Les déchets des essais nucléaires : La France pressée «de ne pas se dérober de ses responsabilités»

Par le Pr. Mostéfa Khiati

 

CAN, lauréate du prix Nobel de la paix en 2017, est une coalition internationale d’ONG qui militent pour le désarmement nucléaire, elle a publié le 29 août 2020, Journée internationale contre les essais nucléaires, un rapport intitulé «Sous le sable, la radioactivité !», rédigé par deux experts français, Patrice Bouveret et Jean-Marie Collin. Pour la première fois depuis la fin des essais nucléaires français en Algérie en 1966, des experts français dressent un inventaire des déchets abandonnés et pressent la France de ne pas se dérober de ses responsabilités.

De quoi s’agit-il ?

Un matériel impressionnant a servi aux expérimentations nucléaires françaises dans le Sud algérien. Il a été abandonné sur place au départ des Français en 1967 de la région de Reggane et de la région d’In Ekker. Environ 100 000 tonnes de matériel : chars, véhicules blindés de toute nature, canons… ; hélicoptères, avions prêts au décollage ou parqués derrière des monticules de sable ; et superstructures de navires de guerre avec leurs tourelles et leurs canons…, tout ce matériel a été utilisé à titre expérimental en vue d’étudier sa résistance.

Parallèlement, il y avait du matériel irradié dans le cadre des missions qui lui étaient confiées, comme les avions Vautour utilisés pour faire des prélèvements d’échantillons dans le nuage radioactif. Une autre catégorie de matériel qui a aussi servi à des expérimentations est représentée par : les cages et animaux et matériel annexe, lequel était très fortement contaminé. Il a été enseveli dans la région sous le sable avant le départ définitif des militaires français. Cependant, dans leur précipitation de quitter les lieux aussi rapidement que possible, des cages avec des restes d’animaux irradiés ont été abandonnés près du point zéro.

Enfin, il y avait les équipements (combinaisons, gants…) utilisés par les techniciens et militaires, et divers résidus radioactifs (filtres…).

De nombreux témoins affirment que le démantèlement des installations des centres d’expérimentation du Sahara s’est fait de façon très sommaire. Les déchets radioactifs auraient été enfouis : «On raconte que les Français ont creusé dans le désert d’immenses trous très profonds avec des bulldozers et qu’ils y ont jeté des camions, des voitures et toutes sortes de matériels. Ils ont couvert le tout d’un produit blanc et ils ont ensuite rebouché ces excavations.»(1)

La France refuse de ratifier le TIAN

L’Algérie, qui s’apprête à ratifier le TIAN adopté par l’ONU en 2017, ne peut être qu’offusquée par l’attitude de la France qui refuse de ratifier le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), qui oblige les pays concernés de «fournir une assistance aux victimes de l’utilisation ou de la mise à l’essai d’armes nucléaires ou d’œuvrer à l’assainissement de l’environnement dans les zones contaminées». L’ICAN s’interroge cependant : «Mais cela l’empêche-t-elle d’apporter une assistance humanitaire et technique à l’Algérie ?»(2)

Un vétéran, président honoraire d’AVEN, Michel Verger confirme cette situation : «C’est criminel d’avoir réalisé de telles explosions si près des populations et d’avoir laissé en l’état le matériel contaminé. Mon ami Mohammed Bendjebbar, officier du FLN, qui a pris la suite des Français après 1967, n’a jamais su où était enterré le matériel irradié et celui qui était à découvert a contaminé ses camarades qui étaient avec lui, beaucoup sont décédés.»

Les officiers français qui ont remis la base militaire à leurs homologues algériens ne leur ont donné que peu d’informations, aucune carte ne leur a été remise, ni celle des installations, ni celle du réseau hydraulique, électrique…, ni celle des laboratoires du CEA, ni celle des enfouissements du matériel contaminé, ni également aucune liste précisant la nature des équipements abandonnés et leur degré d’exposition.(3)

Les Français «prétendent que les déchets nucléaires ont été enterrés dans des fouilles en béton armé», ils ont été dissimulés sans aucune mesure de sécurité, constituant ainsi un «danger permanent» pour la faune, la flore et les populations.

Pour Bruno Barrillot, expert français au Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, un secret-défense est toujours imposé sur les négligences constatées lors de ces essais. La loi de 2008 interdit en effet l’accès à tout document ayant une relation avec les essais nucléaires effectués au Sahara.

Un danger persistant

Aussi bien au niveau du plateau de Reggane qu’au niveau du paysage tourmenté d’In Ekker, le danger du matériel irradié laissé sur place persiste, de même que ses effets néfastes.

