociale.

Cependant, il y a une contradiction dans la société algérienne. La population algérienne cultive sur l’héritage arabo-berbère-islamique tout en appelant à une modernisation radicale de la société. Cette confrontation culturelle place la société algérienne au carrefour de traditions qui ne commandent plus leur vie totale et d’un modernisme séduisant mais qui ne semble pas satisfaire leurs besoins et leurs aspirations. De telles contradictions peuvent être préjudiciables à la diversité culturelle et au dialogue interculturel. Comment le “moi national” est défini dans un cadre multiculturel et comment les valeurs interculturelles peuvent jouer un rôle dans l’éducation sont des questions-clés pour ceux qui travaillent dans le domaine du dialogue interculturel en Algérie.

Perception du rôle des femmesdans la société
Une autre dimension générale qui reflète les niveaux de diversité culturelle et de tolérance est le rôle attribué aux femmes. Les perceptions sur le rôle des femmes dans la société varient selon les pays. Les résultats de l’enquête montrent que les femmes sont de plus en plus les bienvenues dans des domaines longtemps monopolisés par les hommes, comme la politique et le gouvernement. Les sociétés européennes sont mieux préparées à permettre aux femmes de participer activement à la construction de l’avenir de leur pays.
Cependant, dans la région SEM, certaines perceptions classiques survivent, qui tendent à pousser les femmes en marge du processus de développement. S’il est important de ne pas nier ou dévaluer le rôle énorme que jouent les femmes en tant que mères et épouses, ces rôles ne doivent pas être manipulés au détriment des femmes en les empêchant de contribuer au développement de leur société.

Le sondage révèle que plus de 86% des personnes interrogées en Algérie (plus que dans tout autre pays) souhaitent que les femmes jouent un rôle encore plus important dans la garde des enfants et de la maison.
Les femmes ont également un rôle reconnu dans des domaines qui ont souvent été décrits comme reflétant des idéaux féminins, tels que l’éducation, les arts et la culture.

Les perceptions des rôles des femmes en Algérie sont encore influencées par la forte attraction des valeurs traditionnelles, qui sont largement pratiquées comme un ensemble de prescriptions sociales et d’attitudes éthiques, plutôt que de servir une idéologie révolutionnaire. Le plus souvent, les images stéréotypées sont le résultat de traditions, de culture ou d’une interprétation personnalisée de textes religieux qui peuvent manipuler le statut et les rôles des femmes dans la société.

Cependant, pour rendre justice à la réalité actuelle en Algérie, il est nécessaire de contextualiser ces résultats et de reconnaître les progrès que l’Algérie a réalisés en matière d’autonomisation des femmes ces dernières années. Depuis 2005, l’Algérie a adopté une Charte de la femme au travail qui vise à concilier obligations familiales et professionnelles et à améliorer la participation des femmes dans les organes de direction des entreprises, ainsi qu’à améliorer leur représentation dans les syndicats.

Entre 2010 et 2013, l’Algérie a mis en place un programme conjoint pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, en collaboration avec les Nations unies. Le programme conjoint était particulièrement axé sur l’amélioration de l’accès à l’emploi.

Au niveau national, institutionnel, des lois organiques ont été introduites afin de renforcer le rôle des femmes dans les différentes sphères de la vie sociale, économique, politique, sociale et culturelle. Cependant, ces efforts n’ont pas encore conduit à des niveaux satisfaisants de participation des femmes dans les domaines qui permettraient d’améliorer l’autodétermination. Donner aux femmes le pouvoir de prendre des décisions et leur permettre de prendre le contrôle de leur vie sont d’une importance cruciale pour construire des sociétés équitables et durables.

Vivre ensemble dans des environnements multiculturels
Selon l’enquête Anna-Lindh 2020, le dialogue en ligne et la communication numérique se sont avérés des méthodes efficaces pour permettre l’interaction entre des personnes de différents pays.

