Diplomaties du Nil dans la Corne de l’Afrique Égypte – Éthiopie – Soudan

Que l’on regarde le Nil bleu, vers l’Éthiopie, le Nil blanc, vers l’Ouganda, ou leur point de confluence, au Soudan, la politique d’hydrohégémonie induite par la construction du barrage de la Renaissance révolutionne la lecture des rapports de force économiques, écologiques, politiques et diplomatiques dans tout le bassin du plus grand fleuve d’Afrique.

Pour la première fois de son histoire, l’Égypte ne domine plus la géopolitique du Nil. La construction du Grand Barrage éthiopien de la Renaissance (GERD – Grand Ethiopian Renaissance Dam) a révélé depuis son lancement en 2011 ce renversement géopolitique. Khartoum, allié historique et « naturel » de l’Égypte, s’est progressivement détourné du Caire pour s’aligner sur Addis-Abeba. L’Égypte découvre que l’Éthiopie s’avère un partenaire intransigeant et dur en négociation, tandis que le Soudan a déjà acté ce changement. La construction du barrage étant admise de facto par les Égyptiens ainsi que par l’ensemble des États du bassin du Nil et des acteurs internationaux, l’enjeu majeur réside désormais dans le remplissage du réservoir du barrage de la Renaissance. Une interprétation de la nouvelle géopolitique du Nil à trois niveaux a donc vu le jour, dans un répertoire totalement décalé pour chacun des trois pays : pour l’Éthiopie, ce symbole national représente un enjeu énergétique significatif et un levier d’hégémonisme régional ; pour le Soudan en restructuration économique, l’enjeu relève notamment de l’hydroagriculture, et pour l’Égypte, l’enjeu est présenté comme relevant de la « sécurité nationale ». Ce triple répertoire est au cœur des problèmes d’interprétation de la question de l’hydrohégémonie du Nil en cours de recomposition.

Des discours nationalistes qui s’entrechoquent

Les travaux d’Open Water Diplomacy, dirigés par Emanuele Fantini, ont mis en lumière les représentations nationalistes mises en scène médiatiquement à différents niveaux (1). Il apparaît que les barrages, depuis Assouan jusqu’au GERD aujourd’hui, renvoient explicitement à une grandeur inscrite dans un héritage civilisationnel (l’Égypte pharaonique, le royaume de Méroé, la dynastie salomonienne et l’empire éthiopien) qui trouve au XXIe siècle des échos nationalistes. Le barrage représente un outil de puissance sur le Nil. Mais jamais, jusqu’à présent et malgré des projets précédents de barrage, le sujet n’avait pris cette ampleur diplomatique.

Celle-ci se traduit par un récit quelque peu schématique – mais susceptible de mobiliser les opinions publiques nationales et internationales – du risque de déclin égyptien pour prix de l’émergence éthiopienne autour du contrôle du Nil bleu et de la géopolitique de l’eau.

L’Égypte perçoit le GERD comme un risque économique et écologique pour sa société, avec la fragilisation de sa vallée fertile du Nil : outre la perte de contrôle sur le débit du Nil et donc le potentiel bouleversement des cycles économiques de production agricole, l’inquiétude porte sur les années de remplissage du bassin du GERD (estimées entre 5 et 15 ans) dont les critères et les conséquences restent totalement inconnus à ce jour. Les deux principales menaces seraient d’ordre économique (déstabilisation des cycles et réduction de production agricoles remettant en cause la sécurité alimentaire des populations égyptiennes) et écologique (risque de salinisation des sols notamment). Le cabinet français BRL, mandaté depuis 2016 par les trois gouvernements égyptien, soudanais et éthiopien, est chargé de conduire l’étude sur les impacts du GERD jusqu’en Égypte, dans des conditions rendues complexes par le caractère sensible de ce sujet – l’étude en est à sa troisième version. L’Égypte perçoit également le GERD comme une menace géopolitique aux conséquences extérieures (une dépendance accrue de l’Égypte envers les États en amont du Nil) et intérieures (un risque de crise économique, sociale et donc politique non seulement dans la phase de remplissage du bassin du GERD, mais aussi à la suite de l’usage de l’eau que le Soudan planifiera pour l’irrigation). Le GERD représente enfin une remise en cause de la représentation internationale et géopolitique de la puissance égyptienne, désormais fragilisée par le sud et par la question de l’eau qui constituait depuis l’Antiquité sa force. Pour toutes ces raisons, l’approvisionnement en eau constitue une affaire de sécurité nationale pour Le Caire. La circulation sur la Toile de vidéos activistes de simulation d’expéditions aéroportées punitives sur le barrage témoigne de manière informelle de cet imaginaire populaire en Égypte. Toutefois, les gouvernements successifs égyptiens ont dû, entre 2011 et 2016, prendre conscience du caractère international de la crise et quitter le répertoire du hard power pour aborder la question de manière plus diplomatique.