Abderrahmane Lagsassi, ancien président de l’association du 13 Février 1960 est très clair dans ses propos : «Je vous invite à visiter une demeure où l’occupant utilise encore du fer récupéré du champ d’essais comme poutre pour le toit de la maison, pour s’apercevoir que la menace est encore vivace et elle a de beaux jours devant elle. Alors notre objectif est de désinfecter et de décontaminer toute la localité et la récupération de tout le matériel irradié.»(4)

Un expert algérien confirme que l’Algérie ne dispose pas d’informations précises sur les installations laissées : «Nous n’avons aucun plan des installations souterraines du CEA. Nous savons seulement qu’on assemblait les bombes dans ces laboratoires et qu’on y analysait les prélèvements récupérés par les avions dans le nuage radioactif, les objets, animaux et végétaux qui étaient exposés à distance du point zéro et, probablement, les échantillons prélevés dans la cavité d’explosion après les tirs souterrains d’In Ekker. Reste-t-il des déchets dangereux dans ces souterrains, des installations encore contaminées ? Nous l’ignorons. C’est pourquoi nous avons tout laissé tel quel, jusqu’à plus ample information.»

Une visite organisée par le COMENA en compagnie de Bruno Barrillot dans les années 2000 avait permis de constater l’ampleur des déchets dont certains étaient abandonnés alors que des fosses où d’autres déchets avaient été enfouis se trouvaient à l’air libre après que le vent eut chassé le mince film de sable qui les recouvrait. Un journaliste du journal saoudien publié à Londres, Asharq El Awsat, qui a visité la région en 2009, confirme les constatations de Bruno Barrillot : «Les ruines des installations n’ont pas été déblayées et sont toujours visibles. Les autorités françaises ont simplement enfoui les gros engins dans le sable. Quant à certains équipements légers abandonnés sur place, ils ont été récupérés par les habitants, ignorant la dangerosité de ce matériel contaminé et radioactif. Les autorités algériennes ont isolé l’endroit par une enceinte de plusieurs kilomètres. De même, la France, avant son départ, a détruit la route et installé des barrières interdisant l’accès au site. Mais les gens ont trouvé d’autres chemins pour y accéder. […]»(5)

En février 2007, M. Barrillot est de nouveau à In Ekker, il est abasourdi par ce qu’il voit : des «scories» et des débris de «lave» éparpillés alentour de la «coulée» en raison de leur couleur sombre et de leur structure très différente de la roche granitique plus claire et très compacte qui constitue la montagne du Tan Afella. A première vue, il est probable qu’une zone beaucoup plus large que la «coulée» très facile à identifier a été contaminée par la dispersion des débris de «lave» ou de «scories».

Le Tan Afella : un risque majeur

A Tan Afella à In Ekker, M. Barrillot rapporte ce qu’il a vu : «La ‘‘coulée’’ radioactive du Tan Afella reste un héritage dangereux pour des siècles, abandonnée sans véritable protection. Autre constat effarant : le carreau et les environs du tunnel E2 restent encore jonchés de matériaux de chantier et autres objets (câbles électriques, rails, restes de tapis roulants, ferrailles diverses…) abandonnés sur place. Le temps nous a manqué pour évaluer le degré de contamination résiduel de ces matériaux et de plus, nous ne disposions pas de moyens élémentaires de radioprotection. Cependant, aux dires de nos accompagnateurs touaregs, de nombreux objets ont été récupérés pendant des années par les habitants ou les nomades de passage qui les ont ensuite utilisés comme pièces détachées ou pour d’autres incorporations dans des objets artisanaux…».

En plus de plusieurs essais ratés dont celui de Béryl qualifié de «Tchernobyl» tant il a été grave, la montagne du Tan Afella dont les Français vantaient la stabilité géologique a été fortement ébranlée et fissurée par treize explosions souterraines. Pour procéder aux tirs, les Français ont creusé des galeries horizontales de 800 à 1200 mètres de long, les produits radioactifs piégés par la lave sont supposés être enterrés par les éboulis, des portes extérieures ferment l’accès. Tan Afella qui a fait l’objet de 13 essais nucléaires totalisant 370 kilotonnes et la formation de près de 300 000 tonnes de lave. Des rapports officiels montrent les effets mécaniques des explosions sur la structure de cette montagne. Le risque est donc que des cavités de tirs où se trouvent des résidus radioactifs des explosions s’ouvrent à l’extérieur.

Les structures géologiques constituant le Taourirt Tan Afella «seront-elles capables d’assurer, sur le long terme, un confinement suffisant des radionucléides qu’elles contiennent ?» Existe-t-il un risque de voir un jour les éléments radioactifs, actuellement confinés dans ces roches, remonter à la surface et contaminer l’environnement ? En 1996, après la fin des essais souterrains à Moruroa, les Français ont installé sur cet atoll un système de surveillance géomécanique pour vérifier l’évolution des failles et fissures.