En Algérie, 81% des personnes interrogées sont “tout à fait d’accord” sur le fait que la technologie numérique peut jouer un rôle important pour faciliter le dialogue entre des personnes de cultures différentes. En outre, 71% sont “tout à fait d’accord” sur le fait que les outils numériques peuvent améliorer les compétences en matière de dialogue interculturel et que les barrières culturelles sont moins un obstacle lors de la communication en ligne et numérique. La pandémie de Covid-19 a prouvé que la technologie numérique peut être très bénéfique pour la société en permettant et en maintenant le contact entre les peuples et les nations. La technologie numérique a raccourci la distance et éliminé de nombreux obstacles qui persistent dans les contacts en face-à-face, tels que les visas et les difficultés de voyage.
La situation en Algérie apparaît paradoxale. Alors que l’Algérie est un pays culturellement conservateur, à bien des égards, il est ouvert au changement. Selon les données de l’enquête, plus de 84% des Algériens interrogés ont des parents dans un pays européen et, parmi eux, 44% pensent que l’interaction avec des personnes d’autres pays et cultures a eu un impact positif sur leur vision du monde, par rapport à seulement 12% qui disent que cette interaction a eu un impact négatif. Les personnes interrogées en Algérie ne voient aucun problème à explorer de nouvelles cultures et modes de vie. Pour la plupart des personnes interrogées, les principaux obstacles aux rencontres interculturelles résident dans les difficultés pratiques de voyage et de langue, plutôt que dans les difficultés culturelles – des obstacles qui peuvent être facilement surmontés.

Ces résultats illustrent des avancées positives vers la diversité culturelle et la tolérance en Algérie. La plupart des personnes interrogées perçoivent la diversité religieuse et culturelle de manière positive, bien que 39% des personnes interrogées en Algérie soient “tout à fait d’accord” sur le fait que la diversité culturelle constitue une menace pour la stabilité de la société. À cette fin, il est nécessaire de renforcer le rôle des écoles en tant que lieux où les enfants apprennent à respecter les différences culturelles.
La diversité culturelle et la tolérance semblent être une typologie de défi, entre xénophobie, islamophobie et discours de haine. Permettre le dialogue interculturel dépendra de notre capacité à promouvoir la diversité  culturelle et la tolérance.

Conclusion
L’enquête interculturelle de la Fondation Anna-Lindh a livré des informations majeures que les acteurs de la société algérienne peuvent approfondir. Alors que la plupart des résultats sont extrêmement positifs, il est nécessaire de souligner que pour encourager le dialogue interculturel et promouvoir la tolérance, nous devons développer les compétences interculturelles dans la société. Les compétences interculturelles aident les personnes à interagir et à communiquer avec des personnes de cultures différentes de manière respectueuse et efficace. Elles peuvent constituer un pont entre la diversité et l’inclusion.

Répondre à la fois à la diversité et à l’unité sociale est un enjeu majeur. C’est pourquoi l’éducation est la clé du dialogue interculturel. Le dialogue interculturel est avant tout un processus éducatif. La reconnaissance de la diversité par l’éducation s’opposera aux attitudes d’intolérance, de violence et de rejet des différences. En Algérie, de nouvelles réformes ont été introduites dans le système éducatif en faveur de la reconnaissance de la diversité dans la société. Il reste à voir dans quelle mesure ces mesures seront acceptées, tolérées et appliquées.

Recommandations
1- Le gouvernement et les établissements d’enseignement supérieur devraient poursuivre des projets de recherche communs et établir des réseaux avec d’autres universitaires, universités et gouvernements, afin de partager des données et de l’expertise, développer des programmes d’études en collaboration et renforcer leur engagement en faveur de la coopération interculturelle.
2- Le gouvernement devrait fournir un soutien financier aux femmes, ainsi que des mesures d’adaptation, comme une forme de discrimination positive pour les soutenir dans leurs rôles existants tout en les encourageant à devenir des entrepreneurs actifs dans la société algérienne.
3- Les barrières linguistiques doivent être éliminées pour encourager les rencontres interculturelles. Les centres de langues pourraient jouer un rôle-clé dans l’apaisement des tensions interculturelles en proposant des cours de langue.
4- Le gouvernement devrait financer le développement de cours de langue en ligne et de tuteurs afin de rendre les cours de langue plus inclusifs face aux contraintes sociales et culturelles. Des unités transversales sur la communication interculturelle devraient également être incluses dans le programme.
5- Les voyages sans visa devraient être établis par le biais d’accords bilatéraux avec d’autres pays euro-méditerranéens. Des efforts pour promouvoir le dialogue interculturel ne réussira pas si des barrières pratiques restent en place.
6- Le gouvernement devrait investir dans un vaste programme pour étendre l’internet haut débit abordable à tous, étant donné l’importance de la technologie numérique pour la communication interculturelle – comme l’illustrent les données de l’enquête ALF.
7- Enfin, l’éducation et la formation virtuelles devraient être incluses dans l’agenda des priorités nationales en matière d’éducation sous l’égide de l’apprentissage tout au long de la vie, et des programmes de formation informatique abordables devraient être proposés.


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