Algérie / Moines de Tibhirine, mes compatriotes, reposez en paix !

Nul ne peut imaginer mon bonheur que les moines de Tibhirine soient béatifiés dans ma ville d’Oran, gardée par ses vaillants et braves lions de la place d’armes. Dans aucun autre lieu ils n’auraient été aussi bienvenus comme ils le furent à Oran pour cet hommage. Car ils n’auraient trouvé un cœur aussi immense de reconnaissance à leur égard pour les accueillir fraternellement, le mien, resté toujours présent là-bas. L’enthousiasme de l’auteur est débordant, pour l’humilité, il se reprendra après l’émotion. 

Maurice Audin a bien eu son nom gravé sur l’une des places les plus emblématiques d’Alger. Les moines de Tibhirine ont tout autant la légitimité de rejoindre la terre d’Algérie pour l’éternité puisqu’ils sont « nés poussière et s’en sont allés poussière » comme dit la Bible, elle enrichira donc la belle terre pour laquelle ils ont dédié leur vie jusqu’à en mourir. 

Ernest Renan, dans son célèbre essai de 1884, «Qu’est-ce qu’une nation?», la définit comme une «communauté de destins». Une célèbre phrase qui restera à jamais dans l’esprit de ceux qui définissent la fraternité comme autre chose qu’une secte, une doctrine fermée. 

Ernest Renan écrira également cette phrase magnifique qui nous ramène à mon sujet : « Je me résume, Messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister ». 

Car cette histoire des moines nous rappelle qu’une nation n’est pas une question de naissance, de couleur de peau, de langue ou de religion. Et certainement pas de formulaire S12. Je n’ai cessé de rédiger dans la presse algérienne que les juifs d’Algérie, par exemple, ont une place dans notre histoire et dans la définition de la communauté algérienne. 

Je n’ai cessé de me battre pour faire admettre que la nation n’était pas une langue mais ce qu’elle véhiculait comme fraternité, histoire et intelligence. Je suis francophone, et alors ? Qui peut m’enlever cette racine que personne n’attribue par le droit mais par l’histoire d’une vie humaine. Les moines de Tibhirine sont chez eux et j’en ai les larmes aux yeux que ce soit Oran qui les accueille pour les honorer de leur vie mise au service des autres. 

Comme les images sont lointaines, durant toute cette semaine, j’avais cru que la photo la plus médiatisée serait la cathédrale d’Oran, lieu de résidence de l’évêque. Il en fut autrement, c’est bien la photo de Santa Cruz qui est à l’honneur car c’est elle qui surplombe la ville comme pour nous montrer sa hauteur de point de vue historique. J’en suis absolument ravi car ce n’est pas neutre de signification instinctive. Elle monte la garde et protège contre tous les fléaux depuis des siècles. Hélas, elle n’a rien pu faire contre celui de la bêtise, séculaire, car elle ne s’occupe que des consciences, pas des armes. 

Ces moines, je ne les connais pas et n’en ai entendu parler qu’à un moment douloureux qui est celui de leur disparition. Mais je voudrais leur rendre un immense hommage car j’ai une dette envers eux, tout à fait indirectement. Voici l’histoire de cette reconnaissance indirecte à leur égard. 

Tous les dimanches soirs, lorsque le ciel nous envahissait de sa nostalgie pour nous prévenir que c’était fini, nous prenions le car de la SOTAC pour nous en retourner vers un internat, l’école Saint Augustin de Bouisseville. Située dans la corniche oranaise, elle était nichée sur le chemin qui débute une lente montée vers le sommet d’une colline. Lorsque nous arrivions à Mers El-Kébir, c’était l’assurance que nous étions à mi-parcours de notre périple. Il n’y avait pas de smartphones ni de GPS à cette époque des années 60. 

C’est que ce vieux car Saviem pétaradait bruyamment et avait du mal à caracoler, trop essoufflé sur la route tortueuse, entre un flanc de colline et une tombée à pic sur la mer. Elle ne cessait de nous rappeler son exigence en sacrifices. Bien des cars et autres véhicules ont été précipités dans les rochers pour payer un tribut à la beauté des lieux. 

Alors nous arrivions devant cette porte du collège qui n’allait plus s’ouvrir qu’au moment de notre sortie de mi-semaine, soit à la plage, soit à la montagne, selon l’humeur du curé en charge de notre excursion le jeudi, puisqu’à cette époque ce jour était celui de la pause. 

« C’est un enfer, une prison ! » disaient certains, souvent ceux qui n’ont pas bénéficié de l’instruction de ceux qu’on appelait à cette époque les « Pères blancs ». Pour moi, jamais décision n’a été aussi salutaire pour pouvoir construire ma vie dans la liberté de conscience, le discernement et le niveau minimal d’instruction pour affronter les grands défis lorsque viendrait un âge plus mûr. 

Je rassure immédiatement ceux qui sont plus aptes à monter sur leurs grands chevaux et crier au scandale qui bafouerait les valeurs ancestrales de notre pays. Les institutions religieuses catholiques en Algérie n’étaient plus le lieu d’un prosélytisme depuis bien longtemps, dès la fin du dix-neuvième siècle. Les élèves musulmans n’étaient absolument pas intégrés dans les moments confessionnels de la journée. Quant au contrôle par les autorités, il était assuré par un inspecteur d’académie de la ville d’Oran. 

Nous étions regroupés au fond des salles et devions tout simplement écouter en silence, sans aucune participation. Tous les parents algériens qui y envoyèrent leurs enfants, souvent avec un gros effort financier, n’avaient qu’une phrase dans la bouche « Ils sont sévères, tu auras toutes les chances de réussir dans ton instruction scolaire ! ». 

Cette phrase serait aujourd’hui rejetée par tous les pédagogues des Universités comme une hérésie. 

C’est qu’il ne faut jamais faire d’anachronisme, l’éducation est toujours à juger en fonction de l’époque. Je peux vous garantir que j’ai été le plus chanceux des jeunes algériens à cette époque. 

Les moines de Tibhirine ont voué leur existence à la fraternité des algériens qui vivaient avec eux. Ils ont ma reconnaissance éternelle comme l’ont eu ceux qui ont été à l’origine de mon instruction et de mon épanouissement. 

Mais, très paradoxalement, ils ont fait de moi un athée. Ils ont échoué ? Oh que non car ils m’ont appris les bases de la construction d’une autonomie de pensée et du discernement. Ils ont été mes meilleurs professeurs. Ce n’est pas incompatible, absolument pas, car ce que j’ai retenu de leur éducation sont les valeurs que les religions ont mis en avant depuis des siècles. Ce sont les paraboles de leurs histoires sur la Bible, le soir pendant la veillée qui précède le coucher au dortoir (toujours à l’arrière pour les enfants musulmans). 

Nous avons appris à discerner ce qu’est une parabole d’une réalité historique et scientifique. Ce n’est hélas pas le cas de millions de gens qui pensent détenir la vérité de la religion. Avant que je m’aperçoive avec horreur, sur Internet, de sa disparition pour laisser place à des habitations, il y avait dans un champ, en face du portail, un magnifique cerisier qui blanchissait d’un éclat extraordinaire au printemps. J’ai appris que la religion de cette terre qui fut la mienne interdisait la crémation. C’était pourtant à cet endroit, en bas de l’amandier, entre montagne et mer, que j’aurais voulu qu’on dispersât mes cendres car c’est la marque de mon éternelle reconnaissance pour l’éducation scolaire qui m’avait été offerte en cet endroit. 

C’est donc à travers vous, moines de Tibherine, que j’écris ces mots, 55 ans ans plus tard, pour ceux qui avaient la même passion de l’être humain que vous, même si vous n’étiez pas dans une démarche identique. Et puisque vous croyez à une autre vie, là-haut, partez en paix et soyez assurés que votre vie sur terre a été la marque de votre honneur d’êtres humains au service de leurs prochains. 

Je ne vais pas faire un cours de théologie aux lecteurs non avertis, ce serait le comble, mais pour moi, ces moines valent plus qu’une béatification. Je sais que la procédure peut durer des décennies, voire des siècles, mais dans mon ressentiment personnel, ils ont déjà atteint le niveau de la canonisation. 

Reposez en paix et merci. Pardon pour les criminels mais vous leur avez déjà pardonné car tout le sens de votre vie est de trouver de l’humanité en tout être humain, y compris en allant la chercher au plus profond de la barbarie. 

Sid Lakhdar Boumédiene, Enseignant.                                             Le Quotidien d’Oran 13.12.2018

Voir aussi : La messe de béatification au sanctuaire Notre Dame de Santa Cruz d’Oran.  

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *