Etat de la démocratie américaine : Les Etats-Unis sont-ils toujours un modèle pour le monde ?

       

Gasoline prices have drastically risen in Las Vegas reaching $.60 per litre in some areas as illustrated by this sign outside a local gas station 26 Feburary 2004 in Las Vegas Nevada. (Bryan Haraway/Getty Images/AFP) FOR NEWSPAPERS AND TV USE ONLY (Photo by Bryan Haraway / Getty Images North America / Getty Images via AFP)

 

“The surface of American society is covered with a layer of democratic paint, but from time to time one can see the old aristocratic colors breaking through” (Alexis de Tocqueville, Democracy in America, University Press of Chicago, 2002).

“Trump and Republicans have been playing with matches and gasoline, and the United States is now a ‘Burning city upon a hill’” (Tore Wig, The United States Must be Viewed as a Flawed Democracy at Significant Risk of Transitioning into Dictatorship, Peace Research Institute of Oslo,PRIO, Jan. 12, 2021).

“Slogans like ‘Take our country back’ and ‘Make America Great Again’ reflect the sense of peril” (Steven Levitsky and Daniel Ziblatt, The Crisis of American Democracy, The American Federation of Teachers, Fall 2020).

Par Arezki Ighema t* 


Jusqu’à ces dernières années, la démocratie américaine était considérée comme un modèle de gouvernance et de stabilité politique pour le reste du monde. Au point que certains ont forgé la théorie dite de la « democracy promotion » (promotion de la démocratie) selon laquelle la démocratie américaine — à l’instar de ses produits de consommation — peut être exportée et transplantée partout dans le monde. Faisant l’apologie de la démocratie américaine, en la comparant au système socialiste, Alexis de Tocqueville disait déjà en 1848 — au moment où il a écrit son fameux ouvrage « Democracy in America » : « Democracy Extends the sphere of individual freedom, socialism restricts it. Democracy attaches value to each man ; socialism makes each man a mere agent, a merenumber” (La démocratie élargit le champ de la liberté individuelle, le socialisme le restreint. La démocratie attribue de la valeur à chaque homme ; le socialisme fait de chaque homme un simple agent, un simple nombre). Tocqueville ajoute : « Democracy and Socialism have nothing in common but the word equality. But notice the difference: while democracy seeks equality in liberty, socialism seeks equality in restraint and servitude” (La démocratie et le socialisme n’ont rien de commun, excepté le mot égalité). Mais notez la différence. Tandis que la démocratie cherche l’égalité dans la liberté, le socialisme cherche l’égalité dans la restriction et la servitude. Alexis de Tocqueville, Discours à l’Assemblée nationale constituante du 12 septembre 1948 sur la question du Droit au travail, Œuvres complètes, Vol. IX, p. 546). Cependant, depuis quelques décennies, et surtout depuis et pendant la présidence de Donald Trump, la démocratie américaine — même si elle est toujours considérée par beaucoup d’analystes américains et internationaux comme l’une des plus grandes démocraties au monde — est aujourd’hui largement derrière certaines démocraties européennes. Certains pensent même — citant les slogans avancés par le Président Trump et ses supporters, tels que « Take our country back » (récupérer notre pays) ou « Make America Great Again » (Rendre l’Amérique grande à nouveau) — que la démocratie américaine est en péril, ce qui fait dire à certains qu’elle a besoin d’être recousue : « U.S. Democracy is in urgent need of repair » (La démocratie aux Etats-Unis a besoin d’être réparée)  Sarah Repucci, From Crisis to Reform : A Call to Strengthen America’s Battered Democracy, Freedom House, March 2021).
Dans le présent article, nous nous proposons successivement de faire le point sur l’état de la démocratie américaine aujourd’hui et d’explorer les raisons profondes qui ont conduit à son érosion.

