De UKUSA à AUKUS : Etats-Unis, Australie et Royaume-Uni scellent un nouveau pacte de sécurité en Asie-Pacifique : La France, dindon de la farce

 par Abdelhak Benelhadj

    Mercredi 15 septembre 2021. Peu avant minuit, la nouvelle tombe : Le « contrat du siècle » qu’ils avaient signé en 2019 sur la fourniture par la France de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle est rompu par l’Australie en alliance nouvelle avec la Grande Bretagne et Washington qui récupèrent le marché ainsi perdu par Paris.

Les autorités des trois pays annoncent la signature d’un traité stratégique permettant aux Etats-Unis de fournir à l’Australie des sous-marins à propulsion nucléaire dont, seule, la Grande Bretagne avait jusque-là bénéficié. Dans son allocution, pour motiver et expliquer cette initiative, Joe Biden a mis l’accent sur les combats livrés ensemble par les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni depuis un siècle.

Les français reçoivent un violent coup sur la tête de la part de leurs « alliés » anglo-saxons. Coup d’autant plus rude qu’il est subreptice et imprévu. Peut-être pas pour les autorités, mais avec certitude pour les Français ordinaires et les observateurs de la vie politique internationale.

Avec un temps de retard, qui n’est pas dû au seul décalage horaire entre les deux rives de l’Atlantique, la nouvelle va très vite enflammer le monde médiatique et politique dans les pays concernés, avec un silence prudent du reste du monde. Les autres pays européens en particulier suivent attentivement et prudemment les événements, les arguments échangées par les uns et les autres, les accusations proférées, mesurant le degré de gravité des faits et estimant leurs conséquences sur une Europe déjà fortement perturbée par une pandémie qui était loin d’avoir été correctement gérée.

Américains, Britanniques et Australiens semblent surpris par la réaction française.

Le « coup de poignard dans le dos » qui justifie l’indignation des Français, se déclinent en trois préjudices combinés :

1.- Un préjudice commercial : la perte d’un contrat de plusieurs dizaines de milliards d’euros.

2.- Un préjudice géostratégique : ils ont été exclus de d’un système intégré de défense ourdi dans le secret, alors que la France prétend contrôler dans le pacifique un espace océanique qui mérite considération de la part de ses « alliés ».

3.- Un préjudice politique : considérée comme quantité négligeable, le gouvernement français a été humiliée aussi bien devant les Français que devant les autres pays européens et devant la communauté internationale.

Allemands et Japonais, évincés de ce marché en 2016, doivent peut-être, très discrètement cela tombe sous le sens, rire sous cape et s’amuser du mauvais sort fait aux Français.

Si cet outrage est constitué, qui ne comprendrait alors la colère devant l’affront ?

La Chine, qui occupe le rôle de la variable cachée dans l’exposé des motifs sous-entendus du nouveau pacte entre les trois pays de l’AUKUS, n’a été mentionnée ni dans les déclarations orales, ni dans le communiqué. Celui-ci évoque la « paix et la stabilité dans la région indo-pacifique », mais les « personnes autorisées » indiquent en tout anonymat que ce sont bel et bien les « ambitions régionales de Pékin » qui sont visées par la nouvelle alliance.

Toutefois, sans nier l’importance du défi que la Chine a lancé aux Etats-Unis, ces derniers avaient-ils vraiment besoin de ce nouveau pacte pour faire face à leur adversaire en Asie et dans le pacifique ou ne s’agit-il que d’une opération de communication commode pour masquer une opération industrielle et commerciale juteuse au détriment de l’« allié » français ?

Deux volets de cette affaire doivent être distingués :

1.- La question économique, concernant les contrats dont la France a fait les frais.

2.- La question stratégique associant les trois pays, dans le cadre de la confrontation sino-américaine.

Le propos qui suit, à défaut d’informations disponibles et vérifiables sera surtout un espace de questionnements et d’interrogations basé sur les données rendues publiques et les éléments historiques avérés qui permettent de cadrer les événements, de conjecturer l’état du monde et les perspectives que l’on peut raisonnablement en dériver.

Les faits.

« Sur la base de notre histoire commune de démocraties maritimes, nous nous engageons dans une ambition commune pour soutenir l’Australie dans l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire », déclarent conjointement Américains, Australiens et Britanniques qui précisent dans leur communiqué qu’il s’agit bien de propulsion, et non d’armement.

Cette précaution vise peut-être à contourner l’accusation de viol du traité de non-prolifération.

« Le seul pays avec lequel les Etats-Unis ont jamais partagé ce type de technologie de propulsion nucléaire est la Grande-Bretagne » à partir de 1958, avait indiqué plus tôt un haut responsable de la Maison Blanche. « C’est une décision fondamentale. Cela va lier l’Australie, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour des générations. »

D’où la signature d’un pacte nouveau dénommé AUKUS qui succède et se combine avec d’autres systèmes sur lesquels nous reviendrons.

La France semble découvrir, dépitée, qu’elle ne fait pas (et n’a jamais fait) partie du cercle restreint que l’Amérique organise autour d’elle. Déjà sous UKUSA, elle ne figurait pas dans le premier cercle. Elle apparaissait, comme d’autres (l’Algérie par exemple, dans un document diffusé en 2013 par Edward Snowden), dans la liste des « third parties », c’est-à-dire des partenaires de second rang.

Pour tenter de saisir tous les ressorts de cette affaire et mieux en apprécier la portée, il conviendrait de se donner le recul nécessaire. Récapitulons cette affaire depuis son début.

Histoire contrariée d’un « contrat du siècle ».

Avril 2016. Le groupe français spécialiste du naval de défense DCNS décroche le marché face à, l’allemand ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS) ainsi qu’à un consortium emmené par Mitsubishi Heavy Industries soutenu par le gouvernement japonais.

DCNS proposait une version de son Barracuda, alors que ThyssenKrupp défendait le Type 216 et le Japon le Soryu. Il est important de noter qu’en 2016 les Américains, n’exportant aucune technologie concurrente, n’avaient soumis aucun projet.

Le Shortfin Barracuda est un sous-marin océanique à propulsion conventionnelle conçu spécifiquement pour la marine australienne.

Caractéristiques : une longueur de 97 mètres, poids de 4.000 tonnes pour un équipage de 60 sous-mariniers, le Shortfin Barracuda Block 1A est, selon la DCNS, « le sous-marin à propulsion conventionnelle (diesel-électrique) le plus avancé du monde », capable de parcourir de longues distances en plongée de longue durée (toutefois plus courte que celle que permet une propulsion nucléaire).

Février 2019. – Le groupe français Naval Group signe un accord de partenariat stratégique avec le gouvernement australien pour la fourniture de douze sous-marins d’attaque de ce modèle dans le cadre d’un contrat global de 31,3 milliards d’euros[1]. L’accord, scellé au terme de 18 mois de négociations, a été signé en présence de la ministre française des Armées, Florence Parly, de son homologue australien Christopher Pyne ainsi que du Premier ministre Scott . (Reuters, L. 11/02/2019).

Les Américains n’étaient pas dans la course en 2019, comme nous le notions plus haut, car ils n’exportaient pas le type de technologies que proposaient les Français. Mais ils exerçaient un contrôle strict sur les échanges entre alliés dans le domaine militaire notamment sur quelques points essentiels et précisément sur ce marché.

1.- Les systèmes d’armes embarqués sur les sous-marins français devaient être américains, nécessaires à l’interopérabilité prévue avec les marines américaine et britannique. Les Américains devaient s’occuper en outre de la maintenance et de la formation des équipages.

Les analystes estimaient que les systèmes de combat représentaient près de 30% du total (soit environ 10 milliards d’euros), ce qui réduisait d’autant la part de marché dévolu au partenaire français estimée en janvier 2017 entre 10 et 15 milliards d’euros (Michel Cabirol, La Tribune.fr, V. 20 janvier 2017)

2.- La commission chargée d’arbitrer ce marché était présidée par un ancien sous-secrétaire d’Etat à la Marine américain. Allié proche de Canberra, Washington a suivi de près la procédure d’appel d’offres. Deux retraités de la marine américaine, le vice-amiral Paul Sullivan et le contre-amiral Tom Eccles ont passé au crible les offres techniques.

« L’aspect sensible du système de combat c’est les logiciels et les Français n’ont pas besoin de les voir ». « Ils fournissent des boîtes d’équipement et des câbles mais les logiciels seront intégrés par les Etats-Unis », indiquait Stephan Fruehling, directeur adjoint des études militaires à l’Ecole Coral Bell des affaires Asie-Pacifique. (AFP le D. 01/05/2016). On peut partager les objectifs stratégiques entre alliés, mais pas naïfs : les intérêts et les secrets industriels, technologiques et militaires ne se partagent pas.

Fin septembre 2016, l’américain Lockheed Martin a été préféré à Raytheon pour équiper les systèmes de combat de la future flotte de sous-marins. (Reuters le J. 29/09/2016). Tandis que Thales devait fournir pour plus d’un milliard d’euros des sonars et des équipements de communication.

L’entrée en service des nouveaux sous-marins était alors annoncée pour 2027. La livraison du premier sous-marin était prévue pour 2023, selon Le Drian ce jeudi 16 septembre.

Des personnels australiens travaillaient à Cherbourg et des Français à Adélaïde.

Entreprises et produits

Le projet de sous-marins concernent deux entreprises françaises, discrètement épargnées par les médias : la DCNS et Thalès.

Si la DCNS a exprimé des regrets formels et laissé le soin aux autorités publiques de prendre en charge l’indignation générale, Thales est resté silencieux.

Les origines du groupe remontent à 1998 lorsque les branches spécialisées dans les activités militaires d’Alcatel, de Dassault Électronique et de Thomson-CSF sont réunies pour former une nouvelle société. Fin 2000, Thalès prend son nom actuel.[2]

– Décembre 2000, Thales annonce la création d’une coentreprise avec l’américain Raytheon, (Thales Raytheon Systems), qui regroupe alors les activités des deux entreprises dans les interfaces de commandement militaire et les radars, activités qui sont appelées C4I.

– 2005. Thales se rapproche de DCNS (ex-Direction de la Construction Navale) en prenant 25% de son capital, pour s’imposer dans le secteur naval militaire en Europe et créer le noyau d’un « Airbus naval ».

– 2006. Thales reçoit le feu vert du gouvernement australien pour acheter ADI (Australian Defence Industries), un important fabricant de matériel militaire tels que la poudre sans fumée et Bushmaster IMV, spécialisé dans la fabrication de véhicules blindés.

– Outre ses activités militaires, Thalès est leader mondial des cartes à puces et expérimente actuellement une carte bancaire biométrique.

Le cours de son action ne semble pas avoir souffert de la perte du marché par la France. En tout cas pas directement.

Au matin du 16 septembre Thales rassure le marché. Il a annoncé qu’il confirmait ses objectifs financiers en dépit de la rupture par l’Australie du contrat dans lequel l’électronicien de défense était impliqué (AFP, 16/09/2021). Financièrement, Thales est concerné par ce programme à 2 niveaux : en tant que fournisseur de certains sous-systèmes à Lockheed Martin, et en tant qu’actionnaire à 35% de Naval Group.