Depuis 2011, le gouvernement égyptien a appris à ses dépens à négocier avec le gouvernement éthiopien. Le Caire a mobilisé un répertoire mettant en avant ses droits historiques dans le cadre du droit international (accords de 1929 et 1959, toujours en vigueur, qui ont régi la thèse du statu quo plaidé par l’Égypte) [voir encadré : Grands accords historiques].Grands accords historiques

Mais si, en 2014, le Premier ministre égyptien promettait de faire valoir diplomatiquement ses droits en s’appuyant sur des alliances africaines, force est de constater en 2018 l’échec de cette stratégie. Le Soudan, historiquement allié de l’Égypte, s’est rapidement tourné vers les thèses éthiopiennes. À la différence des litiges de tracés frontaliers, au cœur d’interactions diplomatiques au sein de l’Union africaine (UA) depuis 1963, les querelles hydrohégémoniques se règlent pour l’instant plus par des rapports de force géopolitiques que par un cadre légal international. Du reste, le gouvernement éthiopien s’est rapidement armé pour répondre aux critiques juridiques internationales adressées par Le Caire en convoquant un répertoire tourné vers l’avenir et ses outils d’émergence économique.

Enfin, le tête-à-tête entre l’Égypte et l’Éthiopie a eu tendance à oublier les autres acteurs directement ou indirectement affectés par cette crise du bassin versant du Nil bleu. Kampala et Khartoum aussi ont pris conscience du rôle diplomatique des États riverains des Nils bleu et blanc et pensent, chacun à leur manière, à développer une partie de leur diplomatie régionale sur cette base, invitant les diplomaties régionales et internationales à repenser la géopolitique du Nil et ses acteurs [voir encadré : Le GERD en quelques données].

Le GERD en quelques données

Le GERD : symbole du projet développementaliste et nationaliste éthiopien

Le projet de construction du GERD s’inscrit avant toute chose dans un projet politico-économique extrêmement ambitieux, initié par Meles Zenawi dans la seconde moitié des années 2000, et visant à intégrer l’Éthiopie dans l’économie mondiale pour en faire un État à revenu intermédiaire d’ici 2025. Les plans quinquennaux mis en œuvre dans cette optique visent depuis 2010 la restructuration de l’économie éthiopienne (transition du primaire vers l’industrie et les services) à moyen terme, à partir d’une politique volontariste de ce qu’on appelle aujourd’hui le « developmental state » éthiopien. Le premier plan quinquennal (2010-2015), destiné à lancer la première phase de cette restructuration et préparer l’arrivée des investisseurs étrangers, se concentrait sur le lancement de « méga-projets » d’infrastructures : routes, autoroutes, ponts, immeubles, réseau électrique, voie ferrée et, bien sûr, réseau de barrages hydroélectriques. Le GERD n’est donc qu’un élément, certes emblématique, d’un dispositif recouvrant une ambition beaucoup plus vaste.