L’état de la démocratie américaine aujourd’hui
L’érosion démocratique aux Etats-Unis n’est pas nouvelle et ne date certainement pas de l’avènement de la présidence Trump, même si la plupart des analystes pensent que cette érosion s’est accentuée pendant son règne. Le processus de régression démocratique — que l’historienne Anne Berg a qualifié de « quiet autoritarianism » (autoritarisme tranquille) — remonte à plusieurs décennies, voire, pour certains, à la création-même des Etats-Unis en tant que nation (Anne Berg, in Kristen de Groot, Is American democracy at a Breaking Point ?, Penn Today, October 21, 2020). Un sondage effectué en 2019 par « Public Agenda » -un centre de recherche spécialisé dans la consolidation de la démocratie— a montré que 39% des Américains pensent que la démocratie aux Etats-Unis est en crise, 42% disent qu’elle fait face à de sérieux défis et seulement 15% pensent que la démocratie américaine se porte bien (voir Steven Levitsky and Daniel Ziblatt, The Crisis of American Democracy, American Federation of Teachers, Fall 2020). Selon « Freedom House », un think tank » -qui mesure l’état de la démocratie et des libertés dans le monde— les Etats-Unis sont aujourd’hui moins démocratiques que des pays comme le Chili, la République Tchèque, la Slovénie, Taïwan et l’Uruguay et sont classés au même niveau démocratique que des pays comme la Croatie, la Grèce, la Mongolie et le Panama (Levitsky and Ziblatt, op.cit).
Pour donner un aperçu plus précis de l’état de la démocratie aux Etats-Unis, nous analyserons successivement les points suivants : (1) l’érosion démocratique américaine n’est pas nouvelle, (2) l’érosion démocratique s’est accentuée avec Trump et (3) l’état de la démocratie américaine aujourd’hui.

L’érosion démocratique américaine n’est pas nouvelle
La démocratie américaine avait déjà été mise à l’épreuve à l’époque dite de la « Reconstruction » (1865-77) après la Guerre civile américaine. Les buts de la « Reconstruction » -opération qui a été décrétée par le Cinquième Amendement de la Constitution américaine— étaient de corriger les inégalités sociales, économiques et politiques résultant du système de l’esclavage et de résoudre les problèmes soulevés par la réadmission des onze Etats ayant fait sécession (Caroline du Sud, Mississippi, Floride, Alabama, Géorgie, Louisiane, Texas, Virginie, Arkansas, Tennessee et Caroline du Nord) et qui avaient créé la « Confederation of American States » (la Confédération des Etats Américains). Cependant, comme la majorité des populations des onze Etats étaient des Afro-Américains, l’affranchissement de ces derniers mettait en péril la domination politique des Démocrates sudistes et en danger l’ordre racial existant. Conscients que cet affranchissement était une véritable menace existentielle pour leur dominance, les Démocrates sudistes avaient adopté un certain nombre de politiques pour empêcher que cet affranchissement ait lieu. Entre 1885 et 1908, les onze Etats avaient voté des lois instituant des taxes de vote, des tests de niveau d’instruction pour voter, des attestations de droits de propriété et de résidence, et autres dispositions destinées à méconnaître les droits de vote des Afro-Américains. La conséquence de ces actions était que le taux de vote des Noirs était passé de 61% en 1880 à seulement 2% en 1912. Les Démocrates sudistes avaient ainsi institué un pouvoir total sur les populations des onze Etats (voir Levitsky and Ziblatt, op.cit).

Democratic presidential hopeful former Vice President Joe Biden walks out after speaking at the National Constitution Center in Philadelphia, Pennsylvania on March 10, 2020. / AFP / Mandel NGAN