Au 30 juin 2021, les contrats en carnet avec Lockheed Martin ne sont pas matériels à l’échelle de Thales, puisqu’ils représentent un montant de moins de 30 millions d’euros, soit moins de 0,1% du carnet de commande total à la même date (34,6 milliards d’euros). De plus, Thales n’anticipe pas d’impact significatif de cette annonce sur l’Ebit du groupe en 2021 par le biais de la contribution de Naval Group (2019 : 65 millions d’euros, soit 3% de l’Ebit de Thales, 2020 : 22 millions d’euros, soit 2% de l’Ebit de Thales).

En conséquence, Thales a confirmé l’ensemble de ses objectifs financiers pour 2021. Le groupe vise un chiffre d’affaires compris entre 15,8 et 16,3 milliards d’euros et une marge d’Ebit comprise entre 9,8% et 10,3%, en hausse de 180 à 230 points de base par rapport à 2020. [3]

Ceci expliquerait cela.

DCNS. Un peu d’histoire.

Le constructeur militaire français DCNS (pour direction des constructions navales, systèmes et services) est détenu à plus de 62% par l’Etat français et à 35% par Thales depuis 2011.

Héritier des premiers arsenaux créés par Richelieu, la DCNS demeure une pièce maîtresse de la puissance militaire française, même si l’Etat a cédé ces dernières années plus d’un tiers du capital du groupe(dont l’Etat détient à ce jour 26,36%).

Une histoire au long cours de DCNS, bientôt quatre fois centenaire.

Le groupe trouve ses racines dans la construction des arsenaux du royaume de France, décidée en 1631 par le cardinal de Richelieu et mise en oeuvre par Colbert. La création et l’extension des cinq chantiers navals (Brest, Toulon, Rochefort, Lorient, Cherbourg) et des deux fonderies de canons (Ruelle, près d’Angoulême, et Indre, près de Nantes) s’étendent sur près de deux siècles.

Ils sont regroupés après la Seconde Guerre mondiale au sein de la direction des constructions et armes navales (DCAN) et deviennent un instrument de la force de dissuasion nucléaire française. Le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins, le Redoutable, est mis en service en 1971. En 1991, ils sont rebaptisés DCN (Direction des constructions navales).

Bien que les Etats-Unis aient eu des préférences pour l’offre japonaise, ce sont les Français qui l’ont emporté.

Des observateurs l’ont mis sur le compte du retour de la France dans l’OTAN.

« Il y a un climat général (assez bon, de confiance) avec les Américains grosso modo depuis que nous sommes revenus dans le commandement militaire intégré de l’Otan, que nous avons collaboré dans la lutte contre le terrorisme dans le Sahel, avec une bonne coordination sur le sujet », observait alors M. Jean-Paul Maulny, directeur-adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). (AFP, le mardi 26/04/2016)

On voit bien rétrospectivement aujourd’hui que c’était une illusion et que cela n’a pas suffi.

Voilà succinctement exposé l’ensemble des enjeux de cette affaire.

C’est tout ce projet qui est remis en cause le 15 septembre 2021, avec la manière plutôt cavalière dont on usé les alliés de la France pour l’en écarter.

D’où l’indignation du gouvernement français.

Pourtant, les Français ont été très accommodants et ont beaucoup concédé.

En 2021, le patron de Naval Group, Pierre-Eric Pommellet, a cédé aux exigences de Canberra et s’est engagé à ce que 60% de la valeur du programme revienne à l’Australie, avec une autre concession : la création de 2800 emplois dans ce pays pour la fabrication des sous-marins avec l’implication de 137 entreprises australiennes.

Ni avertis ni consultés.

Une députée LaRem pressentait la rupture.

Selon Anne Genetet, députée LREM des Français établis hors de France, certains signes étaient présents. L’élue raconte : « Un député du camp de Scott Morrison, le Premier ministre, m’a fait un discours incendiaire sur cet accord en me disant : ‘Qu’est-ce que c’est que ce contrat, je ferai n’importe quoi pour le déchirer’ » (Franceinfo, S. le 18/09/2021).

La France a démenti fermement avoir été avertie en amont, et encore moins consultée.

La ministre de la défense Florence Parly déclare avoir été informée de la décision australienne à la dernière minute, sans avertissement. Certes, des discussions avaient lieu entre les partenaires sur les dépassements de budget, traditionnels dans ce type de contrats. Mais il n’avait jamais été question, pour autant que les intéressés le fassent savoir, de sa remise en cause.

Vendredi 17. « Nous n’avons pas été informés de ce projet avant la publication des premières informations dans la presse américaine et australienne », mercredi, a répondu auprès de l’AFP le porte-parole de l’ambassade de France à Washington, Pascal Confavreux. (AFP, V. 17 septembre 2021)

Argument : Il y a moins d’un mois, le lundi 30 août 2021, en conclusion d’une rencontre « 2+2 » entre les ministres de la Défense et des Affaires étrangères des deux pays, France et Australie confirmaient dans un communiqué commun (point 21) leur volonté « d’approfondir la coopération dans le domaine de l’industrie de la défense » et avaient « souligné l’importance du programme des sous-marins du futur » liant les deux pays.

Le porte-parole du ministère des armées français, Hervé Grandjean, affirme mardi 21 septembre sur Twitter que, quelques heures avant l’annonce de la rupture du contrat, les Australiens ont envoyé un courrier à Paris disant qu’ils étaient « satisfaits des performances atteignables par le sous-marin et par le déroulement du programme ». Et d’ajouter : « En clair : en avant pour lancer la prochaine phase du contrat. » (Le Monde, le mardi 21 septembre 2021)

Selon des sources diplomatiques, Paris n’aurait été instruit de l’accord tripartite que quelques heures avant son annonce, par des fuites dans la presse australienne et américaine. Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, l’aurait finalement confirmé aux Français un peu avant que la création de l’AUKUS ne soit rendue publique. (Le Figaro, V. 17/09/2021)

Derrière la décision de Canberra, les Français dénoncent l’unilatéralisme américain habituel et constant dans toute sa vérité et soulignent l’impitoyable sort réservé aux « alliés », quelle que soit l’époque et quel que soit le locataire de la Maison Blanche.

Il y a à peine quelques semaines, fin août, ils avaient unilatéralement décidé de quitter l’Afghanistan sans avertir personne, ce qui obligé les « alliés » à précipitamment organiser leur retrait, dans conditions difficiles puisque toute la logistique et le renseignement, ainsi que la sécurité de l’aéroport de Kaboul dépendaient de Washington.

Ni parole donnée, ni contrat signé ne tiennent. Qu’est-ce ça aurait été si Français et Australiens avaient été ennemis… ?

« Cette décision unilatérale brutale, imprévisible, ça ressemble beaucoup à ce que faisait M. Trump », déclare amer Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires Etrangères, principal et inamovible VRP de l’industrie militaire française depuis une dizaine d’années.

Cela apporte une réponse claire, si cela était nécessaire, à ceux qui s’interrogeaient sur la nature des changements apportés par J. Biden à la politique internationale des Etats-Unis conduite par son prédécesseur : à l’évidence aucune, pas même dans la forme.

Le plus singulier est que le ministre français en avait douté. Surpris ? Vraiment ?

Blinken ce 16 septembre tente d’apaiser : « …nous coopérons de manière incroyablement étroite avec la France sur de nombreux dossiers communs dans la région indopacifique, mais aussi au-delà, dans le monde entier. Nous allons continuer à le faire. Nous accordons une valeur fondamentale à cette relation» (Le Figaro).

La France déclare ne demander qu’à y collaborer en effet. Mais à quel titre ?

Le trio se défend et réplique.

Reprenons le mot du Secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken (que les médias et politiques français (naïvement ?) ne cessent de choyer depuis sa nomination parce qu’il parle parfaitement français et qu’il aime leur pays) : « Nous avons été en contact avec nos homologues français au cours des dernières 24 à 48 heures pour discuter de AUKUS, y compris avant l’annonce » (AFP, V. 17/09/2021)

« 24 à 48heures pour discuter » d’un projet d’une telle dimension ? Soit. Mais de quoi au juste ? Était-ce pour informer ses partenaires français de ce qui a été entrepris sans eux ou pour tenter de les associer y rétrospectivement, au moment même où les Australiens (en accord avec ses alliés) les excluaient ?

Une ironie, un affront de plus ?

Dès vendredi 17 septembre, si le Premier ministre australien reconnaît les dommages infligés aux relations entre l’Australie et la France, en revanche il persiste et signe d’avoir informé fin en juin, lors de sa visite à Paris, Emmanuel Macron que l’Australie avait revu sa position sur l’accord et qu’elle pourrait être amenée à prendre une autre décision. « J’ai été très clair, nous avons eu un long dîner à Paris, sur nos préoccupations concernant les capacités des sous-marins conventionnels à faire face au nouvel environnement stratégique auquel nous sommes confrontés », a déclaré Scott à la radio 5aa. « J’ai dit très clairement que c’était une question sur laquelle l’Australie devait prendre une décision dans son intérêt national », a-t-il ajouté. (Reuters, 17/09/2021)

AUKUS est un système qui ne s’improvise pas en quelques jours ou semaines. Le triumvirat devait préparer son coup depuis longtemps. Peut-être même dès le début, quand on se souvient des réticences de l’actuel Premier ministre australien (qui n’était pas encore en poste en 2016 et ne l’est que depuis 2018). Scott Morrison était proche de D. Trump qui lui décerna en décembre 2020 la Légion du mérite, une prestigieuse distinction militaire américaine.

D’ailleurs, le jour même S. reconnaît volontiers que cette nouvelle alliance permanente est le fruit de plus de 18 mois de discussions avec Washington et la Grande-Bretagne. (AFP, V. 17/09/2021)

En vérité ? À l’insu des Français ? 18 mois ? Pendant un an et demi, dans le dos des Français le trio négociait une alternative sans en aviser leurs alliés européens. Pourquoi cela ?

18 mois, cela veut dire que le renoncement au « projet du siècle » avait commencé sous le mandat D. Trump. Donc bien avant l’élection de J. Biden qui l’a repris à son compte sans aucun état d’âme.

La confusion sciemment entretenue entre le projet de sous-marins et la création d’un nouveau système intégré de défense permet d’argumenter et de jouer sur plusieurs tableaux, avec des intervenants des trois pays, anonymement ou non, qui se contredisent et argumentent dans tous les sens.

L’industrie française avait un indéniable un avantage comparatif, annulé dès lors que les Etats-Unis consentent à offrir aux Australiens une technologie de propulsion nucléaire.

L’Australie se défend de toute duplicité : « La décision que nous avons prise de ne pas continuer avec les sous-marins de classe Attack et de prendre un autre chemin n’est pas un changement d’avis, c’est un changement de besoin », a affirmé le Premier ministre australien. (AFP, V. 17 septembre 2021).

Le problème est que les règles du jeu ont changé à l’insu des Français. C’est en cela qu’ils se croient fondés à penser avoir été victimes d’un coup bas.

Des contacts depuis 2016 et deux ans de négociations. En vain. Pendant ce temps-là Washington, Canberra et Londres conspiraient dans leur dos.

Autre question encore plus redoutable parce que c’est un problème franco-français : Comment se fait-il que les services de renseignement français n’aient pas eu vent de ces tractations secrètes ? Imagine-t-on la conception improvisée d’un nouveau système intégré de défense dans le Pacifique, entre Américains, Australiens et Britanniques, (des « alliés »), sans que les Français n’en aient eu connaissance ?