Ces barrages avaient jusqu’à présent été construits sur des fleuves dont la diminution du débit n’avait de répercussions majeures que sur l’écosystème proche dans les périphéries éthiopiennes : Gilgel Gibe I, sur la rivière Omo, achevé en 2004 (avec une capacité annuelle de 184 MW) ; Gilgel Gibe II, sur la même rivière, achevé en 2009 (420 MW) ; la même année est inauguré le barrage sur le fleuve Tekeze, au nord (310 MW), et le barrage Gilgel Gibe III sur la rivière Omo au sud (1870 MW) – des projets mis en œuvre par le constructeur italien Salini. Néanmoins, le GERD représente le projet le plus inédit et le plus titanesque, non seulement à l’échelle de l’État développeur éthiopien, mais aussi à l’échelle du continent.

Le discours nationaliste éthiopien ne doit pas non plus être négligé. Le régime de Meles Zenawi aurait en effet pu lancer un projet moins problématique vis-à-vis des pays en aval en optant pour une série de barrages dont le remplissage des lacs artificiels aurait engendré moins de tensions au niveau régional. Mais le GERD est aussi un symbole national qui s’inscrit dans une politique de reconquête des citoyens après l’épisode violent des élections de 2005 (2). Le nom initial du barrage (Millennium Dam) montre à quel point le projet s’insère dans l’immense campagne de promotion du Millennium en 2007 (passage à l’an 2000 selon le calendrier éthiopien orthodoxe) et devient ainsi un symbole national du ciment panéthiopien (destiné à se superposer au fédéralisme ethnique). Le soutien recherché auprès de la population doit également permettre, de façon extrêmement pragmatique, d’assurer le financement du barrage par les Éthiopiens via l’émission de bons du trésor, les Millennium Bonds. Chaque fonctionnaire se trouve par exemple contraint de payer l’équivalent d’un salaire par an. Le gouvernement entend ainsi offrir la preuve du soutien populaire dont il jouirait. Si cette légitimité est difficile à évaluer, la stratégie crée effectivement une interdépendance fascinante entre le GERD et la population, qui doit permettre de reconstruire la légitimité du régime abîmée par la crise de 2005, et aller de l’avant. La politique à la fois extrêmement dynamique et apaisante du nouveau Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed se situe en ce sens dans la droite ligne du projet nationaliste éthiopien de Meles Zenawi, bien plus qu’en rupture avec celui-ci.

On ne peut donc pas saisir les impulsions et les implications de ce projet sans considérer, en premier lieu, l’histoire politique et économique récente de l’Éthiopie. Meles Zenawi a su saisir l’opportunité du lancement du projet lorsque l’Égypte était bousculée par la révolution égyptienne pour remettre en cause de facto les traités internationaux et montrer aux Éthiopiens, aux Égyptiens, et au monde entier que l’Éthiopie avait désormais les moyens de ses ambitions. Entre Égypte et Éthiopie, le Soudan a rapidement saisi l’opportunité de rejoindre le nouveau maître du Nil.

Le Soudan, acteur et pivot des projets de régulation du Nil

Historiquement aligné sur l’Égypte et revendiquant le respect des traités, le Soudan n’a a priori jamais joué un rôle déterminant dans le partage des eaux du Nil, et participait plutôt au blocage de toute renégociation des accords. La focalisation des discussions autour de l’opposition entre l’Éthiopie et l’Égypte a également placé Khartoum dans un angle mort. La négligence des observateurs à l’égard de cet État où se rejoignent pourtant les deux Nils est aujourd’hui remise en cause. La construction du GERD et ses conséquences régionales ont en effet replacé littéralement le Soudan au centre des enjeux de l’hydrohégémonie du fleuve autour de trois élément majeurs : le positionnement géographique (la réunion des Nils bleu et blanc au niveau de Khartoum), la question économique (agriculture, irrigation, rapport au Golfe post-2011, restructuration économique), et celle des barrages (depuis Assouan jusqu’au GERD).