Un système analogue devrait être mis en place autour de la montagne du Tan Afella qui, de plus, est soumise à des dégradations très visibles dues aux conditions climatiques extrêmes de cette zone saharienne. Les responsables français ont toujours tenu un discours rassurant affirmant l’innocuité des essais nucléaires du Sahara. Le mot «essais propres» revient souvent dans leurs discours. La réalité observée aujourd’hui sur le terrain et constatée par nombre de visiteurs étrangers ne laisse pourtant pas de doute sur l’état catastrophique des sites d’essais. «Les essais nucléaires aériens, souterrains et complémentaires réalisés au Sahara ont produit de grandes quantités de déchets ; des véhicules, des avions et d’autres matériels militaires ont été exposés aux tirs, d’énormes quantités d’eau et de liquides de nettoyage ont été employés pour la décontamination des appareils et des personnels. Tous ces “déchets” ont été enterrés dans des tranchées sous quelques centimètres de sable. Les témoins locaux affirment qu’une grande partie de ces matériels contaminés a été “récupérée” par les populations ignorantes des risques pour leur santé.

En 2006, le gouvernement de la Polynésie française a pu obtenir du ministère de la Défense français l’inventaire précis et les lieux de stockage des déchets similaires produits à Moruroa et Fangataufa (la majeure partie a été immergée dans l’océan). A ce jour, le gouvernement algérien ne dispose d’aucune indication ou cartographie des sites de dépôts de tels déchets radioactifs. Le véritable problème de la gestion des risques radioactifs au Sahara est la ‘‘continuité territoriale’’ qui fait que des communautés nomades et leurs troupeaux ou des visiteurs de passage peuvent se trouver ou pénétrer sur des lieux contaminés sans le savoir. Tous les géologues le savent, le désert saharien recouvre de vastes nappes d’eau douce alimentées par des pluies torrentielles qui se produisent très irrégulièrement. Des puits et des résurgences artésiennes permettent aux voyageurs de s’alimenter en eau et à de petites communautés d’y installer quelques cultures dans les oasis.»(6)

Une urgence toujours de mise

Même 60 ans plus tard, les risques engendrés par les espaces et le matériel contaminés ainsi que les possibilités de fuite de résidus radioactifs constituent toujours des urgences.

Suivant les termes du TIAN, la France est tenue d’aider à identifier et décontaminer les zones à risque même si elle ne l’a pas signé, il s’agit pour elle d’une obligation éthique et historique. Il y a lieu en priorité, afin de protéger les populations et notamment les nomades et leurs troupeaux, de délimiter suivant un programme de mesures et d’évaluations bien conduit les zones contaminées. Les informations qui pourraient être fournies par la partie française pourraient être prises comme références, même si elles sont en partie obsolètes.

Le risque de remontée radioactive à partir des galeries, «cheminées» et des puits de forage bouchés lors des essais demeure une éventualité très probable. Il doit même être considéré comme un risque majeur qu’il faut prendre en considération. La région du Hoggar vit sous la menace d’une fuite de gaz radioactif confiné dans la roche basaltique. Le devoir moral de la France est de remettre au plus vite à l’Etat algérien les cartes d’enfouissement du matériel contaminé et de l’aider à procéder à la décontamination des sols pollués par les déchets radioactifs.

Elle doit se garder de répéter le scénario de 2007 de remise tardive des cartes des mines antipersonnel posées par l’armée française entre 1956 et 1959 et qui se sont révélées par la suite obsolètes, les mines ayant été déplacées sur des dizaines voire des centaines de mètres suites aux pluies, aux coulées de boue et aux déplacements de sol. N’était le travail magnifique de déminage de l’ANP, le nombre de morts et de handicapés à vie serait beaucoup plus important.

Un autre problème non moins important est représenté par les archives conservées en France et qui sont devenues inaccessibles depuis la loi de 2008. Ces archives contiennent les documents relatifs aux zones contaminées ainsi que toutes les informations médicales concernant les Algériens habitant ou les travailleurs dans les régions exposées. Les autorités algériennes ont le droit de leur côté car la plus grande partie des expériences nucléaires françaises «ont été réalisées après l’indépendance de l’Algérie et estiment que cela leur confère un droit de savoir sur ce qui a été effectué sur leur propre territoire.»(7).


Pr Mostéfa Khiati

Auteur du livre : Les Irradiés algériens, un crime d’Etat, Anep Ed, Alger 2018


Références :

1- Témoignage de Hamadi Hamed El Hadj cité par Bruno Barillot, L’Héritage de la bombe, pp. 47-48
2- Madjid Zerrouky, Que sont devenus les déchets issus des essais nucléaires français en Algérie ?, Le Monde du 2 septembre 2020
3- Centre national d’études et de recherches sur le mouvement national et la Révolution du 1er Novembre 1954, Les essais nucléaires français en Algérie : Etudes, recherches et témoignages, Alger 2000, p. 29
4- Journal Liberté du 13.02.2010
5- Reggane A., la vie s’est arrêtée le 13 Février 1960 – Ruhmdan Jaafari, journaliste au quotidien Asharq Al-Awsat, repris dans le Courrier international, 11 juin 2009
6- Observatoire des armements, Visite du site d’essais français de Reganne au Sahara algérien, Damoclès n°121, 2-2007
7- AVEN, AMT et Observatoire des armements, Quelques vérités sur les essais nucléaires français au Sahara, mars 2007 «Visite In Ekker 2007.pdf»).


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