Incompétence ? Complicité ? Qui d’autre était au courant ? Les Chinois ? Les Russes ?

Rien n’interdit de poser de semblables questions. Mais il n’est pas dans les usages de cet univers secret hermétique d’y trouver réponses.

Savoir confère un avantage. Faire savoir que l’on sait (en l’occurrence, que l’on savait), en revanche, confère un avantage à l’adversaire.

Quoi qu’il en soit l’offense est constituée.

De la bataille sous-marine à la bataille médiatique : le grand spectacle commence.

La France a perdu la bataille sous-marine. Elle ne devait pas perdre la bataille médiatique et c’est sur ce terrain que ses autorités vont organiser leur contre-offensive dans le rôle traditionnel de la victime éplorée.

Le statut de victime recueille la sympathie. Il confère aussi la légitimité de la riposte. Cette technique a été perfectionnée depuis la fin de la dernière guerre mondiale. Les experts en culpabilité combative ont atteint des sommets de raffinement en la matière.

La France ne décolère pas.

Très vite, sa position se condense en quelques mots clé que le ministre des Affaires Etrangères va ordonner et répéter, inlassablement amplifiés par une machine médiatique rouée avec les chefs d’orchestre expérimentés, dans le cadre d’une cellule de crise pilotée par le chef de l’Etat qui restera – contrairement à ses habitudes – silencieux, tapi dans l’ombre des ministres (surtout Le Drian) envoyés au front.

Les mots sont très durs, la plupart proférés et assénés heure par heure par le ministre Le Drian, à tous les micros qui se présentent en une litanie incessante, ininterrompue : déloyauté, duplicité, trahison, brutalité, torpillage, mensonge, comportement inacceptable, crise grave, rupture majeure de confiance…

Assigner aux pays et aux hommes politiques des affections personnelles dans l’exercice de leurs missions, permet de vendre des romans, de la pellicule et du papier, mais c’est une erreur. L’émotion est un atout instable, éphémère et, quelque fois, ingrat. Il est probable qu’une part de la réaction du ministre français des Affaires Etrangères s’explique par les efforts qu’il a déployé en tant que ministre de la défense pour l’aboutissement du contrat aujourd’hui résilié.

Il a en effet beaucoup donné de sa personne.

« Nous avions établi avec l’Australie une relation de confiance. La confiance est trahie et je suis en colère. Ça ne se fait pas entre alliés ». (…) « Ce qui me préoccupe, c’est aussi le comportement américain. Parce que cette décision unilatérale, brutale, imprévisible, ça ressemble beaucoup à ce que faisait M. Trump. » Jean-Yves Le Drian[4].

«Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l’Australie et les États-Unis», a dit dans un communiqué le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.

«L’abandon du projet de sous-marins de classe océanique qui liait l’Australie à la France depuis 2016, et l’annonce d’un nouveau partenariat avec les États-Unis visant à lancer des études sur une possible future coopération sur des sous-marins à propulsion nucléaire, constituent des comportements inacceptables entre alliés et partenaires, dont les conséquences touchent à la conception même que nous nous faisons de nos alliances, de nos partenariats et de l’importance de l’indopacifique pour l’Europe», a aussi dit le ministre. (Adrien Jaulmes à Washington, Le Figaro, V. 17/09/2021)

« Le choix américain qui conduit à écarter un allié comme la France d’un partenariat structurant avec l’Australie, au moment où nous faisons face à des défis sans précédent dans la région Indo-Pacifique, marque une absence de cohérence que la France ne peut que constater et regretter », déclarent à l’unisson Jean-Yves Le Drian et Florence Parly. (Reuters, J. 16 septembre 2021)

Il est vrai que le partenariat ne concerne pas seulement la livraison de sous-marins. La France est aussi impliquée dans la géostratégie régionale occidentale, sous commandement américain, face à la Chine et à la Russie. La signature du contrat franco-australien s’intégrait dans la logique du contexte régional.

Cependant, le ministre français se trompe : au contraire des prérogatives incomparables que confère la Constitution française à un président français, Le Drian accorde un pouvoir à D. Trump et à J. Biden qu’ils ne possèdent pas dans le système politique américain.

C’est toute l’Amérique qui est trumpienne, du Congrès aux représentants, de la Maison Blanche au Capitol, pas Biden qui fait avec, selon son style, son tempérament et sa longue expérience des institutions labyrinthiques de son pays.

Il y a une multitude d’intérêts contradictoires qui reflètent les contradictions de la société américaine qui dépasse les seuls exécutifs et les administrations aux affaires.

Cela, n’a pu échapper aux Français.

« Que faire ? »

Il est intéressant d’observer -et cela paraît conforme à leurs missions- que la réaction française est exclusivement portée par les ministres de la défense et des Affaires Etrangères montés aux créneaux pour s’indigner de la décision australienne.

Les autres ministres ont été invités à la discrétion. Le ministre de santé, depuis près d’une année sur le grill a pu souffler, la pandémie a été immergée par le naufrage des sous-marins.

Certes, il est conforme à la logique de la Constitution de la Vème République que l’Elysée récolte les lauriers et les lampistes, ordinairement le Premier ministre, les affronts.

Cependant, depuis le mandat de N. Sarkozy et la réduction du mandat présidentiel qui a effacé Matignon au profit de l’Elysée, le Président est partout et sur tous les dossiers. E. Macron communicateur en chef, notamment en préparation (sans le dire) de la campagne présidentielle, est le chef d’un orchestre dont il est le seul soliste.

Pourtant, la décision australienne constitue un événement géostratégique de première grandeur qui invite le chef d’Etat à prendre la parole, lui qui n’hésite pas à commenter et à interférer, sur les sujets les plus anodins de la vie du pays, à la place des ministres en charge et même du premier ministre.

Ainsi, le matin-même, pour faire diversion et prendre distance avec le camouflet australien, l’Elysée se prévaut de l’élimination d’un « redoutable terroriste » au Sahel où l’armée française est embourbée depuis 2013.[5]

Le président participe à de nombreux événements, continue par exemple visite les hôpitaux, ou honore les harki d’une habile demande de pardon historique qui lui procurera des voix lors du prochain scrutin… au grand dam des partis qui s’en portaient protecteurs.

Là, silence total sur l’affaire des sous-marins. Mais silence assourdissant !

Cela ne veut évidemment pas dire que le président n’était aux premières loges, aux manettes. Il a parfaitement conscience de l’importance de l’enjeu de ce qui prend l’allure d’une crise majeure et de son impact potentiel sur sa prochaine réélection qu’il peaufine depuis des mois. Sa position est fragilisée et, de tous côtés, les coups pleuvent.

C’est pourquoi, contrairement à ses habitudes, il reste dans les coulisse, silencieux, mais sûrement pas inactif.

Le patron de l’Elysée est passé maître dans l’art de la communication, un des rares où il connaît le moins de contraintes. Et c’est sur ce terrain, via ses ministres, qu’il agit sans s’exposer.

Il importe de noter que cette absence médiatique peut aussi signifier que l’issue de la crise est incertaine et que le président ne possède les principaux atouts.

Cette partie contre la première puissance mondiale avait-elle été engagée imprudemment ?

Il ne suffit pas d’être une victime d’importance, de jouer habillement sur les claviers de la communication pour se garantir une sortie honorable dans un jeu de billard à plusieurs bandes.

Rétorsions graduées.

Après les gémissements et les complaintes martyrologiques, les rétorsions, les répliques et les contre-mesures s’ordonnent, parfois dans le désordre et la confusion.

– Le 17 septembre. Les autorités françaises annulent une soirée de gala prévue à la résidence de l’ambassadeur de France dans la capitale américaine. Cette réception devait célébrer l’anniversaire d’une bataille navale dans la baie de Chesapeake Bay (Virginie) décisive de la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Une bataille remportée par la flotte française sur la flotte britannique, le 05 septembre 1781. Il ne s’agit pas de n’importe quelle bataille.

L’unique bataille navale remportée par la marine française contre son homologue britannique qui n’efface pas le souvenir de Aboukir, Trafalgar, Mers el Kebir… et toutes les autres…

– Le jour même, la France franchit une nouvelle étape : le ministre des Affaires Etrangères de rappelle les ambassadeurs français en poste aux Etats-Unis et en Australie.

« A la demande du Président de la République, j’ai décidé du rappel immédiat à Paris pour consultations de nos deux ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie », a annoncé le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian dans un communiqué. « Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l’Australie et les Etats-Unis », a-t-il ajouté. (AFP, S. 18 septembre 2021).

Un mépris spécial a été réservé à la Perfide Albion, à la mode en usage sous l’Ancien Régime. Londres n’est pas digne d’être défié. Le rappel de l’ambassadeur français à Londres a été jugé inutile : «on connaît leur opportunisme permanent», a ironisé Le Drian. «La Grande-Bretagne dans cette affaire, c’est quand même un peu la cinquième roue du carrosse». (AFP, 18 septembre)

– Lundi 20 septembre. Préparant de futures rétorsions, Paris s’est demandé comment faire confiance désormais à Canberra et songe à menacer les pourparlers commerciaux prévus entre l’UE et l’Australie. « On a des négociations commerciales avec l’Australie, je ne vois pas comment on peut faire confiance au partenaire australien », a lancé le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes Clément Beaune.

– Mardi 22 septembre. La France fait pression sur ses partenaires européens en faveur du report d’une rencontre programmée le 29 septembre prochain à Pittsburgh du nouveau conseil américano-européen chargé de coordonner leur politique dans le domaine des technologies et du commerce. Une galéjade ? Ces remises en cause ou ces reports suscitent toutefois l’hostilité de plusieurs pays membres, dont les pays baltes, traditionnellement alignés sur Washington et, plus préoccupant, de l’Allemagne…

La France dispose-t-elle des leviers suffisants, si tel était vraiment son objectif, pour compromettre ces projets ?

Avant d’aborder l’espace des possibles, on peut faire une incursion dans le passé et examiner les cas similaires qui s’étaient déjà présentés et qui peuvent inspirer les hypothèses pour l’avenir. Car, à bien en analyser toutes les facettes, cette crise vient de loin et, comme souvent, l’histoire bégaye.

Les précédents.

Le projet « Arrow »

Fin des années 1950. Le Canada et son industrie aéronautique militaire naissante se lancent dans la construction d’un avion de supériorité aérienne. Ils parviennent à mettre au point un avion le Avro CF-105 Arrow qui dépassait tout ce qui se faisait à l’époque, en particulier chez le voisin états-unien.

Sous pression américain, à la suite de manoeuvres tortueuses, avec un gouvernement canadien hors d’état de défendre les intérêts de son pays, c’est Washington qui récupéra l’essentiel du projet au seul bénéfice de son industrie, le projet canadien fut donc totalement abandonné, alors que 37 appareils étaient déjà sur les chaînes de montage sur le point d’être finalisés et que 82% des pièces avaient déjà été manufacturées pour les 87 appareils suivants.

Pire, le gouvernement ordonna de détruire tous les prototypes, tous les plans et données. Du jour au lendemain, 60 000 employés furent licenciés, dont 13 000 chez Avro, le reste étant ceux des 660 compagnies sous-traitantes.