Les barrages que développe le Soudan à travers son territoire n’ont pas vocation à créer de l’énergie, mais à réguler la ressource hydraulique pour permettre l’agriculture. Les projets de barrages sur le Nil existaient depuis la période coloniale britannique et visaient à développer la culture du coton tout en contrôlant les inondations. Ces ambitions économiques se sont poursuivies après l’indépendance (1956) et sous le régime du général Nimeiry (1969-1985) qui souhaitait faire du Soudan le grenier de la région et développer un réseau hydroélectrique. Mais le manque de fonds empêchait la réalisation de projets si ambitieux. Fort des fruits du pétrole au début des années 2000, le régime Al-Inqaz (au pouvoir depuis 1989, sous la direction d’Omar el-Béchir) a fait de la construction d’une série de barrages sur le Nil une nouvelle clé de sa politique économique développementaliste. Le plus célèbre est celui de Mérowé (1250 MW produits aujourd’hui), en amont de la quatrième cataracte, inauguré en 2009, où l’on trouve déjà engagées techniquement les entreprises chinoises, allemandes, et française (Alstom pour les turbines). La création d’une Dam Implementation Unit confirme la volonté du Soudan de multiplier les projets de barrages.

Ces projets ne sont pas sans poser de nouveaux défis politiques. L’annonce de la construction à venir des barrages de Dal et de Kajbar, dans le Nord, a provoqué de vives réactions de la part des populations locales (nubiennes) qui avaient déjà été affectées par le barrage d’Assouan. La mémoire des déplacements de populations dont les territoires et les villes ont été recouverts, au Soudan, par le lac Nasser, et les souffrances sociales qui en découlent, ont engendré de nombreuses résistances dans la région et à Khartoum depuis 2007 (3), pour lesquelles de nombreux partis politiques soudanais se sont déclarés solidaires. Pourtant, comme en Éthiopie, le gouvernement soudanais sait aujourd’hui que sa survie dépend en partie du succès de ces projets et de leur capacité à produire de la richesse, particulièrement depuis l’indépendance du Soudan du Sud en 2011 et la perte des deux tiers de la production en pétrole.

La construction du GERD entre donc en écho avec les évolutions économiques soudanaises. En poussant Khartoum à diversifier ses soutiens économiques, le programme de développement soudanais a induit des innovations géopolitiques dans la zone qui ont conduit à la rupture, dès 2012 – soit un an après le début du chantier du GERD –, du duo hydrohégémonique qu’il formait avec Le Caire. Premièrement, les pays du golfe Arabique ont été des soutiens essentiels du régime de Nimeiry, intégrant à travers différents outils diplomatiques le Soudan à l’environnement arabo-musulman (notamment via le Fonds arabe pour le développement économique et social). Deuxièmement, la Chine a su exporter au Soudan un modèle économique étatique de développement par les barrages. Face au faible engagement de la Banque mondiale au Soudan, les capitaux chinois ont constitué une alternative fondamentale pour Khartoum. Pékin a ainsi pu proposer une action en trois dimensions : un modèle (le barrage des Trois Gorges), un opérateur (Sinohydro Corporation, leader mondial de l’hydroélectricité) et un soutien financier (Exim Bank, dont la participation pour le barrage de Mérowé est estimée à 520 millions de dollars). Dans cette économie générale étatique sino-soudanaise des années 2000 est apparue la China National Petroleum Company (CNPC).

Bâtie entre le paradigme de la convergence libérale et la construction d’État développementaliste, cette (re)construction sur fond de crise permanente au Soudan se fonde sur la stratégie des « Africa’s illiberal state builders » (4) – ces États qui ont pris pour modèle et allié la Chine, et plus largement les « dragons asiatiques ». Cette incubation économique sur deux décennies a provoqué dans le bassin du Nil l’érosion de la logique du statu quo hydropolitique de manière difficilement réversible car cela remettrait désormais en cause des logiques étatiques.

Le Nil dans son environnement géopolitique : de l’hydrologie à la diplomatie

La question de l’hydrohégémonie du Nil provoque un retournement diplomatique, non seulement à cause de la somme des relations bilatérales entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie, mais surtout parce qu’elle constitue un enjeu des positionnements géopolitiques d’acteurs étatiques et non étatiques dans la Corne de l’Afrique et au-delà.