L’érosion démocratique américaine s’est accentuée avec Trump
Le Parti Républicain aujourd’hui—dominé par Donald Trump depuis 2016—semble aussi voir dans le Parti Démocrate, son opposant, la même menace existentielle. Il faut rappeler que le Parti Républicain est un parti dominé par les Blancs de confession chrétienne. A l’inverse, la société américaine, aujourd’hui, est socialement, racialement et religieusement très diversifiée et une grande majorité vote démocrate. Cette diversité est considérée par les Républicains comme une menace pour leur ascension au pouvoir. C’est ce qui explique que les Républicains n’ont gagné au vote populaire qu’une seule fois depuis trente ans. Comme le soulignent Levitsky et Ziblatt, « Many white Christian Republicans Fear They are on the brink of losing not only elections, but their country” (Plusieurs Républicains Blancs-Chrétiens craignent qu’ils soient, non seulement en train de perdre aux élections mais de perdre leur pays) (Levitsky and Ziblatt, op.cit). A l’instar des Démocrates sudistes à l’ère de la Guerre civile, les Républicains, aujourd’hui, se sentant menacés dans leur existence-même, ont adopté un certain nombre de politiques destinées à contrecarrer la puissance potentielle des Démocrates. C’est ainsi, toujours selon Levitsky et Ziblatt, qu’une douzaine d’Etats, où domine le Parti Républicain, ont adopté de nouvelles lois rendant l’enregistrement pour voter plus difficile, fermé certains lieux de vote où les Afro-Américains sont dominants, révisé les listes électorales pour éliminer ceux qui ne remplissent pas les conditions de vote et  créé d’autres obstacles pour réduire le taux de participation des autres ethnies, notamment des Afro-Américains.
Depuis son arrivée au pouvoir, en 2016, Trump a davantage contribué à l’érosion de la démocratie américaine. Il a commencé par s’attaquer à la presse qu’il a qualifiée de « enemy of the people » (ennemi du peuple). Il a outrepassé tous les mécanismes de contrôle du Congrès. Il a sollicité l’aide de pays étrangers —notamment la Russie— pour lui permettre de gagner les élections. Il a gracié ses amis et alliés politiques alors qu’ils étaient accusés de crimes majeurs. Il a utilisé les infrastructures fédérales pour favoriser son entreprise et celles des membres de sa famille. Il a menacé ses opposants politiques —notamment Hillary Clinton— dont il a demandé l’emprisonnement. Il a même réussi à échapper à deux reprises à « l’Impeachment », qui est la sanction la plus grave pouvant être prononcée contre un Président aux Etats-Unis.

Enfin, —et ce n’est pas tout ni le moindre— il a refusé de prendre part, le 20 janvier 2021, à la cérémonie de transition du pouvoir, ce qui ne s’était jamais vu dans l’histoire des élections américaines. Trump a aussi provoqué le plus long blocage (lockdown) du gouvernement jamais égalé dans l’histoire politique américaine. Il a décrété un état d’urgence national destiné à lui permettre de faire les manœuvres financières devant favoriser son entreprise. Il a tenté d’interdire le vote par voie postale alors que lui-même a voté par cette voie en Floride, l’Etat de domiciliation de son entreprise. En 2020, il a demandé aux officiels de certains Etats de falsifier les résultats des élections pour lui permettre de battre son adversaire, Joe Biden. Et surtout, le 6 janvier 2021, il a encouragé ses supporters à attaquer le Capitol —le temple-même de la démocratie américaine— pour faire basculer les résultats de l’élection de 2020 en sa faveur.

L’état de la démocratie américaine en recul
Même si la démocratie américaine est encore considérée comme une des plus résilientes et des plus stables au monde, elle a néanmoins subi, ces dernières décennies et particulièrement ces quatre dernières années, des attaques qui ont inquiété et continuent d’inquiéter les Américains et le monde dans son ensemble quant à son devenir. Une telle érosion est indiquée par la plupart des indices de la démocratie établis par les organisations américaines et internationales spécialisées dans l’analyse de l’état et de l’évolution de la démocratie dans le monde.
L’une de ces agences est « Freedom House », un think tank chargé de suivre l’évolution de la démocratie dans le monde. Selon cette agence, les Etats-Unis avaient obtenu, en 2010, un score de 94% sur l’échelle « Freedom in the World » qui évalue le niveau des libertés civiles et des droits politiques dans le monde. Les Etats-Unis étaient alors au même niveau que des pays comme la France et l’Allemagne. Aujourd’hui, soit une décennie après, les Etats-Unis ont un score de 83% (11 points de moins) alors que ses anciens challengers ont toujours un score de 90%  et plus, ce qui place les Etats-Unis à côté de pays comme la Roumanie, la Croatie et le Panama (voir Sarah Repucci, From Crisis to Reform : A Call to Strengthen America’s Battered Democracy, March 2021)
Le second indice qui évalue l’état de la démocratie dans le monde est le « Democracy Index » (DI) établi par « The Economist Intelligence Unit » (EIU), la section Recherches du journal anglais « The Economist ». Le tableau #1 donne le score, le rang et le type de démocratie des Etats-Unis par rapport à un certain nombre d’autres pays démocratiques ainsi que son score sur la liste des droits et libertés démocratiques qui sert de base à l’établissement du « Democracy Index » :

Source : A. Ighemat, basé sur « Freedom in the World 2021, Democracy Countries, World Population Review; *= pleine démocratie;
**= démocratie incomplète.