Cet abandon reste un traumatisme profond pour l’industrie aéronautique du Canada, au point que le 20 février 1959 est parfois désigné « le vendredi noir ».[6]

Depuis, Ottawa assume avec panache la fonction prestigieuse de vassal de luxe dont Washington use selon les circonstances, troquée par exemple contre l’Italie entre Accords du Plaza (à Washington en 1985) et Accords du Louvres en 1987, pour enfanter un G7.

De Gaulle, l’Amérique et la perfide Albion.

De Gaulle s’est fermement opposé à l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché Commun. Et ceci pour de multiples raisons.

– Tout d’abord parce que très tôt, au cours de son séjour à Londres, pendant la seconde guerre mondiale, sa conviction fut faite que l’alliance anglo-américaine rendait inconcevable l’appartenance du Royaume Uni à l’Europe qu’il appelait de ses vœux.

Churchill ne s’en était jamais caché. Un jour de mai 1944, dans un moment de colère fréquent entre les deux hommes, Churchill avait apostrophé de Gaulle en ces termes : «Rappelez-vous ceci, Général : entre l’Europe et le grand large, nous choisirons toujours le grand large ! » Les Britanniques n’avaient jamais dévié de cette ligne. Le Général ne l’avait jamais oublié.

W. Churchill, jamais à court d’une combine, songeait peut-être, dans ses relations avec les Etats-Unis, tirer parti d’une sorte d’illusion d’ascendance entre un empire colonial vermoulu et un nouveau monde encore peu expérimenté et cependant virtuellement et dangereusement puissant mais auquel manquent les mythes fondateurs qui créditent un avenir radieux d’un passé prestigieux. Ce n’est pas sur les restes d’une improbable civilisation amérindienne que les pères fondateurs tombés du Mayflower ont bâti cette nation. Une des premières décisions de Bush Jr., dès son entrée dans la Maison Blanche, avait été de placer sur son bureau le buste de Churchill dont il clamait haut et fort partager la parenté.[7]

13 février 1960. Explosion de la première bombe atomique française dans le sud algérien. Armement que Américains et Britannique avaient -jusqu’à l’arrivée de R. Nixon à la Maison Blanche- avaient, et par tous les moyens, résolument contrarié.

15 décembre 1962 : de Gaulle rencontre Macmillan, Premier ministre britannique à Rambouillet. Il lui proposa une collaboration pour la mise au point de vecteur pour leurs ogives.[8] C’était le projet Ariane, avant la lettre, qui était en germe dans cette discussion.

Force « multilatéralement unilatérale »

Du 17 au 21 décembre 1962 : Rencontre de Harold Macmillan et John Kennedy aux Bahamas à Nassau. La déclaration commune sur la défense nucléaire confirme l’abandon de la fusée Skybolt et, en contrepartie, la fourniture par les Etats-Unis de fusées Polaris à la Grande-Bretagne pour ses têtes nucléaires. Les deux chefs d’Etat proposent au général de Gaulle la création d’une force nucléaire « multilatérale » qui signifiait à la fois la fin du projet franco-britannique et la dépendance unilatérale des deux pays à l’égard des Etats-Unis. En effet, l’acceptation des fusées Polaris américaines impliquait la subordination de leur usage à l’arbitrage préalable de Washington. La propulsion nucléaire des sous-marins porteurs des missiles incluait la même restriction.

Ce à quoi (fut-ce une surprise ?), de Gaulle ne pouvait en aucune façon consentir.

C’est pour une large part cette divergence, jusqu’à l’arrivée de Pompidou à l’Elysée, qui explique le refus systématique de la France à l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché Commun.[9]

14 janvier 1963. C’est lors d’une Conférence de presse que le général de Gaulle déclare formellement son opposition.

Le Royaume-Uni ne put y être admis (en compagnie de l’Irlande et du Danemark) qu’en 1973.

Tout le reste en découle.

Chirac, la Pologne, les F16 et les « mirages ». Un autre contrat de dupes.

Le désappointement français à propos du contrat des sous-marins rompu avec l’Australie, mais aussi de la solidarité européenne espérée par la France face au trio anglo-saxon, qui a fait défaut, a une histoire. Voilà encore un chapitre à y ajouter.

En février 2003, Jacques Chirac a fustigé les pays candidats à l’élargissement qui s’étaient montrés « mal élevés » et avaient « perdu une occasion de se taire » en s’alignant publiquement sur la position américaine dans la crise irakienne. Contre la France.

Chirac n’avait pas encore pris alors toute la mesure de l’ampleur de sa déception.

Lors des négociations d’entrée de la Pologne dans l’UE, il avait été question d’achat par la Pologne d’avions français Mirages.

Mais après son admission, la Pologne a non seulement apporté son soutient aux Etats-Unis, dans sa guerre en Irak, mais s’est aussi précipitée en avril 2003 pour acheter des F16 au détriment des Mirage.

Que « peut » faire la France ?

Troquant les fonctions de diplomate contre le métier de négociant (qu’il a toujours assumé et assuré au service des industriels de l’armement), Jean-Yves Le Drian s’interroge : « Il va falloir des clarifications. Nous avons des contrats. Il faut que les Australiens nous disent comment ils s’en sortent ». (AFP du 16 septembre)

Sur la question purement commerciale, la presse australienne évalue les indemnités à 250 millions de dollars (selon France Inter du 16). L’ardoise sera présentée aux Australiens en son temps. Mais n’est-ce peut-être pas (seulement) à des indemnités que songeait le ministre français…

Par-delà les questions juridiques et leurs inextricables labyrinthes qui débouchent sur des solutions bien des années plus tard, il y a les questions politiques au sens fort du mot qui se posent tout de suite, hic et nunc.

Que faire de plus en dehors de se mettre sur la place publique et se lamenter ?

Que faire de plus que le spectacle victimaire offert par Le Drian ?

Avant de se demander « que faire ? », il serait plus judicieux que les Français (et aussi les Européens et tous ceux qui ont tissés des liens de dépendance à l’égard de Washington) se demandent : « Que peuvent-ils faire ? »

C’est là où on se rend compte du format des difficultés rencontrées.

Que pèse la force française en Indo-Pacifique ?

Cette force a servi d’argument pour contester l’accord stratégique signé entre les Etats-Unis et ses alliés.

L’importance de la présence française dans le Pacifique est un argument qui doit être relativisé. Pour contrôler un espace de plus de 2,5 millions de km² d’océan, à partir de sa base de Nouméa, la France dispose d’une frégate de surveillance (FS), d’un bâtiment multi-missions (B2M), armé par ses deux équipages, et deux patrouilleur (P400). Soit une force bien limitée face aux empires. L’Australie n’a rien de comparable certes, mais n’a jamais prétendu négocier d’égal à égal avec les Etats-Unis…

La France a perdu en 1980 le condominium des Nouvelles Hébrides (actuels Vanuatu) et une influence en Polynésie (auquel la loi du 27 février 2004 lui reconnaît de larges compétences internationales. Son statut d’autonomie renforcée lui donne le droit de participer à la négociation des accords internationaux).

Demain, sa souveraineté sur la Nouvelle Calédonie, où un référendum d’autodétermination décisif se tiendra très bientôt avec un vote indépendantiste en progression régulière, sera peut-être remise en cause. Pauvres, géographiquement marginalisés et politiquement agités par des questions coutumières, Wallis et Futuna ne jouent aucun rôle stratégique.

Limites internes : « Le parti de l’étranger »[10]

Le paysage politique français semble donner raison aux Américains qui possèdent une bonne expérience de la France. Il est à craindre pour les Français que l’Amérique n’en ait rien à redouter.

La plupart des politiques hexagonaux se contorsionnent dans le désordre (Les Républicains, ce qui reste des socialistes… foncièrement atlantistes) et se ménagent des portes de sortie. D’autres, sont aux abonnés absents : notamment les extrémistes de droite (Le Pen, Zemmour…) qui tiennent par ailleurs l’Amérique (de D. Trump) pour modèle. N. Sarkozy se réveille mardi, quatre jours plus tard. F. Hollande est toujours… ailleurs.

Seules, les anti-américains primaires et ce qui reste des gaullistes, en voie d’extinction, osent… dans le désert.

Mardi 21 septembre, des sénateurs socialistes proposent la création d’une commission parlementaire. La technique habituelle pour enterrer pour une durée indéterminée une affaire délicate dont l’exécutif a du mal à se dépêtrer.

Les Français sont handicapés par leurs propres choix depuis des décennies en faveur d’un alignement unilatéral économique, politique, militaire, universitaire, culturel… sur les Etats-Unis et ce qu’ils représentent.

Depuis jeudi 16 septembre et la bruyante colère du ministre français des Affaires Etrangères, de tous côtés, dans les médias, des experts, des politiques, des universitaires, des économistes… freinent des quatre fers, tentent tempérer les sentiments antiaméricains qui, très timides au début de l’affaire, commencent à prendre une dimension qui rappelle l’époque où les gaullistes et les communistes se partageaient le paysage politique français.

Ces nombreux Français amoureux de l’Amérique occupent aujourd’hui des postes clé de l’administration d’Etat, de l’économie, des finances… fréquentent des institutions proaméricaines ouvertement contrôlées directement ou indirectement par les Etats-Unis telles que : L’International Institute for Strategic Studies (IISS, Londres), la Rand Corporation, le groupe Bilderberg, la french american foundation young leaders, Peterson Institute for International Economics… Il y a aussi les cercles français notoirement atlantistes comme le Cercle de l’Oratoire, l’Institut Montaigne, ou World Policy Conference de l’IFRI…

Fondée en 1976, l’une de ses activités principales de la french american foundation young leaders est d’organiser des séminaires pour des jeunes dirigeants (Young Leaders) français et américains issus de la politique, de la finance ou de la presse « à fort potentiel de leadership et appelés à jouer un rôle important dans leur pays et dans les relations franco-américaines. »

Ces séminaires sont un des instruments du soft power américain, le reconnaît-on ouvertement sur son site. Les présidents F. Hollande (1996) E. Macron (2012) ont fréquenté ces séminaires…

Les débats théoriques font oublier quelques fois les données les plus élémentaires : A Paris, le Palais de l’Elysée, la résidence de l’ambassadeur américain, l’ambassade de Grande Bretagne et celle des Etats-Unis sont contigus. On peut passer des uns aux autres sans changer de trottoir. Seule, la rue de l’Elysée fait mine de les séparer.

Arnaud Montebourg se réveille ce mardi 21 septembre et propose sur Europe 1 la mise à l’écart des Cabinets de Conseil américains introduit un peu partout dans les rouages de l’administration et des entreprises.[11]

« Peut-on accepter, dit-il, que tous les grands cabinets de conseil comme McKinsey, les grandes banques comme Goldman Sachs, les fonds d’investissement (soient) soumis au Patriot Act, c’est-à-dire que la totalité des informations qui circulent dans ces cabinets sont directement capturées et sont sous législation américaine ».

« Ce sont ces cabinets qui travaillent avec l’Etat aujourd’hui et les grandes entreprises stratégiques ». « Nous devons décider leur mise à l’écart », au profit de « cabinets français qui ne sont pas assujettis au Patriot Act », un ensemble de lois antiterroristes qui prévoit le durcissement des conditions de détentions des étrangers et autorise la surveillance des communications par téléphone ou sur internet. (AFP, mardi 21 septembre 2021).

