Les origines méconnues du mot « Françafrique »

             TRÉSOR D’ARCHIVES 

                        Les origines méconnues du mot « Françafrique »

Contrairement à ce qu’affirme une rumeur tenace, le mot « Françafrique » n’a pas été inventé par Félix Houphouët-Boigny. Ce néologisme apparaît en réalité dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que la présence française sur le continent africain est de plus en plus contestée.

Le mot « Françafrique » fait florès depuis un quart de siècle. Et, plus exactement, depuis la parution du livre de François-Xavier Verschave, La Françafrique. Le Plus Long Scandale de la République (Stock, 1998), qui brosse un portrait sans concession de la politique africaine de la France sous la Ve République. Difficile, depuis lors, d’aborder l’histoire des relations franco-africaines sans qu’émerge, explicitement ou implicitement, ce mot étonnant. Au grand agacement des défenseurs de la politique africaine de la France, qui fustigent ce néologisme qualifié de « militant » et ne correspondant pas – ou plus – selon eux à une quelconque « réalité ».

François-Xavier Verschave, président de l’association Survie de 1995 à 2005, n’est pourtant pas l’inventeur de la notion de « Françafrique ». L’apparition du terme remonte au milieu du XXe siècle, alors que les élites françaises et africaines s’interrogeaient sur l’avenir de l’Empire français.

JEAN PIOT, INVENTEUR DE LA « FRANÇAFRIQUE »

La première occurrence que nous avons retrouvée apparaît à la une du journal L’Aurore le 15 août 1945. Le monde se réveille ce jour-là en apprenant la capitulation du Japon et, du même coup, la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comme d’autres à la même période, l’équipe de L’Aurore, journal né dans la clandestinité en 1943, affirme que l’Afrique jouera un rôle essentiel dans le relèvement de la France. « Il y a quelque chose que nous devons sauvegarder à tout prix si nous ne voulons pas tomber définitivement au rang de puissance de troisième ordre : c’est la cohésion du bloc France-Afrique », expliquait un éditorial anonyme dès le 6 juin 1945, jour anniversaire du débarquement de Normandie.

Deux mois plus tard, donc, ce rêve de fusion franco-africaine inspire à Jean Piot, rédacteur en chef du quotidien, le mot de « Françafrique ». Pour rendre son rang à la France, écrit-il, il faudra « concentrer notre effort sur l’essentiel – sur ce qui, dans le monde nouveau, doit faire, à l’avantage commun, bloc avec nous : sur ce que j’appellerai la “Françafrique” ».

L’Aurore du 15 août 1945.  © Gallica

S’inscrivant dans la lignée des réformistes coloniaux, Jean Piot estime que cette Françafrique ne se construira pas par la contrainte, mais sur la confiance et l’assentiment des territoires coloniaux. Ces derniers doivent percevoir « l’intérêt » qu’ils ont à appartenir à l’Empire, prévient l’éditorialiste, ajoutant que la France ne doit pas craindre de concéder quelques libertés aux « autonomistes » (sans préciser s’il parle des colons ou des colonisés) : « Un autonomiste, ce n’est pas forcément un “antifrançais”. C’est un homme qui se préoccupe des intérêts de son pays, comme le Canadien songe d’abord, sans être “antianglais”, aux intérêts du Canada. » La France doit s’inspirer du Commonwealth britannique, poursuit le journaliste : alors que l’affrontement des blocs capitaliste et communiste pointe déjà à l’horizon, elle constituerait ainsi « un pôle d’attraction pour ceux qui veulent vivre libres sur une terre pacifiée »1.

Telle sera l’orientation qu’adopteront cahin-caha les dirigeants français sous la IVe République : libéraliser la relation coloniale franco-africaine, en octroyant une autonomie relative aux territoires d’outre-mer, pour mieux assurer la symbiose impériale « françafricaine ».