Le tableau #1 montre clairement que les Etats-Unis sont loin d’être le « Beacon » (le phare) de la démocratie dans le monde puisque 24 pays sont classés avant eux dans le « Democracy Index ».
Un sondage effectué au printemps 2021 a posé la question de savoir si les Etats-Unis sont toujours considérés comme un modèle de démocratie pour le monde. Le tableau #2 montre, on ne peut mieux, que ce n’est pas l’avis des nombreux individus interrogés à l’échelle globale :

Tableau #2 : Les Etats-Unis sont-ils un modèle de démocratie ?
Pays Les USA sont un bon exemple de démocratie Les USA étaient autrefois un bon exemple de démocratie Les USA n’ont jamais été un bon exemple de démocratie

Source :  A.Ighemat, basé sur « Spring 2021, Global Attitudes Survey, Q6n, What People Around the World Like or Dislike About American Society and Politics.

Le tableau #2 montre que, en moyenne, moins de 20% des individus interrogés dans le monde considèrent les Etats-Unis comme un modèle de démocratie pour le reste du monde tandis qu’en moyenne, plus de 70% pensent que ce statut est un fait du passé ou n’a jamais été le cas. La question se pose alors : pourquoi la démocratie américaine a-t-elle rétrogradé au point d’inquiéter non seulement les Américains mais aussi les démocraties dans le monde ?

Les raisons profondes du rétropédalage de la démocratie américaine
Il y a certainement plus de raisons expliquant le processus de rétrogradation de la démocratie en général et de la démocratie américaine en particulier, mais un grand nombre d’analystes s’accordent à considérer que ce processus est dû à deux types de raisons : des raisons tangibles sur lesquelles il est possible d’agir et des raisons intangibles qu’il est plus difficile de changer.
Les raisons tangibles de la régression démocratique aux Etats-Unis
Les raisons tangibles, qui sont le détonateur ou tout au moins le stimulateur de la régression démocratique aux Etats-Unis, sont nombreuses, mais trois sont généralement citées comme causes principales : (1) le traitement inéquitable des populations de couleur, (2) l’influence de l’argent en politique, et (3) l’extrême polarisation des partis politiques.

Le traitement inégal des populations de couleur
L’inégalité dans le traitement des citoyens, notamment des minorités ethniques, religieuses ou autres, est un des fondements du système démocratique. Aux Etats-Unis, en dépit des progrès réalisés depuis la fin de l’esclavage —qui a vu une certaine amélioration du traitement des Afro-Américains— ces minorités ethniques sont toujours traitées différemment des Américains Blancs. Cette différence de traitement concerne notamment l’accès au logement, aux crédits bancaires, à l’éducation, à l’emploi, à des salaires plus équitables, et aux soins médicaux. Ce traitement différentiel concerne aussi la manière avec laquelle la justice et la police traitent les minorités, en particulier les Afro-Américains. Le tableau # 3 indique le nombre de personnes assassinées des trois grandes minorités ethniques aux Etats-Unis :

Source :   A. Ighemat, basé sur Statistica Research Department, Nov.10, 2021

Le résultat de ces inégalités est que les minorités, surtout les Afro-Américains, se sentent marginalisées et, par suite, non concernées par la chose politique. L’autre facteur qui limite la participation des minorités au processus de prise de décision politique est constitué par l’arsenal de lois existant dans plusieurs Etats, qui limitent le droit de vote des minorités, notamment des Afro-Américains. Dans un certain nombre d’Etats, les autorités ont, par exemple, réduit le nombre de lieux de vote, obligeant les électeurs à voyager sur de longues distances et à faire la chaîne pendant de longues heures pour pouvoir voter. Dans certains autres cas, les minorités ne peuvent pas utiliser certains équipements de vote ou ne trouvent pas les bulletins de vote pour voter. Lors de l’élection présidentielle de 2020, Trump a tout fait pour interdire le vote par voie postale, bien qu’ayant lui-même voté par cette voie dans son Etat résidentiel de Floride.