Autre exemple, autre question : à la suite de quel protocole de décisions la Plateforme des données de santé a-elle fait le choix de recourir aux services de Microsoft, société dont le siège est situé aux États-Unis, afin d’héberger informatiquement les données de santé (service AZURE dit de cloud computing) ?

A la suite de quoi, la CNIL a souhaité que cet hébergement et les services liés à sa gestion soient réservés à des entités relevant exclusivement des juridictions de l’Union européenne.[12]

Un voeux pieux. Une goutte d’eau. Les GAFAM ont planté profondément leurs crocs en Europe et elles se sont créés des lobbys puissants profondément introduits au sein des administrations et des entreprises. Leurs PDG sont reçus à l’Elysée comme des chefs d’Etat.

Comme on le constate, l’américanisation de la France, à la suite des autres européens, est en effet à un stade très avancée. Et ce n’est là que la partie apparente de l’iceberg.

« L’ennemi chinois ».

En toile de fond, c’est la montée en puissance de la Chine qui serait la véritable raison de cette alliance. Pékin revendiquerait la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale, riche en ressources naturelles et par laquelle transitent chaque année des milliards de dollars de marchandises, rejetant les prétentions territoriales des autres riverains: Vietnam, Malaisie, Brunei, de Taïwan et Philippines. La Chine est accusée de déployer des missiles anti-navires et des missiles sol-air, ignorant une décision de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) qui a jugé que en 2016 que Pékin n’avait aucun « droit historique » sur cette mer stratégique. (AFP, 17/09/2021). En vertu de quoi l’Amérique (et ses alliés) serait-elle concernée ?

C’est le maître-argument américain justifiant la création de l’AUKUS avec ses conséquences fâcheuses pour l’industrie française. L’AUKUS viserait la Chine. La perte du marché des sous-marins par la France qui n’était pas ciblée, ne serait qu’un dommage collatéral. A d’autres…

Que la Chine ne soit pas dirigée par des enfants de choeur ne change en rien au fait que la compétition chinoise taille des croupières à l’industrie, aux technologies et à une puissance américaine en déclin relatif, laquelle creuse ses déficits extérieurs, siphonne l’épargne mondiale, favorise les bulles financières dangereuses pour la stabilité mondiale et menace la paix internationale.

On peut comprendre que Washington, qui a pris son temps, s’en préoccupe. Sans doute parce que de ses très nombreuses transnationales se sont implantées en Chine, y ont réalisé de grands profits et n’en désirent pas partir.

Les gauchistes, les trotskistes et les maoïstes des années soixante, anti-soviétiques enragés contre son révisionnisme et son capitalisme d’Etat, se retrouvent aujourd’hui à l’autre extrême de l’échiquier, au service de Washington, partisans du droit-de-l’hommisme, des guerres préventives humanitaires, en lutte opiniâtre contre la Chine de Xi Jinping.

Orchestrée depuis des années par D. Trump, les campagnes antichinoises sont reprises intégralement par l’administration Biden et aussi par les atlantistes européens les plus fidèles, notamment sur ces points :

– « Génocide » présumé de la minorité musulmane ouïghour dans la région du Xinjiang

– Eviction de la compagnie chinoise Huawei et la 5G

– Multiples accusations à propos de la pandémie et du « virus chinois »

– Endettement pour les contraindre et les piller des pays du tiers-monde (notamment africains)

– Menaces en Mer de Chine contre les alliés asiatiques de l’Occident

– Cyberattaques chinoises de Microsoft en juillet 2021

– …

Il y a en France les leviers adéquats pour en défendre l’à-propos et même la nécessité de cette campagne, au coeur même de l’intelligence militaire du pays.

Un rapport de 650 pages est publié opportunément le lundi 20 septembre. Résultat de 2 ans de travail des oeuvres de l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole Militaire française (Irsem) un organisme parapublic. Ce rapport décrit et dénonce la machine de manipulation et de désinformation que les autorités chinoises ont tissée à l’échelle mondiale.[13]

Paul Charon[14], l’un des deux auteurs du rapport, invité au journal de 13h sur France Inter cette semaine, reprend à son compte le langage de D. Trump qui ne parlait pas de « gouvernement chinois », mais de « parti communiste » pour écorner la légitimité des autorités chinoises et bien souligner que la Chine est gouvernée, oppressée, par un parti, une idéologie.

Cette publication apporte nolens volens de l’eau au moulin de Washington qui, dans l’affaire du contrat des sous-marins perdu par la France a toujours justifié cette opération par la dangerosité représentée par la Chine.

Le problème est que cette étude n’est pas nouvelle mais une actualisation de celle qui avait été réalisée par le même Paul Charon en avril 2020 et publiée l’IRSEM en mars 2021.[15]

Une seconde observation critique : étudier unilatéralement la seule désinformation chinoise, sans analyse comparative des actions similaires ailleurs dans le monde réduit sa portée. A moins de verser dans un manichéisme qui s’éloigne du travail académique et faire croire que seule la Chine ou la Russie intoxiquent le paysage médiatique mondial. La guerre des fakenews est multilatérale, chaque parti reçoit des coups et en donne. C’est le jeu.

En sorte que n’observer que d’un oeil participe de fait à la désinformation qu’on dénonce. Et contribue peut-être à préparer les Français et leurs autorités à accepter leur sort et leur défaite. Plus grave, les impliquer dans un conflit dont ils ne maîtrisent les termes.

Au reste, n’est-ce pas le président Macron lui-même qui défendait il y a peu l’idée d’une menace russe et chinoise pesant sur le monde en des termes très violents : « Nous sommes face à une guerre mondiale d’un nouveau genre, face à la déstabilisation russe et chinoise. Face à cela, si nous voulons tenir, nous devons être souverains.» Sommet virtuel des 27, le 25 mars 2021.[16]

Sortir de l’OTAN ?

Sortir de l’OTAN exige de la part de la France une volonté politique et des moyens que les dirigeants français de la majorité et de l’opposition, à l’exception des marges, ne semblent pas posséder et vouloir s’en doter.

La France est engagée militairement sur de nombreux fronts en dépendance logistique à l’égard des Etats-Unis.

Devra-t-elle revoir sa stratégie et se retirer de conflits où elle est surtout impliquée dans le cadre de l’OTAN et plus généralement dans celui des relations avec Washington, avec la collaboration enthousiaste de ses généraux ?

L’interpénétration de ses armées et de sa stratégie dans celle des « alliés » sous commandement américain, est telle qu’il lui faudra revoir de fonds en combles sa politique étrangère et ses choix militaires fondamentaux.

Dans quelle mesure ses liens avec ses partenaires européens, eux aussi impliqués dans le lien atlantique, pourraient-elles en souffrir ?

Limites externes «Européaniser le conflit ? ».

Pour tenter de rallier les Européens à sa cause, les Français avertissent que n’importe quel autre pays pourrait être traité de manière identique. Ils ont désormais une idée « assez claire » de la façon dont Washington considère ses alliés, souligne-t-on à Paris. Le contexte s’y prête : la France prend la présidence de l’Union pour six mois à partir de janvier 2022.

«Si les Européens ne sentent pas que pour rester dans l’Histoire, il faut qu’ils s’unissent et défendent ensemble leurs propres intérêts, alors leur destin sera totalement différent», a martelé Jean-Yves Le Drian. (Le Figaro avec AFP, samedi 18/09/2021)

Très vite, il leur faudra déchanter. A supposer qu’ils aient eu quelques illusions sur ce point.

Cette option a peu de chance d’être couronnée de succès.

1.- Il a fallu quatre jours à la Présidente de la Commission européenne et au Président du Parlement européen pour esquisser un soutien du bout des lèvres à la France…

Dans un entretien sur la chaîne américaine CNN, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a jugé « inacceptable » la manière dont Paris a été « traitée ». Le président du Conseil européen Charles Michel a aussi dénoncé un « manque de loyauté » des Etats-Unis et plaidé pour un renforcement de la « capacité d’action » de l’UE sur la scène internationale. (AFP, L. 20 septembre 2021).

Des décisions ? Point. Des généralités qui n’engagent à rien ? À foison. Paris devra s’en contenter.

2.- Il y a des atlantistes forcenés dans l’Union. Certains se sont organisés autour de cette cause : Danemark, Suède, et surtout les membres du « glacis », des ex-PECO (pays Baltes, Pologne…).

Ces pays sont entrée dans l’Union pour jouir des Fonds structurels, FEDER… et surtout pour rejoindre l’OTAN, seule garantie pour eux de peser dans l’UE où certes, ils offrent en retour des avantages pour ceux qui savent en tirer parti : les industries allemandes par exemple, ou ceux qui exploitent la Directive « Pays d’origine » (2018), alias « Directive Bolkestein » (2006).

Il est à peu près certain qu’aucun autre pays européen traité souvent comme quantité négligeable, surtout après le mandat de D. Trump, ne se fait d’illusion sur ce point. Ce sont les Français, seuls qui viennent de découvrir ce qu’il en coûte d’être un « allié ».

L’arrogance de la France, perçue comme donneuse de leçons, n’a pas arrangé les choses. Par ces pays, mais aussi par plus proches : Italie, Espagne, Portugal… qui souffrent d’être pris de haut. Qui se souvient encore des mazarinades… ?

Les nouveaux admis au sein de l’Union trouvent auprès de la discrète, de l’austère et efficace Allemagne et des Etats-Unis le contrepoids et la protection face à la suffisance française, réelle ou supposée. En sorte que la crise des sous-marins contribue à faire émerger tous les reproches latents, les problèmes non résolus qui minent et handicapent la construction européenne.

Le problème est peut-être plus grave. Le projet d’Europe européenne est un projet sans issue à court ou moyen terme pour au moins deux raisons, locale et globale.

– Tant que les Etats-Unis maintiennent un système militaire transatlantique qui subordonne les intérêts européens aux intérêts américains et cela dans tous les domaines, aucun projet européen (par exemple dans ceux de la défense et de la diplomatie) permettant aux Européens de disposer d’eux-mêmes n’est sérieusement envisageable.

– Les Etats-Unis, dans ce cadre, s’accommodent et même encouragent les pouvoirs locaux (nationaux ou régionaux) qui contrarient la constitution d’un espace européen souverain.

Le libéralisme économique à tout crin est à l’avantage d’une mondialisation qui favorise la désindustrialisation, la dépendance commerciale extérieure et la domination américaine via les GAFAM des oligopoles puissants dont l’intrusion limite considérablement les marges de manoeuvre européennes.

De plus, en dehors de la monnaie, des finances, du commerce et de quelques autres domaines relativement mineurs, il n’y a aucune harmonisation fiscale ou sociale. Les trois principales prescriptions péremptoires issues des traités depuis celui de Maastricht (l’inflation, le déficit budgétaire et l’endettement) ont montré leur inefficacité et, au contraire, leur nocivité. On en mesure les effets depuis 30 ans.

Pour évaluer la cohésion européenne il suffit d’observer et de récapituler la réaction de ses membres lors de la crise pandémique de 2020. Confusion, manque de coordination, retour des frontières, décisions unilatérales sans concertation avec les voisins, absence de solidarité entre les membres…

Les Européens ont découvert qu’il y avait une Europe de la monnaie, une Europe des marchandises, une Europe ouverte à la compétition sociale et fiscale, mais pas d’Europe de la défense, ni d’Europe diplomatique qui parle au monde d’une seule voix. Et encore moins d’Europe de la santé, du travail et de la solidarité, soumise à la compétition des moins disant de ses membres.