« LA FRANCE-AFRIQUE N’A PERSONNE À REDOUTER »

S’il innove sémantiquement, le raisonnement de Jean Piot n’est pas nouveau. Le fantasme fusionnel franco-africain – ou euro-africain – est vieux comme la colonisation. Il se renforce même dans la décennie qui suit la fin de la Seconde Guerre mondiale : dans le contexte de la guerre froide et des décolonisations asiatiques, les élites françaises célèbrent avec ardeur la cohésion franco-africaine, ultime pilier de la « puissance française ». Telle est par exemple l’idée développée par Jacques Bardoux, député du Puy-de-Dôme (et grand-père maternel de Valéry Giscard d’Estaing), dans un article placé en manchette du journal L’Événement le 20 novembre 1954 :

Une France nouvelle a surgi. Elle n’est plus seulement campée sur les deux rives de la Méditerranée d’autrefois. Elle borde depuis Dunkerque, par Agadir et Dakar, jusqu’à l’embouchure du Congo, l’océan Atlantique, la Méditerranée d’aujourd’hui. Revenue sur le Rhin d’Alsace et libérée de l’obsession prussienne, la France-Afrique n’a personne à redouter, ni rien à envier.2

S’il ne fusionne pas la « France » et l’« Afrique » en un mot unique, comme le faisait Jean Piot, Jacques Bardoux se déleste en revanche des guillemets et évoque « la France-Afrique » à trois reprises dans son article. Lequel, titré « La guerre contre France-Afrique », fustige les puissances concurrentes qui menacent la présence française au sud de la Méditerranée.

Beaucoup de responsables politiques et de journalistes suivent le même chemin, célébrant dans toutes les tribunes le « couple France-Afrique », la « famille France-Afrique », la « communauté France-Afrique », etc. Cette expression sert d’intitulé à diverses associations et séduit les responsables de l’École nationale d’administration (ENA), qui baptisent « France-Afrique » la promotion 1955-1957. D’autres, espérant intégrer les colonies africaines à la communauté européenne en cours de construction, mobilisent un autre néologisme hérité de l’entre-deux-guerres : l’Eurafrique3.

« COMME SI L’ON TENAIT À CE MOT NOUVEAU »

Face aux dangers multiples qui fragilisent les positions françaises aux quatre coins du monde, il s’agit de ne surtout pas « perdre l’Afrique ». Il faut l’arrimer solidement – mais discrètement – à la métropole. Tel est par exemple le programme développé par François Mitterrand, ministre à de nombreuses reprises sous la IVe République (notamment de la France d’Outre-Mer), dans son livre Présence française et abandon (Plon, 1957) :

Un pouvoir central fortement structuré à Paris, des États et territoires autonomes fédérés au sein d’une communauté égalitaire et fraternelle dont les frontières iront des plaines des Flandres aux forêts de l’équateur, telle est la perspective qu’il nous appartient de préciser et de proposer, car sans l’Afrique il n’y aura pas d’Histoire de France au XXIe siècle.4

La « Françafrique », en un seul mot, (ré)apparaît sous la plume de Paul-Henri Siriex dans son livre Une Nouvelle Afrique, également publié en 1957 chez Plon. Administrateur colonial, Siriex y fait notamment l’éloge de Félix Houphouët-Boigny. Pivot de la politique coloniale depuis son alliance avec François Mitterrand en 1950, l’Ivoirien est de tous les gouvernements français à partir de 19565.

Illustrant le ralliement d’Houphouët à une politique profrançaise, Siriex cite un extrait du discours que ce dernier a prononcé devant les instances dirigeantes de son parti, le Rassemblement démocratique africain (RDA), à Conakry, en juillet 1955 :

Notre vœu ardent est que toutes les familles spirituelles françaises comprennent que le Rassemblement démocratique africain est tourné vers l’ensemble du peuple français avec le désir de bâtir avec lui une communauté durable où les inévitables querelles de famille ne nuiront pas à la loyauté, à la confiance, ni à la volonté de vivre ensemble. Qui peut douter que l’expérience France-Afrique constitue le meilleur espoir de l’Union française ? Personne, je crois.6

Mais Siriex précise en incise que cette expérience apparaît, dans la version écrite du texte fourni par le RDA, en un seul mot : « Françafrique ». « Comme si l’on tenait à ce mot nouveau », ajoute-t-il (sans préciser cependant si le texte a été rédigé par Houphouët lui-même, ni si la version dont il dispose est le texte original ou une transcription postérieure).