Premièrement, le bras de fer éthio-égyptien qui se joue le long du Nil bleu renforce la capacité d’acteur diplomatique du Soudan dans la zone, et contribue à le sortir un peu plus de son isolement diplomatique régional.

Alors que les efforts de normalisation de Khartoum vis-à-vis de la communauté internationale commencent à porter leurs fruits, consacrés par la levée définitive de sanctions économiques états-uniennes en octobre 2017, la stratégie menée par le régime d’Omar el-Béchir mérite d’être considérée à l’aune de la position d’intermédiaire qu’il recherche. Il s’agit notamment pour Khartoum d’attirer les fonds internationaux destinés à mettre en valeur son agriculture et à contrôler les risques d’inondations. La crise économique profonde dans laquelle le Soudan se trouve aujourd’hui rend ces investissements d’autant plus nécessaires, voire vitaux. Mais la multiplication des partenaires et le succès de ces ambitions resteront conditionnés à court terme par des choix politiques majeurs d’un régime qui demeure sur la liste américaine des pays soutenant le terrorisme, et dont le président reste poursuivi par la Cour pénale internationale.

Deuxièmement, le conflit hydrohégémonique doit être connecté à la construction du Developmental State dans lequel la Chine a constitué un modèle et un soutien politiquement plus puissant que les institutions internationales (5). C’est la raison pour laquelle cette question nourrit prioritairement des discours nationaux ou nationalistes, et non une stratégie d’intégration économique régionale. Il s’agit pour le Soudan et l’Éthiopie de construire une stratégie originale, qui s’appuie sur le partenariat chinois en même temps qu’ils poursuivent son dialogue (pour l’Éthiopie) et son ouverture (pour le Soudan) en direction de l’Ouest et des institutions internationales.

Troisièmement, par-delà les trois pays principalement évoqués (Égypte, Soudan et Éthiopie), il convient d’élargir le débat aux États riverains du Nil blanc, qui commencent à mesurer leur capital hydro-diplomatique dans ce contexte, à travers l’Initiative du bassin du Nil (IBN), créée en 1999. Si la région reste caractérisée par le chevauchement des structures régionales (6), l’IBN constitue un outil diplomatique pour les États du sud de la zone. C’est ainsi que l’Ouganda de Yoweri Museveni est parvenu à peser de tout son poids au sein de l’IBN : composée de dix membres (7), le vote des États du Sud pour atteindre la majorité des six membres est stratégique.

Le cas particulier de l’Érythrée est ici d’importance : celui-ci y bénéficie d’un statut d’observateur, mais le réchauffement récent et rapide des relations avec l’Éthiopie du Premier ministre Abiy risque de rebattre partiellement les cartes. En effet, Le Caire bénéficiait jusque-là via Asmara d’un appui à la déstabilisation de l’ennemi commun éthiopien. La paix sur laquelle semblent engagées Addis-Abeba et Asmara devrait donc accentuer l’isolement diplomatique de l’Égypte sur ce dossier.

Quatrièmement, au-delà des structures intergouvernementales, cette hydrodiplomatie pose la question des acteurs de la gouvernance de l’eau : l’expérience de BRL Ingénierie témoigne de l’émergence de ces opérateurs techniques non gouvernementaux mais aussi des blocages qu’ils rencontrent face aux contradictions diplomatiques des États. Dans ces circonstances, le risque est double : faire porter à une expertise technique une conclusion politique ; assujettir des expertises techniques à des stratégies politiques en multipliant ces opérateurs au gré des thèses diplomatiques en confrontation. La question émergente de la « gouvernance écologique » constitue ainsi un enjeu diplomatique dont les contours sont appelés à échapper aux diplomaties traditionnelles et à voir se développer les intermédiaires non gouvernementaux sur des sujets aussi régaliens que l’eau, tout particulièrement en Afrique avec le Nil et le Congo.

Enjeux hydrodiplomatiques et perspectives

Au lendemain des initiatives de diplomatie écologique portées par la France (COP21, « One Planet Summit »), il convient de considérer les enjeux d’hydrohégémonie du Nil comme un biais pour saisir les reconfigurations des rapports de force régionaux et, au-delà, l’interaction des acteurs étrangers dans la région. Ceux-ci sont appelés à occuper une place croissante pour la France dans le dialogue avec ses partenaires africains dans la « gouvernance écologique » internationale en cours de redéfinition.

Alors que l’hydrohégémonie reste avant tout entre les mains des États, la question se pose de savoir si des structures telles que l’IBN sont en capacité de devenir des espaces diplomatiques efficaces – ou appelées à gagner en efficacité. L’hydrodiplomatie, quant à elle, est appelée à gagner en puissance dans les décennies à venir, autant pour des raisons diplomatiques qu’écologiques et démographiques. En ce sens, elle va (re)dessiner de facto autour des États riverains du bassin du Nil (mais aussi du Congo) une cartographie d’intégration régionale qui transcende les organisations économiques régionales tracées dans les années 1990.

Le gouvernement soudanais, quant à lui, renforce son capital de pivot diplomatique dans la zone, dans un agenda d’ouverture diplomatique jusqu’à présent dominé par des puissances non occidentales. Les dossiers écologiques et agricoles peuvent constituer un outil de dialogue avec le Soudan dans ce contexte, en l’absence de coopération politique directe.Les enjeux hydrauliques autour du bassin du Nil

Notes

(1) En avril 2018, le programme « Open Water Diplomacy: Media, Science and Transboundary Cooperation in the Nile Basin » dirigé par Emanuele Fantini, de l’Institute for Water Education de Delft (Pays-Bas), a organisé en partenariat avec le CEDEJ Khartoum et l’Université de Khartoum un colloque portant sur les stratégies de médiatisation et les arguments développés en Égypte, au Soudan et en Éthiopie autour de la construction du barrage éthiopien de la Renaissance. Cet article élargit le thème du colloque (la place des médias) pour analyser les nouveaux enjeux diplomatiques.

(2) Les élections de 2005 avaient vu une poussée inédite des groupes d’opposition qui remportèrent initialement près du tiers des sièges à la Chambre basse du Parlement. Très peu siègeront finalement, suite à des manifestations durement réprimées.

(3) Sur la pluralité des revendications, voir le podcast du projet « Open Water Diplomacy » avec Tamer Abd Alkreem (https://flows.hypotheses.org/1233).

(4) https://www.rsc.ox.ac.uk/files/files-1/wp89-africas-illiberal-state-builders-2013.pdf

(5) Voir notamment les travaux d’Elsje Fourie dans le cas de l’Éthiopie.

(6) On y trouve, en plus de l’IBN, l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) et le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA).

(7) Égypte, Soudan, Éthiopie, Soudan du Sud, Ouganda, Kenya, Tanzanie, Burundi, Rwanda et République démocratique du Congo.

Légende de la photo : vue panoramique de la confluence des Nils bleu et blanc à Khartoum, la capitale du Soudan. Ancien soutien de l’Égypte, le pays s’est rangé au côté d’Addis-Abeba et espère tirer quelques bénéfices de la construction du barrage Renaissance. Celui-ci devrait notamment mettre fin aux inondations en aval et retenir le limon éthiopien qui freine les turbines des barrages soudanais. Le gouvernement soudanais devrait également importer une partie du surplus d’énergie produit par l’Éthiopie. (© Shutterstock/Claudiovidri)


Auteurs : Jean-Nicolas Bach & Jean-Pierre  Bat



Lire aussi :

>> La guerre du Nil aura-t-elle lieu ?

La question de la gestion des eaux du Nil est restée pendant longtemps une prérogative égyptienne. Jusqu’à ce que l’Ethiopie décide de construire un barrage titanesque sur le Nil bleu, mettant en péril l’approvisionnement en eau de l’Egypte, et modifiant toute la géopolitique de la région.

Décryptage.

Source :Les Echos, Youtube, 14-11-2019


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