Guerre des chiffres et chiffres de guerre

Entre janvier 1964 et janvier 1965, le nombre mensuel d’incidents (embuscades, tirs de harcèlement, mines, etc.) contre les unités américaines et celles de l’ARVN (Armée de la République du Viêt Nam) passe de 1 600 à 2 000, le nombre d’ennemis tués d’environ 1 250 à 2 150 et le nombre d’armes du Viêt Cong saisies double (1). De mai 2009 à mai 2010, les TIC (2) en Afghanistan augmentent de 80 %. Entre mars et juin 2010, 121 chefs insurgés sont éliminés par les forces spéciales. Enfin, entre septembre 2008 et mars 2010, des sondages effectués auprès des populations locales indiquent que le taux de satisfaction concernant la sécurité dans leur village passe de 35 % à 43 % (3).

C’est principalement à partir d’indicateurs chiffrés comme ceux-ci que l’évolution de ces deux opérations a été ou est encore évaluée. En effet, il ne paraît plus pertinent de les suivre comme des conflits interétatiques classiques où les lignes de front caractérisent l’avancée ou le repli des parties. Dans ces campagnes de contre-­insurrection où le front est multidirectionnel, protéiforme et évanescent, il n’existe plus de marqueurs géographiques et temporels déterminants comme la Libération de Paris ou la jonction américano-­soviétique sur l’Elbe. D’autres indicateurs, plus nombreux et plus divers pour coller à cet autre visage de la guerre, sont censés permettre d’appréhender leur évolution. Aujourd’hui, les metrics, pour reprendre l’anglicisme, ne sont plus seulement des aides utilisées par tous les niveaux décisionnels, ils sont devenus de véritables armes politiques qui se heurtent malgré tout à la nature immuable de cette activité humaine.

Mener une guerre par les chiffres

Chaque culture stratégique, définie comme « l’ensemble d’attitudes et de croyances professées au sein d’un appareil militaire à propos de l’objectif politique de la guerre et de la méthode […] la plus efficace pour l’atteindre (4) », ne s’édifie pas uniquement à partir de références militaires. Employés à l’origine dans la gestion des entreprises, les indicateurs de performance caractérisent aujourd’hui la manière de faire la guerre de l’armée américaine qui a pleinement intégré la culture managériale civile. Si l’appropriation de ces indicateurs et leur généralisation ne sont pas imputables à un seul homme, le secrétaire à la Défense ­Robert McNamara y est pour beaucoup. Étudiant et enseignant en management à l’Harvard Business School puis président de la Ford Motor Compagny, ­McNamara est appelé au gouvernement en janvier 1961. Il y reste jusqu’en février 1968. Durant la Seconde Guerre mondiale, McNamara sert dans un service, l’Army Air Forces Office of Statistical Control, chargé d’analyser et d’améliorer l’efficacité des raids aériens, en particulier ceux des bombardiers lourds B-29 Superfortress employés face au Japon. Accédant au secrétariat à la Défense, il ne fait qu’amplifier le recours à ces méthodes de recherche opérationnelle, en particulier pour la gestion de l’effort américain au Vietnam. Avec à leur tête « la machine IBM avec des doigts », les armées américaines sont traversées par une frénétique révolution managériale.

Persuadés que l’attrition des combattants du Viêt Cong permet de parvenir aux objectifs stratégiques, les commandants américains prêtent beaucoup d’attention aux décomptes des pertes ennemies ou body count. Ces derniers sont pourtant peu fiables tant l’évaluation des tirs d’artillerie et des bombardements aériens est approximative. Le passage d’opérations search-and-destroy sous le général Westmorland à celles clear-and-hold sous le général ­Abrams modifie peu cette approche cinétique et comptable. La mise en place d’une embryonnaire pacification en tache d’huile entraîne une sensible diversification des indicateurs retenus, le système de relevés se complexifiant : temps passé pour chaque type de mission, taux de sécurisation des voies fluviales, etc. À partir de janvier 1967, le Hamlet Evaluation System (HES) collecte tous les mois des données sur 2 300 villages et 13 000 hameaux. S’il permet de connaître le nombre de télévisions par habitant, il ne permet pas d’anticiper l’offensive du Têt lancée en janvier 1968. ­Douglas ­Kinnard (5) a analysé cette guerre en s’appuyant sur les avis de généraux y ayant commandé. Si l’utilité des indicateurs n’est pas remise en cause, les questionnés estiment que le suivi de l’attrition et de la pacification ne permet par de déterminer les progrès réalisés pour atteindre les buts de guerre. Ces indicateurs demeurent utiles pour le management même s’ils développent le micro-management qui facilite le contrôle et l’évaluation des performances des subordonnées. Critiqué, leur emploi s’est ensuite amplifié puis systématisé avec la révolution numérique.

Étancher par les chiffes sa soif de connaissances

À partir du Vietnam, les indicateurs ne sont plus seulement employés pour le cycle d’adaptation d’une organisation apprenante comme les forces armées. S’ils irriguent dorénavant de plus en plus le processus de prise de décisions, leur diffusion n’est plus seulement destinée aux décideurs politiques ou militaires. En effet, depuis janvier 1965, et encore plus aujourd’hui, ils sont diffusés afin d’informer directement l’opinion publique, et indirectement, de justifier la conduite des opérations menées au loin. L’audit en continu des opérations en cours serait le gage d’une bonne allocation des ressources humaines et financières. Alors que la stratégie américaine pour l’Afghanistan et le Pakistan est réévaluée en 2009, le président ­Obama exige l’élaboration d’une liste d’indicateurs, une de plus, permettant de mesurer l’efficacité des efforts entrepris. Le Government Accountability Office (GAO) publie déjà des rapports en s’appuyant sur des indicateurs, tout comme les états-majors de théâtre, capables de connaître le nombre de sanitaires par pénitenciers pour savoir si la ligne d’opérations Gouvernance progresse… Grâce à une cinquantaine d’indicateurs (6), ­Obama espère ne plus signer de chèque en blanc en dépensant sans retour stratégique sur investissements. D’ailleurs, pour les républicains, cette liste est un préalable pour qu’ils approuvent les moyens supplémentaires réclamés par l’exécutif démocrate. Sa rédaction est débattue au Congrès, sortant du cadre de la simple consultation entre experts. Ces indicateurs sont bien devenus des objets politiques.

De plus, nombre d’entre eux ne sont plus réservés aux cercles restreints et confidentiels et font l’objet d’une diffusion large et ouverte lors de conférences de presse reprises par les journalistes et immédiatement disponibles sur Internet (7). Cet effort de communication s’inscrit dans la bataille des narrations nécessaire à l’obtention d’un succès, aujourd’hui souvent relatif. C’est dans la perception et le soutien des populations aux parties en présence qu’il est possible d’évaluer les progrès ou les échecs d’une campagne de contre-insurrection. Que cela soit auprès de l’opinion locale, nationale ou internationale, son récit doit l’emporter sur celui de l’Autre. Les succès et leur légitimation se fondent donc, en partie, sur ces bases de données qui servent à bâtir et illustrer les descriptions de la situation. Ces indicateurs, en particulier ceux qui portent sur l’évolution de tendances, sont donc de véritables outils d’influence et de communication stratégique. Ainsi, pour conjurer la détérioration d’une situation, certains n’hésitent pas à proposer : « change the metrics or lose the war ». Certains indicateurs, simple agrégation de données locales, sont aujourd’hui par leur finalité et leur portée des outils stratégiques au sein de l’appareil politique et militaire américain. Le choix d’indicateurs parmi de nombreux facteurs, le refus ou la volonté de les communiquer appartiennent au panel des actions possibles de la manœuvre des metrics. Cette dernière doit de plus être prise en compte par les partenaires de la coalition, bien souvent élèves et adeptes des méthodes américaines.

De nouveaux chiffres pour les conflits actuels

Les récents conflits ne font pas mentir ­Clausewitz lorsqu’il compare la guerre à un caméléon changeant à chaque cas concret. Pour mieux rendre compte des évolutions, les indicateurs ont été adaptés aux conditions actuelles, plus que nouvelles, des opérations. La domination successive de diverses écoles stratégiques entraîne une constante évolution d’indicateurs et un empilement disparate de systèmes de mesures, rencontre permanente du neuf et de l’ancien. La dégradation de la situation en Irak a été le déclencheur mettant en ébullition le système américain de réflexion stratégique. L’exhumation de modèles historiques et leur actualisation ont a consacré de nouvelles pratiques opérationnelles. Parallèlement, des cultural metrics, social metrics, partnering metrics et autres apparaissent, coïncidant avec une contre-insurrection dite culturelle, la nécessité de connaître l’environnement opérationnel, l’envoi de sociologues ou d’anthropologues sur le terrain, etc. Souhaitant formaliser les procédés, le Center for Army Lessons Learned (CALL) publie pour le niveau tactique un roboratif aide-mémoire consacré aux tableaux à double entrée, matrices et autres listes (8). Mettre à jour ces outils demande sans nul doute des moyens et du temps, denrées précieuses en opérations. Par l’emploi exigé et exigeant de ces indicateurs, le monde de la pensée militaire se déconnecte un peu plus de celui de l’action, donnant raison à l’assertion pleine de bon sens d’un lieutenant-colonel des Marines : « Au niveau du combattant sur le terrain, la COIN n’est pas une discussion théorique. »

Le spécialiste australien de la contre-insurrection, ­David ­Kilcullen, s’est aussi penché sur ces indicateurs (9). S’il n’y est pas opposé, une fois qu’ils sont bien définis, il met en garde contre la tendance à les prendre pour des finalités et non pour des aides imparfaites qui permettent de constater plus que de prévoir. Ainsi, le pourcentage d’axes routiers sécurisés donne une idée de la liberté d’action de la force, mais n’indique pas les moyens pharaoniques engagés pour une mission importante mais néanmoins relative. De même, l’actuel système d’évaluation de l’Armée Nationale Afghane (ANA) est symptomatique des faiblesses intrinsèques liées à l’usage immodéré des metrics. Un récent rapport du Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR), organisme gouvernemental d’audit, relève que les capacités de l’ANA sont globalement surévaluées. Le système de notation, à remplir mensuellement par les mentors occidentaux, ne permet pas d’apprécier l’efficacité opérationnelle réelle des unités. En effet, l’autonomisation et la valeur combative ne sont que partiellement prises en compte. Des moral metrics seraient-ils nécessaires ? Enfants d’une culture techniciste pensée uniquement comme positive et mis sous la pression d’un micromanagement omniprésent, les militaires sont portés à concentrer leurs efforts sur l’évolution de ces indicateurs, méthode au mieux indirecte, au pire partielle, afin d’atteindre l’effet recherché. Par esprit de corps, mimétisme girardien, carriérisme, l’impartialité des relevés est sans doute parfois immolée sur l’autel de la vérité, ces indicateurs facilitant des comparaisons à même de déterminer les succès ou les échecs relatifs des individus.

Et si c’était une fausse bonne idée ?

Si l’actuelle grammaire de la guerre n’est pas celle d’hier, sa nature reste inchangée en étant toujours « cet acte violent destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Clausewitz continue en indiquant que « l’activité guerrière a trois particularités qui rendent une doctrine positive impossible : les forces morales et leurs effets, l’action réciproque et l’incertitude ». Pour saisir une guerre dans sa globalité, des critères ne peuvent donc être ignorés mais ne peuvent non plus être quantifiés. Ainsi, les indicateurs se marient imparfaitement avec chacune de ces « trois particularités », mettant à mal le postulat de départ conduisant à leur emploi. Par une focalisation restrictive et une saturation cognitive, ces indicateurs participent surtout au syndrome actuel de « l’illusion de la compréhension (10) ». Après la chute de Saigon, un colonel américain s’entretient avec un officier nord-vietnamien. « Vous ne nous avez jamais battus sur le champ de bataille ! ». Son interlocuteur de répondre : « C’est possible. Mais ce n’est pas la question (11) ». Aujourd’hui, tous les voyants pourraient être verts, il n’est pas dit que le terme de « succès » se concrétise autre part que dans la case « résultat final » d’un tableur.

Article paru dans DSI n°62, septembre 2010

Notes:

(1) Jack Anderson, Washington expose, Public Affairs Press, Washington,1967, p. 295.

(2) Troops in Contact : catégorisation militaire d’un contact visuel, armé ou physique entre les troupes de la coalition et des insurgés.

(3) COMISAF Campaign Overview, PowerPoint présenté par le général Stanley McChrystal en juin 2010.

(4) Bruno Colson « Culture stratégique », in Thierry de Montbrial et Jean Klein, Dictionnaire de stratégie, PUF, Paris, 2001, p. 52.

Auteur : Florent de Saint Victor

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