La couverture du livre de Paul-Henri Siriex. DR

Siriex, en tout cas, y tient à ce « mot nouveau ». C’est ce que l’on constate dans un livre qu’il publiera deux décennies plus tard : Félix Houphouët-Boigny. L’homme de la paix (Seghers, 1975). Dans cette roborative hagiographie consacrée à celui qui est entre-temps devenu l’indéboulonnable président de la Côte d’Ivoire – tout en restant l’indéfectible allié de la France –, l’ancien administrateur colonial revient sur le discours de Conakry et reprend presque mot pour mot son analyse de 1957. Mais il donne plus de visibilité au néologisme, qu’il hisse en intertitre au statut de concept : « Le rêve ou le mythe de la “Françafrique” ».

LA LÉGENDE DEVIENT VÉRITÉ OFFICIELLE

Si un observateur aussi averti que Siriex insiste sur ce mot, c’est qu’il résume mieux que tout autre la relation singulière qu’entretiennent les élites dirigeantes françaises et africaines francophones, à l’image de celle que Félix Houphouët-Boigny a nouée avec François Mitterrand dans les années 1950, puis avec Jacques Foccart – conseiller Afrique du général de Gaulle – après l’octroi des indépendances encadrées en 1960. Grâce à cette « coopération » multiforme, personnelle et institutionnelle, l’ancienne métropole a pu maintenir dans ses anciennes colonies africaines de nombreux instruments d’influence et de puissance (monétaires, financiers, militaires, culturels, linguistiques, etc.)7.

Avant même la parution du livre de François-Xavier Verschave, le fameux néologisme réapparaît dans la presse française au milieu des années 1990. De plus en plus associé aux innombrables scandales qui jalonnent l’histoire postcoloniale de la France, depuis le déploiement de réseaux affairistes franco-africains jusqu’à la complicité française avec les génocidaires rwandais, le mot prend une connotation négative. C’est le cas notamment lors de la parution, début 1995, du livre d’entretien de Jacques Foccart avec le journaliste Philippe Gaillard (Foccart parle, tome 1, Fayard/Jeune Afrique, 1995). « Jacques Foccart fait revivre un passé que l’on dit révolu, réexplore une “Françafrique” qui, en dehors de sa mémoire, a disparu », commente alors le journaliste Stephen Smith dans Libération (16 février 1995).

Depuis lors, la Françafrique fait l’objet d’une série de légendes : Houphouët en serait le concepteur ; Foccart en serait le grand architecte ; l’édifice aurait disparu avec eux (le premier est mort en 1993, le second en 1997). Et, naturellement, les relations franco-africaines, jadis sulfureuses, seraient depuis « normalisées ». Depuis la fin de la guerre froide, la Françafrique serait donc morte et enterrée : telle est la légende, érigée en vérité officielle, que ressassent depuis un quart de siècle la plupart des dirigeants et des commentateurs français – sans prendre la peine de définir un terme qu’ils vouent aux gémonies, ni d’en explorer la généalogie.

« ALORS, ÇA EXISTE OU ÇA N’EXISTE PAS, LA FRANÇAFRIQUE ? »

Le refrain de la « fin de la Françafrique » est colporté sur toutes les tribunes et sur tous les plateaux télévisés depuis des années. C’est ce que l’on peut constater une nouvelle fois dans l’émission diffusée sur LCP sous le titre « La France est-elle en train de perdre l’Afrique ? » (8 décembre 2022).

© LCP

« La Françafrique n’est plus là ! » affirme d’entrée de jeu le présentateur, Émile Malet, pour remettre à sa place Calixthe Beyala, seule intervenante tentant de faire entendre une voix discordante (par ailleurs seule Africaine et seule femme sur le plateau). La parole est donc prestement cédée à un invité mieux disposé : l’ancien ambassadeur Georges Serre (passé par la RDC, le Cameroun et la Côte d’Ivoire).

Georges Serre, désormais conseiller Afrique du groupe CMACGM, entonne immédiatement la légende officielle : « La Françafrique, c’est un concept qui avait été inventé il y a maintenant plus de cinquante ans par Félix Houphouët-Boigny. C’est une image [qui s’inscrit] dans un temps précis. Alors aujourd’hui c’est utilisé par un certain nombre d’ONG, par des partis politiques… C’est une image : on voit ce que ça veut dire… C’est un peu comme la girafe (sic)  : on voit ce que c’est, mais c’est très difficile à décrire aujourd’hui. »

Venant à la rescousse de l’ambassadeur, qui s’embourbe dans ses explications, le présentateur reprend les commandes : « Alors ça existe ou ça n’existe pas, Nicolas Baverez, la Françafrique ? » Ce dernier, éditorialiste au Figaro (propriété du groupe Dassault), qui a notamment publié le 9 octobre 2022 une tribune intitulée « Ne perdons pas l’Afrique ! », prend vaillamment le relais : « Je pense que c’est aujourd’hui largement un mythe. Mais ce qui est intéressant c’est de voir pourquoi le mythe aujourd’hui est utilisé. » Pourquoi donc ? Parce que les puissances concurrentes de la France en Afrique « utilisent le mythe de la Françafrique pour le retourner contre la France. C’est ce qui s’est passé au Mali, c’est ce qui s’est passé au Burkina Faso ». Un complot, donc, dont les Russes, les Chinois et autres Turcs seraient les acteurs et dont les Africains ne seraient que les instruments.

Émile Malet compte également sur le journaliste Antoine Glaser. Coauteur d’un livre intitulé Comment la France a perdu l’Afrique (2005), celui-ci a aussi publié un ouvrage qui entend décrire l’émergence de l’AfricaFrance (2014), un système où les dirigeants africains, jadis dominés, seraient devenus les « maîtres du jeu ». Le mot Françafrique est « anachronique », confirme-t-il donc sur le plateau de LCP : il ne s’agit plus d’une question d’actualité mais d’un « problème d’histoire ». Reste que la France, qui a cru que sa rente coloniale lui bénéficierait « ad vitam aeternam » et qui « n’a pas vu l’Afrique se mondialiser », aurait intérêt à solder son passif (néo)colonial. « On paye aujourd’hui ce refus ! » regrette-t-il.

« MAIS ON N’A PAS FAIT PIRE QUE LE COMMONWEALTH ! »

Après quelques considérations sur ce thème, Émile Malet sort de ses gonds : « Mais on n’a pas fait pire que le Commonwealth ! » Il se tourne donc de nouveau vers Nicolas Baverez, qu’il devine opposé comme lui à cette « repentance inextinguible, jusqu’à la fin des temps ». Le ressentiment historique des Africains est « paradoxal », confirme en effet l’éditorialiste du Figaro« parce que les puissances coloniales aujourd’hui en Afrique, c’est la Chine, c’est la Russie, ce n’est plus la France ! » Et le même d’enchaîner, sans transition, en énumérant les supposés bienfaits que la France a légués à l’Afrique, à commencer par la « langue française » et le « franc CFA ». Autant d’« instruments qui sont très utiles », juge-t-il. On peut certes « laisser l’Afrique aux Africains, au sens où ce n’est évidemment pas à la France d’aller choisir les dirigeants ou d’intervenir, ajoute l’éditorialiste quelques minutes plus tard. Mais, en revanche, on ne peut pas perdre l’Afrique – et on ne peut pas laisser des puissances comme la Chine, la Russie ou la Turquie… »

Ainsi lancée, l’émission explore donc les meilleurs moyens pour la France de ne pas « perdre l’Afrique » (et d’« aider les Africains »). Ce qui amènera à la conclusion suivante, formulée par l’un des invités, l’amiral Édouard Guillaud (ancien chef d’état-major particulier de Jacques Chirac) : « Si on considère, et je crois que c’est le cas autour de cette table, que le continent majeur du XXIIe siècle sera l’Afrique et que, nous, nous sommes plutôt sur une pente descendante, eh bien allions-nous ! Ne laissons pas passer le train… »

THOMAS DELTOMBE

Éditeur et essayiste. Il est l’un des auteurs du livre Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (La… (suite)

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