L’influence de l’argent en politique
En raison du fait que les campagnes électorales aux Etats-Unis sont devenues de plus en plus coûteuses, les candidats aux postes politiques sont devenus de plus en plus dépendants des sponsors et donateurs de fonds. Ces donateurs et sponsors n’étant souvent pas des altruistes, contribuent à ces campagnes avec une condition, que les candidats les aident en retour en leur facilitant leurs affaires et en leur procurant un traitement privilégié. C’est ainsi que, par exemple, le candidat Joe Biden a reçu quelque chose comme 645 millions de dollars de la part de 227 milliardaires et le candidat Donald Trump a obtenu 336 millions de dollars de 132 milliardaires (voir Sara Repucci, op.cit).
En aidant les candidats à se faire élire, les donateurs finissent souvent par avoir leur mot à dire dans la prise de décisions politiques, voire à orienter ces décisions en direction de leur intérêt personnel. A cela, il faut ajouter les nombreuses infractions aux règles de bonne gouvernance et aux principes d’éthique politique commises par l’ex-Président Trump : la nomination de membres de sa famille et d’amis milliardaires à des postes politiques de haut niveau, non-séparation de la gestion de ses entreprises de la gestion des affaires gouvernementales, utilisation de certains lieux et équipements du gouvernement fédéral pour servir ses intérêts en affaires, à l’inverse, la location des infrastructures appartenant à Trump, notamment ses infrastructures hôtelières, au gouvernement fédéral, la décision de gracier certains de ses amis politiques accusés de corruption par la justice fédérale, etc. Tous ces financements occultes et ces manœuvres corruptives sont incompatibles avec la démocratie.

L’extrême polarisation des partis politiques
La compétition entre le Parti Républicain et le Parti Démocrate aux Etats-Unis ne date pas d’aujourd’hui ou de l’arrivée de Trump au pouvoir. Cette compétition entre les idées sociales et étatistes du Parti Démocrate et les idées libérales et privatistes du Parti Républicain est un des fondements de la politique et de la démocratie américaines. Cependant, cette compétition de nature socio-politico-économique s’accompagne d’une compétition ethnique, religieuse et identitaire. Il faut rappeler que, depuis leur création, les Etats-Unis ont toujours favorisé les Blancs, notamment les Blancs de confession chrétienne, et ont toujours exclu les Afro-Américains de la gouvernance des affaires du pays. D’un autre côté, le pays s’est ouvert à l’immigration avec pour résultat une diversification beaucoup plus grande de la société américaine. Si dans les années 1950, les Blancs chrétiens représentaient plus de 90% de l’électorat américain, en 1992, environ 73% des électeurs américains appartenaient à la catégorie Blancs chrétiens ; et, en 2012, le pourcentage des Blancs chrétiens n’était plus que de 57%, ce qui signifie que cette catégorie de population n’est plus dominante et que les autres groupes ethniques ont, aujourd’hui, quasiment la même importance relative que les Blancs chrétiens (voir Levitsky et Ziblatt, op.cit). La montée des groupes ethniques fait peur aux Blancs chrétiens qui craignent de perdre leur statut dominant et « many of them feel like the country they grew up in is being taken away from them. For many of them, that feels like an existential threat” (plusieurs d’entre eux sentent comme si le pays dans lequel ils ont grandi est en train de leur être volé.
Pour beaucoup, cela semble être une menace existentielle) (Levitsky et Ziblatt, op.cit). Le résultat de cette diversification est que les partis sont encore plus polarisés : le Parti Républicain est un parti à dominante Blancs chrétiens tandis que le Parti Démocrate est à dominante « autres ethnies ». C’est ce qui explique les slogans répandus ces dernières années, notamment depuis Trump, tels que  « We don’t fight like hell. And if you don’t fight like hell, you’re not going to have a country anymore” (Nous ne nous battons pas comme en enfer. Et si nous ne nous battons pas comme en enfer, nous n’aurons désormais plus de pays) (Donald Trump, speech du 6 janvier 2021).

Les raisons non tangibles de la régression démocratique
Outre les raisons sociales, économiques et politiques, d’autres raisons moins tangibles mais d’une aussi grande importance participent au déficit démocratique actuel aux Etats-Unis. Ce sont  l’absence de tolérance et le sens de la modération.
L’absence de tolérance
La tolérance est un des principes fondateurs de la démocratie. Les partis politiques doivent se tolérer mutuellement et accepter la règle de l’alternance du pouvoir. Ils ne doivent pas se considérer comme des ennemis mais comme de simples challengers, quelles que soient les différences idéologiques existant entre eux. Ils doivent admettre leur échec aux élections et accepter que le Parti qui a remporté les élections gouverne sans entraves de la part de l’autre Parti.
Aux Etats-Unis, malheureusement, cette règle d’or de la démocratie n’est plus appliquée par les principaux partis du pays. Ce principe fondamental de la gouvernance démocratique a été davantage bafoué depuis l’arrivée au pouvoir de Trump. En effet, le Président Trump traitait ses opposants politiques d’ennemis. C’est ainsi qu’il avait mis en doute la citoyenneté américaine du Président Obama en invoquant qu’il n’était pas né aux Etats-Unis. C’est ainsi qu’il avait traité sa challenger Hillary Clinton, durant l’élection de 2016,  de « criminelle » et la menaçant, s’il était élu Président, de la mettre en prison selon le fameux slogan qu’il répétait dans ses rallies de campagne « Lock her up » (Enfermez-là !). En d’autres termes, la tolérance, en politique, signifie que les partis doivent avoir tout le temps à l’esprit qu’ils peuvent perdre aux élections. Ainsi que l’ont indiqué Steven Levitsky et Daniel Ziblatt « Politicians who lose elections must be willing to accept defeat, go home, and get ready to try again the next day. With out this norm of gracious losing, democracy is not sustainable” (Les politiciens qui perdent aux élections doivent être capables d’accepter leur défaite, de rentrer chez eux, et de se préparer à essayer encore le jour suivant. Sans cette norme de ‘perte gracieuse’, la démocratie ne serait pas soutenable) (Levitsky and Ziblatt, op.cit).

Le sens de la modération
Le second principe fondateur non matériel de la démocratie est le sens de la modération (ou de la mesure), ce que Levitsky et Ziblatt appellent « institutional for ebearance ». Ce principe consiste, pour le Président ou tout autre leader politique, à ne pas appliquer les lois et règlements de façon démesurée. En effet, le Président dispose de droits et privilèges très étendus et il peut les utiliser discrétionnairement et parfois abusivement pour gracier ou punir ses opposants politiques. C’est ce qu’a fait, par exemple, le Président Trump en graciant un grand nombre de ses alliés politiques alors que ces derniers étaient accusés d’actes criminels parfois de haute gravité. Il a aussi recruté à des postes politiques de haut niveau plusieurs membres de sa famille (sa fille, ses deux garçons et son beau-fils), ce qui est contraire à l’éthique politique et est susceptible de créer des conflits d’intérêts entre les affaires du gouvernement et les entreprises de Trump. D’un autre côté, Trump avait licencié un certain nombre de fonctionnaires politiques, des journalistes et des juges parce que leurs idées politiques ne correspondaient pas aux siennes et avait menacé de licencier ou de réprimer ceux qui prendraient des positions différentes des siennes. C’est ainsi qu’il avait menacé de représailles Brad Raffensperger, le Secrétaire de l’Etat de Géorgie, parce que ce dernier avait refusé de manipuler les résultats des élections —comme le lui avait demandé par téléphone Trump— en vue de favoriser la candidature de ce dernier à l’élection de 2020. Le principe de la modération est un des principes qui empêche la démocratie de prendre le chemin de l’autocratie, voire de la dictature.
Ainsi donc, la tolérance et la modération —qui ne sont inscrits ni dans la Constitution ni dans les lois spécifiques des Etats-Unis— sont aussi vitales pour l’existence et la survie de la démocratie. L’importance de ces deux règles de philosophie politique a été soulignée par Levitsky et Ziblatt dans les lignes suivantes : « Unwritten norms of mutual toleration and for ebearance serve as the soft guardrails of democracy. They are what prevent healthy political competition from spiralling into the kind of partisan fight to death that wrecked democracies in Europe in the 1930s and South America in the 1960s and 1970s” (Les normes non écrites de tolérance et de modération mutuelles servent comme gardes-fou flexibles de la démocratie. Ils représentent ce qui empêche une compétition politique saine de se transformer en une sorte de lutte partisane à mort comme celle qui avait démantelé les démocraties européennes dans les années 1930 et celles d’Amérique du Sud dans les années 1960 et 1970) (Levitsky et Ziblatt, op.cit).

Conclusion
Nous avons vu, tout au long de cet article, que la démocratie américaine n’est pas, comme le disait le Président Ronald Reagan « a shining city on a hill » (une cité illuminée sur une colline), mais qu’elle a subi diverses secousses qui ont secoué certains de ses fondements et lui ont fait perdre sa place de première représentante de la démocratie dans le monde, au point d’être devenue « A Burning city on the hill » (une cité qui brûle sur la colline). Nous avons vu que ce processus d’érosion n’est pas apparu du jour au lendemain et ne date pas de la venue au pouvoir du Président Trump, mais qu’il remonte à l’époque de la création-même des Etats-Unis. Nous avons vu aussi que la démocratie américaine a failli être mise à mal par la gouvernance autocratique et erratique de Donald Trump, surtout après l’attaque du Capitol du 6 janvier 2021 par ses supporters qui visaient à renverser les résultats de l’élection en sa faveur. Personne ne peut dire ce qu’il serait advenu de la démocratie américaine, mais ce qui est certain, c’est qu’elle aurait été largement entamée.
Dans la deuxième partie de l’article, nous avons cherché à connaître les raisons profondes de cette érosion. Nous avons décelé deux groupes de raisons, des raisons tangibles —l’inégalité raciale existant dans le pays, le rôle déterminant de l’argent en politique et la polarisation extrême des partis politiques. Cependant, ces raisons, si elles expliquent en partie la régression démocratique américaine de ces dernières années, elles doivent être complétées par des raisons moins tangibles, mais non moins déterminantes —le manque de tolérance mutuelle entre les partis et l’absence du sens de la modération dans l’application des lois du pays. Même si après l’arrivée au pouvoir du Président Biden la démocratie semble avoir été remise sur les rails, les coups qui lui ont été portés ces dernières décennies —et surtout ces quatre dernières années— la démocratie américaine est toujours « en péril » selon un grand nombre d’analystes politiques américains et internationaux.
Les Etats-Unis retrouveront-ils leur place de « Beacon » (de phare) de la démocratie dans le monde, comme c’était quelque peu le cas jusqu’à ces dernières années ? A en croire Alexis de Tocqueville —qui parlait de l’état de la démocratie américaine déjà dans les années 1800— les Etats-Unis ne sont pas complètement immunisés contre le risque d’un réveil des réflexes autocratiques ancrés dans la culture politique du pays, comme il le précise dans les lignes qui suivent : « The surface of American society is covered with a layer of democratic paint, but from time to time one can see the old aristocratic colors breaking through » (La surface de la société américaine est couverte d’une couche de peinture démocratique, mais de temps en temps, on peut voir apparaître les vieilles couleurs aristocratiques) (Alexis de Tocqueville, Democracy in America, op.cit).
Plus proche de nous, en 2021, un autre auteur pose une question quasi existentielle concernant le futur de la démocratie américaine : « Could an authoritarian candidate —a potentialdictator— beelected as a Republican President in 2024, or could the Republicans succeed in a coup d’etat at the next crossroads ? This is not the likeliest scenario, but no longer unthinkable” (Est-ce qu’un candidat autoritaire —un dictateur potential— peut être élu comme Président Républicain en 2024, ou est-ce que les Républicains pourraient réussir un coup d’état au prochain tournant politique ? Ce scenario n’est pas le plus probable, mais il n’est pas non plus impossible) (Tore Wig, The United States must be viewed as a Flawed Democracy at Significant Risk of Transitioning into Dictatorship, Peace Research Institute, Oslo, PRIO, January 12, 2021).


  • Ph.D en économie
    Master of Francophone Literature (Purdue University, USA)


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