Tout est dit et tout est su par tous. La politique du pire ? Aucun Français n’y est disposé.

Mardi 21 septembre à New York, le vice-ministre lituanien Arnoldas Pranckevicius résume bien la situation et délimite les marges de manoeuvre françaises : « J’espère que nous arriverons à surmonter la défiance transatlantique parce que c’est dans l’intérêt à la fois de l’Europe et de l’Amérique », a estimé, soulignant que « l’unité transatlantique » était « la plus grande force (…) en particulier vis-à-vis de pays comme la Russie et la Chine ». (AFP, mercredi 22 septembre 2021). J. Biden n’aurait pas mieux dit.

Géopolitique allemande.

Il est un fait que l’Union Européenne a du mal à exister hors du lien atlantique. La France, seule, ne pouvait faire contrepoids et l’axe franco-allemand avait surtout une valeur tactique exploitée en leur temps par le général de Gaulle et le Chancelier Adenauer qui connaissaient en toute lucidité les limites du Traité de l’Elysée signé en janvier 1963.

D’acteur diplomatique et stratégique longtemps mineur, c’est l’Allemagne qui émerge peu à peu au coeur de la puissance européenne naissante, comme partenaire majeur face à la Russie, à la Chine et aux Etats-Unis. Elle l’est à l’égard de l’extérieur du continent parce qu’elle l’est au sein de l’Europe.

L’Allemagne est coeur au de l’Union, par exemple en arbitrant les contradictions financières européennes en juillet 2020, consécutives à la crise pandémique, entre les membres du « Club Med » (dont la France) et les « pays frugaux » qui gravitent depuis longtemps dans la sphère d’influence de Berlin.

Peu à peu, l’Allemagne s’émancipe de la tutelle américaine. Mais, ce que les observateurs mettent du temps à comprendre, c’est que l’Allemagne s’émancipe aussi de la tutelle « franco-allemande ». Les Français ne parviennent pas à assimiler l’idée que la « clé de voûte », le « couple franco-allemand » sont des fictions françaises géopolitiques inconnues outre-Rhin que les Allemands regardent avec curiosité… au mieux.

En outre, Berlin a observé avec amertume (au moins) les décisions françaises à propos des dossiers Areva et Alstom dont les turbines ont été cédées à GE, mettant en péril l’électronucléaire français aussi bien dans les centrales que dans les sous-marins, avec l’aimable collaboration de l’actuel locataire de l’Elysée qui devrait en rendre raison.[17]

Le centre de gravité de l’Europe de l’espace européen migre vers l’Allemagne et c’est de Darmstadt que sont suivis la plupart des projets et des vols d’importance. Si Kourou conserve sa position stratégique pour le lancement des fusées, la meilleur du monde, la privatisation rampante de l’espace français prive Paris d’un levier de commande essentiel aussi bien sur le plan scientifique, technologique qu’économique et militaire.[18]

Evénements récents qui en témoignent.

30 décembre 2020. Signature des Accords sino-européens sur les investissements, sous la présidence de Mme A. Merkel

15 juillet 2021. Washington. Rencontre de la chancelière Angela Merkel et le président Joe Biden qui consent au gazoduc Nord-Stream 2. On ne connaît pas les tractations dans le détail. Mais les intérêts allemands ont prévalu. L’Allemagne, est désormais tenue pour l’interlocuteur européen majeur des Etats-Unis.

Les Américains ont perdu la partie. Les Français, qui ont relayé autant qu’ils pouvaient les mots d’ordres de Washington, aussi.

Craignant que le gazoduc n’accroisse la dépendance des Européens vis-à-vis du gaz russe, les Etats-Unis avaient imposé des sanctions aux entreprises associées à la construction de l’ouvrage. Au début de sa présidence, l’Américain avait maintes fois répété que le projet Nord-Stream 2 (qui doit permettre à la Russie d’augmenter considérablement ses exportations de gaz vers l’Europe, contournant l’Est du continent et en particulier l’Ukraine) était une erreur géopolitique pour l’Europe et un danger pour sa sécurité en ce qu’il créait une trop grande dépendance des Européens vis-à-vis de la Russie et qu’il affaiblissait beaucoup trop l’Ukraine dans son bras de fer avec Moscou. Ainsi, à l’hiver 2019, un bateau de la compagnie suisso-néerlandaise Allseas qui posait les tuyaux avait dû se retirer du chantier par peur des sanctions américaines. L’installation du « gazoduc de la discorde » a également été retardée par le Danemark qui avait tardé à délivrer au projet une autorisation pour traverser ses eaux territoriales.

Les Etats-Unis ont finalement renoncé à leurs sanctions en marge du G7 en mai dernier, permettant au projet de se finaliser. Ce renoncement a été confirmé par la visite de A. Merkel en juillet à Washington.

Nous reviendrons dans un prochain article sur tous les aspects de la construction de Nord-Stream 2 et tous les enjeux qu’ils représentent depuis les années 1980 et au Proche-Orient en particulier en Turquie.

Il n’a échappé à personne que Berlin tisse des liens de plus en plus denses avec la Russie, mais aussi avec la Chine avec laquelle, contrairement à son vois d’outre-Rhin gravement déficitaire dans ses échanges extérieurs (record de -38.9 Mds€ en 2020), elle dégage un excédent qui se situe bon an mal an entre 250 et 300 Mds$. Personne, en Allemagne, ne consentira à la remise en cause de cet avantage. Américains et Français devront définitivement en prendre leur parti.

Berlin est resté très silencieux au cours de cette crise. Aucun mot chaleureux de soutien de la part de A. Merkel. Paris ne l’a pas déploré publiquement, mais il est peut-être là le revers français le plus cuisant qui annonce des perspectives redoutables.

22 août 2021. Kiev. Rencontre entre Angela Merkel et le président ukrainien Volodymyr Zelensky. La France est désormais évincée du dialogue avec Kiev et Moscou et le « format Normandie » peut être considéré comme enterré.

Discordances culturelles.

Les machines anglo-saxonnes ne rêvent pas, mais leur inconscient est chargé. Darwiniennes, elles ne s’engagent dans une bataille qu’avec la certitude de la remporter, avant même de la commencer. W. Churchill en a glosé à satiété. Mais on a tendance à sous-estimer la dimension culturelle et le sentiment « d’appartenance à quelque chose qu’on ne partage pas avec les autres ». Cela aussi a joué et pas seulement dans l’ordre rhétorique. Il y a un entre-soi qui a fonctionné au détriment des Français dans cette affaire de sous-marins. Et les Français ont compris qu’ils n’y sont pas chez eux. C’est peut-être cela qu’ils n’ont pas supporté le plus.

« Les sous-marins australiens vont travailler avec d’autres marines mais il leur faudra longtemps, s’ils y parviennent jamais, pour atteindre le niveau d’intimité partagé par la marine royale australienne et la marine américaine », écrivait en 2016 l’amiral australien David Shackleton, ancien chef de la marine, pour l’Institut Lowy de politique internationale. (AFP le D. 01/05/2016)

Prémonition ou avertissement sans frais ? C’est pourtant sur cette base qu’a été construit le nouveau pacte.

« Sur la base de notre histoire commune de démocraties maritimes, nous nous engageons dans une ambition commune pour soutenir l’Australie dans l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire », ont fait savoir les trois partenaires dans un communiqué commun, qui précise qu’il s’agit bien de propulsion, et non d’armement. « C’est une décision fondamentale, fondamentale. Cela va lier l’Australie, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour des générations ».

Selon ce haut responsable, le pacte « AUKUS » prévoit aussi une collaboration des trois pays en matière de cyberdéfense, d’intelligence artificielle et de technologies quantiques. (AFP, 16/09/2021).

Les Français font de grands efforts pour parler anglais. Certains prétendent même le faire sans aucun accent. Ce qui est ridicule, car seuls les étrangers parlent une langue sans accent. Le Texan, le Californien, comme d’ailleurs le Basque, le Corse ou l’Alsacien parle avec l’accent du terroir qui l’identifie et l’a vu naître.

Les Français resteront, qu’ils le veuillent ou non, ce qu’ils sont. Avec ou sans accent.

Au reste, l’accent français est très apprécié dans certains milieux américains, surtout auprès de certaines d’élites dans le nord-est et en Californie.

De deux choses l’une :

– Ou bien J. Biden aurait sous-estimé la réaction français qui pourrait aller très loin, jusqu’au retrait de la participation militaire française au sein de l’Alliance Atlantique, après son retour sous N. Sarkozy en 2008 ?

Ce serait naturellement fâcheux pour un président américain, actuellement en difficulté politique intérieur, poursuivant la même politique que son prédécesseur, sur de nombreux sujets, tout en l’habillant d’une forme prétendant le contraire. Naturellement, se poserait aussi la question de savoir si les Français en ont réellement la volonté et les moyens… Nous savons qu’ils ne l’ont pas et ceux qui possèdent le pouvoir le désirent encore moins que les autres.

– Ou bien toute cette agitation s’apaisera bientôt et tout rentrera dans l’ordre. La France est trop engagé dans l’OTAN et les opérations militaires à l’étranger sous assistance américaine, notamment au Sahel, pour se permettre plus que des discours et des gestes symboliques ?

Pour comprendre l’incompréhension américaine, il faut peut-être en revenir à une différence culturelle essentielle entre anglo-saxons et latins, entre protestants et catholiques. Passons sur les relations à l’argent et à la réussite économique.

Les Américains comprennent parfaitement que les Français ne soient pas contents de leur sort et de ce qui leur arrive. Mais ils ont du mal à comprendre leur indignation. Certes, il est entendu qu’un tour de cochon leur a été joué, mais c’est la règle du jeu en ces matières où tous les coups sont permis. Ils se sont fait avoir, c’est un fait, mais c’est tant pis pour eux. Ils n’avaient qu’à être plus malins.

C’est au tour des Anglo-saxons de s’indigner : les Français sont au fond de mauvais perdants qui cherchent à gagner sur le terrain de l’opinion, ce qu’ils ont perdu sur le seul terrain qui vaille : l’intelligence stratégique qui était du côté du plus fort. Et les plus forts ce n’était pas eux !

C’est aussi dans ce sens qu’argumentent les Australiens. Ils ont fait le choix de leurs intérêts : les sous-marins à propulsion nucléaire américains sont plus intéressants que leurs concurrents français, même s’ils attendront longtemps avant d’en voir le bout. Et Washington offre de plus une protection plus large qui dépasse le cadre sous-marinier.

Quand à la propulsion nucléaire française qu’ils auraient pu sollicitée… encore faut-il prouver que les Français l’auraient refusée arguant de leur sens moral très élevé, du respect du Traité de non prolifération… que viole allègrement Washington tout en s’opposant aux Iraniens et aux Pakistanais… avec le soutien de Paris.

Le journaliste de France Télévisions Loïc de La Mornais résume la position de Washington dans le langage habituel des cow-boys qui se passent des circonvolutions diplomatiques. Ils « jugent que cette réaction française est comme celle d’un enfant qui fait sa crise, qui se roule par terre et qui va finir par se calmer. »

Il ajoute : « Les Américains se disent que la France va finir par se calmer, qu’elle va rentrer dans le rang parce qu’elle n’a pas le choix, parce qu’ici la France est vue comme un petit pays » (France info, S. 18 septembre 2021).

Mardi 21 septembre à l’ONU. J. Biden a pris la parole. Pas un mot sur la crise en cours. Les commentateurs français en ont été scandalisés constatant l’indifférence placide du président américain devant le pataquès assourdissant en France depuis 4 jours. J. Biden ignore ce qu’il semble tenir pour un chahut sans importance, « une tempête dans un verre d’eau ».

E. Macron est averti quant à ce qu’il espère du coup de fil annoncé entre les deux présidents. Il lui faudra peut-être hausser le niveau des enchères.

Il y a les différences culturelles plus faciles à consolider lorsque ceux qui s’en gargarisent disposent des moyens de les faire valoir.

Pour user du même langage que les Yankees : Hobbes a mis la pâtée à Kant ou encore, pour reprendre un mot que Jacques Audiard a mis dans la bouche de J.-P. Belmondo récemment décédé : « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, les types de 60 kilos les écoutent. » (« 100.000 dollars au soleil », H. Verneuil, 1964).

Les Anglo-saxons ne sont ni plus intelligents ni plus bêtes. Ils sont juste un peu plus forts et chassent en meute.

En réalité, l’essentiel de leur puissance vient de ce que la plupart de leurs ennemis et de leurs alliés en sont convaincus.

Et on en revient aux batailles gagnées avant d’être engagées…

Enjeux militaires ou affaire de gros sous ?

La vente avortée des sous-marins français a mis dans l’ombre une hypothèse, peut-être essentielle.

Certes, l’antagonisme sino-américain est un fait indéniable.

Il est toutefois possible que toute cette affaire de AUKUS soit un simple stratagème pour camoufler une lucrative opération au profit des industries militaires américaines, au détriment de leurs homologues françaises, substituant aux sous-marins français à propulsion « conventionnelle », des sous-marins américains à propulsion nucléaire.

Comme chacun sait, toute opération de vente de matériel militaire est d’abord une question politique. Même si aujourd’hui comme en tout temps, lorsque les gouvernants sont sous influence, le « complexe militaro-industriel » transforme en questions politiques, voire en affaires géostratégiques, des affaires de gros sous.

Qu’on se rappelle les procès intentés aux industriels de l’armement américains après l’élection de Roosevelt en 1933, accusés d’avoir précipité les Etats-Unis dans la première guerre mondiale en avril 1917. Qui alors le président W. Wilson représentait-il au juste à Paris (son pays ou ce complexe omnipotent, dénoncé par D. Eisenhower, qui rêvait déjà de basculement atlantique et de domination mondiale) ?

Au fond, Washington n’avait pas besoin de vendre des sous-marins à propulsion nucléaire pour accroître sa domination sur Canberra ni d’ailleurs sur Londres. C’est un fait établi depuis longtemps. Au moins depuis 1945.

Les Etats-Unis assurent près de la moitié des dépenses mondiales d’armement. Soit environ 700 Mds$, la moitié du PIB de la Russie. Et cela ne représente qu’une estimation (SIPRI, IISS, Oxfam…) dans la mesure où ces données sont secrètes.

Ils ont mis toute la planète sous le contrôle de six commandements. La région indo-pacifique est sous le contrôle de l’un d’entre eux. A chacune de ces régions correspond une « flotte » composée de très nombreux bâtiments (surtout des porte-avions suréquipés et complètement autonomes). C’est la VIIème flotte qui est chargée du Pacifique, immédiatement adossée à la IIIème flotte via Hawaii qui fait le lien avec les Etats-Unis.

En théorie, la VIIème flotte, basée à Yokosuka au Japon, dispose des moyens suffisants pour faire face à n’importe quel ennemi en face d’elle. Naturellement, il faut immédiatement ajouter que les Etats-Unis sont connus pour détruire avec beaucoup d’efficacité, mais très peu aptes à gagner la paix.

La VIIème flotte dispose d’une force de frappe considérable : Porte-avions, destroyers lourds, bâtiments amphibies porte-aéronefs, plusieurs sous-marins, des navires de soutien et des navires de combats plus légers que les lourds destroyers lance-missiles. Sans compter les moyens de combat américains stationnés en Corée du Sud.

Il s’ensuit que compte tenu des rapports de forces dans cette région du monde, avec ou sans les Britannique, les Australiens ( et les Français), la puissance américaine dépasse et de loin tout ce que alliés ou ennemis peuvent opposer.

Ainsi, les sous-marins australiens, quelle que soit la nature de leur propulsion, ne changent pas grand chose à l’affaire.

Si cette hypothèse est validée, qui ne comprendrait alors la colère française ?

AUKUS, UKUSA, ANZUS… Qu’apporte le nouveau traité ?

Le nouveau traité n’additionne pas, il soustrait : AUKUS, c’est UKUSA moins le Canada et la Nouvelle Zélande. Si on peut faire abstraction d’un Canada, aussi souverain que l’est Porto Rico, le plus intéressant est de considérer la situation de la Nouvelle Zélande.

L’ANZUS (Australia, New Zealand, United States Security Treaty), associant les Etats-Unis à l’Australie et à la Nouvelle Zélande, il a été lancé en septembre 1951, dans le cadre général du containment américain de l’URSS, pour contrôler les Océans Indien et Pacifique. C’est à cette organisation que succède l’AUKUS.

En Europe, l’OTAN a été créée en avril 1949, anticipant sur l’explosion de la première bombe A russe en août et la naissance de la Chine populaire en octobre. La partition du monde était en jeu bien avant la guerre et on peut même penser que les jeux avaient commencé à la fin de la première guerre mondiale. Mais ça, c’est une autre affaire…

L’OTASE (Traite de l’Asie du Sud-Est) est née en septembre 1954, la guerre de Corée (1950) et la débâcle française à Diên Biên Phu l’expliquent largement.

Entre les deux, le CENTO (Central Treaty Organisation) (Pacte de Baghdad), signé l’année suivante en février 1955, fait le lien entre les deux systèmes militaires verrouillant le dispositif, de Hokkaido à Reykjavik.

UKUZA, les Five Eyes, c’est une autre histoire qui a révélé l’existence de Echelon chargé de surveiller en réalité toute la planète. Les logiciels de Palantir permettent à la NSA d’espionner le monde.

Dissidence néo-zélandaise.

En Nouvelle-Zélande, les sous-marins à propulsion nucléaire ne sont pas autorisés à pénétrer dans les eaux néo-zélandaises en vertu de la politique de 1984, relative aux zones dénucléarisées. La Nouvelle Zélande a par ailleurs refusé d’être impliquée l’an dernier dans une conjuration antichinoise avec l’Australie.

Il tombe sous le sens, que le refus néo-zélandais ne change rien à la situation stratégique.

Il faut cependant noter que le refus de « petits » pays de s’aligner sur les « grands » quand ceux-ci le demandent pose un problème non militaire (la Nouvelle Zélande pèse peu sur ce plan), mais politique.

Plus l’empire rassemble de pays autour de lui, plus il crédite sa cause et renforce l’image de sa puissance qui est en fait une autre face complémentaire de sa puissance tout court. C’est ainsi que les Etats-Unis se targuent d’être à la tête de « coalitions ».

C’est ainsi qu’ils fabriquent une « Communauté internationale » qui fait contrepoids selon les circonstances aux Nations Unies dont ils répugnent à solliciter l’appui quand le « machin » ne se soumet pas.

Une histoire de « Dr Folamour » : Trump voulait atomiser la Chine ou l’Iran.

Le 15 septembre, le jour même de l’annonce de la naissance de AUKUS et du revirement australien concernant les sous-marins, a fait passer sous silence un événement infiniment plus sérieux et plus dangereux pour la paix internationale.

Le plus haut gradé du Pentagone, le général Mark Milley s’inquiétait tellement de l’état mental de Donald Trump dans les derniers jours de son mandat qu’il a pris secrètement des mesures pour éviter une guerre avec la Chine, rapporte un nouveau livre écrit par des journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Robert Costa, « Péril », à paraître bientôt.[19]

Des extraits d’un livre rédigé par deux journalistes du Washington Post rapportent qu’un général américain a téléphoné deux fois à ses homologues pour rassurer la Chine sur une imminente attaque nucléaire projetée, en pleine crise du Capitol, par l’ancien président américain D. Trump mécontent de la perte des élections présidentielles et résolu à « tout faire » pour garder son poste.

Les services de renseignement américains ayant conclu que la Chine considérait une attaque américaine comme imminente, le chef d’état-major a appelé le général Li Zuocheng deux fois: le 30 octobre, un peu avant le scrutin présidentiel américain, et le 08 janvier, deux jours après l’assaut des partisans de Donald Trump contre le Capitole.

« Général Li, je veux vous assurer que l’Etat américain est stable et que tout va bien se passer », lui a-t-il dit lors du premier coup de fil, selon ce livre basé sur les témoignages anonymes de 200 responsables américains. « Nous n’allons pas attaquer ni mener d’opérations militaires contre vous ». Il a aussi demandé à la directrice de la CIA de l’époque, Gina Haspel, et au chef du Renseignement militaire, le général Paul Nakasone, de surveiller tout comportement erratique de Donald Trump.

Le général Milley, tout comme Gina Haspel, craignait que Donald Trump ne lance une attaque contre la Chine ou l’Iran pour créer une crise et tenter ainsi de rester au pouvoir. (AFP, mercredi 15/09/2021)

Cette annonce a fait l’effet d’une « bombe » aussi bien parce qu’un président envisageait d’avoir recours à l’armement atomique (le premier après août 1945) et parce qu’un militaire, doutant de la santé mentale de son chef, a pris la liberté de s’entretenir avec les « ennemis » de son pays à l’insu de son président.

Deux autres journalistes du Washington Post, Carol Leonnig et Philip Rucker, avaient révélé en juillet dans leur livre « I Alone Can Fix It: Donald J. Trump’s Catastrophic Final Year », que le chef d’état-major avait comparé l’ex-président à Adolf Hitler.

« On vit un moment comme celui du Reichstag », aurait-il déclaré à ses collaborateurs dans les derniers jours de la présidence Trump, en référence à l’incendie du parlement allemand en 1933, exploité par les nazis pour éliminer les forces d’opposition politiques et mettre en place un régime totalitaire. (Idem)

Cette histoire, d’une extrême gravité, a été très vite submergée, évacuée, tout au moins en France, par la « trahison » de ses « alliés » qui ont comploté pour l’évincer non seulement d’un marché, mais aussi d’une région où Paris, deuxième puissance océanique de la planète, s’affirme concerné, arguant l’espace maritime qu’elle prétend contrôler.

Conjectures. Questions qui peuvent se combiner :

La variété et le nombre de questions posées, dont certaines ont obtenu des réponses incertaines ou partielles, donné lieu à des hypothèses plus ou moins vraisemblables, montre la complexité de cette affaire.

Le flot des indignations et des réactions de toutes sortes, venues de tous les côtés, montre que tout n’a pas été dit et, d’une certaine manière, brouille la compréhension de ce qui s’est réellement passé. D’autant moins, que certains des acteurs majeurs demeurent silencieux, dans l’ombre et que, sous couvert d’anonymat, d’autres intervenants accroissent par leurs propos parfois contradictoires la confusion générale.

Ici, il ne s’agit pas de s’interroger sur ce que peut ou doit faire le gouvernement français. Par exemple, pour reprendre les options qui agitent les rédactions et les cercles de réflexions, imiter le général de Gaulle après 1966 sur ces points ;

– Quitter l’OTAN (totalement ou partiellement et rester dans le commandement politique de l’organisation intégrée) ;

– Faire des ouvertures diplomatique souveraines en direction de la Russie ou de la Chine et E. Macron a esquissé le 21 septembre un geste vers l’Inde… ;

– Mobiliser les pays de l’Union Européenne autour de sa cause, notamment dans le cadre d’une défense proprement européenne.

Les questions ci-après posées visent à la connaissance des faits et à l’explicitation des intentions des principaux acteurs, dont certaines ont été examinées plus haut.

1.- Est-ce initialement une initiative uniquement australienne ?

2.- Ou bien est-ce les Etats-Unis qui sont les architectes de ce revirement, en pesant sur Canberra, en association avec Londres ?

3.- S’agit-il d’une affaire de géostratégie concernant le Pacifique et la menace chinoise ou ne s’agirait-il que d’une affaire de gros sous favorisant l’industrie militaire américaine et accessoirement l’industrie britannique (dans une proportion pour le moment confidentielle) ?

4.- Les Etats-Unis préféraient-ils avoir affaires à l’Australie, peut-être plus docile avec des intérêts plus faciles à administrer, et éjecter de sa stratégie indo-pacifique une France imprévisible liée de plus à une Union Européen complexe dont il n’est pas toujours facile d’anticiper l’évolution ?

5.- Les Français avaient-ils eu vent, ou soupçonnaient-ils, le projet qui se tramait dans leur dos ou bien ont-ils été comme ils le déclarent complètement pris par surprise, quelle que soit la nature et l’importance des rumeurs qui l’ont précédé ?

6.- Depuis quand la « bande des trois » préparait-elle son coup ?

7.- Les raisons avancées par Canberra ne sont pas claires : leur dénonciation du contrat avec la France ne tiendrait-il qu’au mode de propulsion ?

8.- Si tel était le cas, pourquoi attendre 5 ans après le début des négociations et 3 ans après la signature du contrat pour s’en apercevoir ?

9.- Si les Australiens étaient intéressés par un mode de propulsion nucléaire, pourquoi ne pas en avoir discuté avec les Français qui en disposent, quelle que soit leur réticences (publiques) aux transferts de technologies dans ce domaine. Le choix de la technologie américaine ne permettra pas davantage aux Australiens d’accéder à l’intimité de secrets technologiques que Washington ne délivre à personne.

10.- Si les Etats-Unis tiennent tant à rassurer Paris quant à l’association de leurs forces militaires du Pacifique à ses campagnes, pourquoi ne pas les avoir impliquées dans le nouveau Pacte stratégique AUKUS ? Les américains douteraient de la fiabilité et de la loyauté des Français ?

11.- Cette attitude crée un trouble et fragilise le camp occidental face à ses ennemis. Suffit-il de quelques mots rassurants et bienveillants pour dissoudre ce qui prend, avec cette affaire de sous-marins, la dimension d’une crise majeure ? Comment Washington a-t-il pu minorer l’impact de ce qui devient un scandale au coeur du monde qu’il prétend régenter ?

12.- Les Etats-Unis auraient-ils sous-estimé la réaction française ? Pourtant, l’histoire de leurs relations aurait dû les en prévenir. N’auraient-ils retenu de l’opposition française à leur attaque de l’Irak en 2003 que leur « déloyauté » que G.-W. Bush a tenu à le leur faire payer, malgré le retour repentant et déférent de la France à ses côtés en Irak peu de temps après leur refus ?

13.- Pendant toute la durée de la crise, une question s’impose : quels sont au juste les objectifs de cette indignation ?

– Obliger l’Australie (et les Etats-Unis) à revenir sur leur décision ?

– Forcer l’entrée et l’intégration dans le nouveau pacte (AUKUS) ?

– Exiger une compensation à la hauteur du préjudice et des dommages ?

– Aggraver la crise et initier peu à peu une remise en cause de l’Alliance Atlantique en tentant d’y associer les partenaires européens pour réaliser enfin l’utopie macronienne d’une Europe de la défense ?

– Persuader, un oeil rivé aux sondages, l’opinion française que l’exécutif aux affaires est à la hauteur de la défense des intérêts de la France ?

– Organiser un baroud d’honneur et négocier dans les coulisses une sortie honorable ?

En guise de réflexion finale, toujours provisoire.

L’alignement de Paris sur les Etats-Unis n’augmente pas la puissance occidentale mais affaiblit son offre stratégique globale. Ce n’est pas parce que la France gaullienne était militairement puissante que Kennedy, qui n’avait pas de relations faciles avec le Général, avait sollicité son soutien lors de la crise de Cuba en octobre 1962.[20]

Et celui-ci la lui a habilement accordée sans contrepartie (et non parce que de Gaulle avait profondément conscience d’une appartenance de son pays à je ne sais quel monde ou civilisation occidentale). Pour lui, seule la France et sa souveraineté importaient.

C’est parce que la France était diplomatiquement crédible et relativement autonome que Kennedy s’y était, à contrecoeur, résolu.

La France dans l’OTAN ou dans le Pacifique ne pèse pas. Pas plus elle, qu’un autre « allié ».

Le Brexit affranchit la Grande Bretagne de toute solidarité européenne (à supposer que cela fut le cas un jour). Sa stratégie du « Grand large » est un mythe, celui de l’éternité impériale principalement destinée à l’opinion britannique, tout autant que celui des « special relationship » qui placeraient Londres à la hauteur de Washington.

Certes, comme le disait Lord Palmerston (Henry John Temple) en 1848, « L’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis (…). Elle n’a que des intérêts (…). »

Cela sans doute était vrai sous le siècle victorien, à l’époque où l’Angleterre était un centre puissante et autonome de décisions et où, à la City, se cotait la majorité des biens produits et négociés dans le monde, au moment où 90% de tous les bateaux qui parcouraient les mers et les océans de la planète avaient l’Union Jack en haut de leurs mâts.

Mais, de tout cela il ne reste plus de la rhétorique depuis 1931 (dévaluation de la livre sterling) et après la rencontre Churchill-Roosevelt en août 1941, quelque part au large de Terre Neuve.

C’est de ce basculement d’une rive à l’autre de l’océan Atlantique que procède la suite des événements dont AUKUS est peut-être un signe, dans sa réussite comme dans son échec.

Notes

[1] Le chiffre a beaucoup varié selon les sources. 35 mds€ en 2016, tantôt 31.3, tantôt 50 € Mds€ en février 2019. 56 Mds€ selon l’AFP du 16 septembre 2021.

[2] Pour une connaissance plus détaillée du groupe, se reporter à la fiche que lui consacre wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thales

[3] AOF, J. 16/09/2021. Ebitda : équivalent approximatif de l’EBE dans le système comptable IFRS (International Financial Reporting Standards) américain, normalisant la présentation de les comptes des entreprises cotés sur les marchés financiers pour faciliter l’arbitrage des intervenants.

[4] France inter, au matin du jeudi 16 septembre 2021.

[5] Adnan Abou Walid al Sahraoui, chef du groupe Etat islamique au Grand Sahara a été abattu par les forces françaises, annonce jeudi 16 au matin la présidence française. « Il s’agit d’un nouveau succès majeur dans le combat que nous menons contre les groupes terroristes au Sahel », a tweeté Emmanuel Macron (Reuters, J. 16 septembre 2021). Selon RFI, d’après une source proche de l’Élysée, c’est un raid aérien, sans renfort au sol, qui l’a neutralisé. « Un faisceau de renseignements indiquait la présence d’un haut cadre, poursuit cette source, mais nous n’étions pas sûrs qu’il s’agissait d’Abou Walid. » D’où le délai entre la mort du terroriste et l’annonce officielle. Confirmer son identité a pris des semaines. Cette confirmation semble tomber au bon moment…

[6] https://en.wikipedia.org/wiki/The_Arrow_(miniseries)

[7] Ce buste eut un destin agité. Il lui avait été offert (en fait prêté) par Tony Blair après les attentats du 11 septembre 2001, mais aussitôt remplacé par celui de Martin Luther King lors de la présidence de Barack Obama. (Franceinfo, le 23/01/2017). Pour suivre les péripéties de ce buste lire le papier que lui a consacré Pierre Bouvier dans Le Monde du 22/01/2021.

[8] En décembre 1979, F. Mitterrand a inauguré fièrement à Kourou ce que le Général avait initié. Il en fut de Ariane comme de bien d’autres réalisations industrielles considérables que les successeurs qui s’en étaient flattées après les avoir critiquées, n’auraient jamais ordonnées. Depuis, la mode est aux regrets et aux lamentations sur la désindustrialisation de la France.

[9] Lire Jauvert Vincent op. cit. en particulier le chapitre et suivant « 18 décembre 1962. Le piège de Nassau » pp. 88-107.

[10] Dans son appel de Cochin (hôpital où il séjournait en décembre 1978), J. Chirac avait très clairement pointé les Atlantistes français qui défendaient en France les intérêts des Etats-Unis, fut-ce au détriment de ceux de leur pays. Le texte visait sans le nommer le président d’alors Valéry Giscard d’Estaing, comparé au maréchal Pétain et sa politique à celle du régime de Vichy. Ce n’était évidemment pas nouveau. Le pompidolien Chirac avait lui-même tant d’ambiguïtés à dissiper et de contradictions à démêler…

[11] La stratégie vaccinale mise en place par le gouvernement a confiés au cabinet de conseil américain McKinsey. Cela a donné lieu à un scandale. Le cabinet surnommé « la firme » a été créé par James McKinsey dans les années 1920. Sa clientèle rassemble aujourd’hui, selon Le Monde (05 février 2021), « des PDG, des ministres, des chefs d’Etat ».

[12] https://www.cnil.fr/fr/la-plateforme-des-donnees-de-sante-health-data-hub

[13] Le rapport est téléchargeable à partir du site de l’irsem : https://www.irsem.fr/index.html.

[14] Paul Charon a soutenu une thèse de sciences politiques en 2012 sous la direction de Yves Chevrier – Paris, EHESS, intitulée « Le vote contre la démocratie : construction de l’État et processus de politisation dans la Chine rurale post-maoïste. »

[15] Cf. « La Chine à l’école russe de la désinformation », Libération, le 9 mars 2021.

[16] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/03/25/conseil-europeen-du-25-mars-2021

[17] Pierucci Frédéric (2019) : « LE PIEGE AMERICAIN. L’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique témoigne. » Avec Matthieu Aron. J.-C. Lattès, 396 p.

[18] Abdelhak Benelhadj : « Astronautique européenne après le sommet de Séville ». Le Quotidien d’Oran, 05 décembre 2019.

[19] Bob Woodward est rédacteur en chef adjoint au Washington Post où il a travaillé pendant 50 ans. Il a partagé deux prix Pulitzer, l’un pour sa couverture du Watergate et l’autre pour la couverture des attentats terroristes du 11 septembre.

[20] – Jauvert Vincent (2000) : L’Amérique contre de Gaulle. Histoire secrète 1961-1969. Seuil. Histoire immédiate. 280 p. lire pp.73-92.

– Bianca Eric (2017) : L’ami américain. Washington contre de Gaulle 1940-1969. Perrin, 380 p.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *