Algérie / M. Bouchakour, économiste : «Les organisations et les associations patronales sont ce que les décideurs du pays veulent bien qu’elles soient»

Mohamed BOUCHAKOUR

Analysant le rôle des organisations et des associations patronales en Algérie, l’économiste Mohamed Bouchakour parle dans cet entretien d’«amalgame» entre les deux. Pour lui, certaines ont le statut d’association, mais délaissent leur rôle pour se substituer à des syndicats, tandis que les syndicats n’assument pas leur mission comme ils le devraient. Il fera également remarquer que le patronat est loin de représenter une force économique et sociale. Mais il se limite à défendre le partage politiquement consensuel de la rente.

Les organisations et les associsations patronales jouent-elles réellement leur rôle sur le terrain ?

Vous soulevez là une question très importante, mais sur laquelle on peut dire tout et son contraire. Il faut au préalable se demander si les entités que vous mentionnez sont réellement ce qu’elles prétendent être, si elles sont en mesure de jouer leur rôle, et surtout en quoi consiste ce rôle.

Comme toutes les entités de la société civile, les associations et les organisations patronales sont ce que les décideurs du pays veulent bien qu’elles soient et jouent le rôle que ces mêmes décideurs veulent bien leur faire ou les laisser jouer. Mais pour répondre plus précisément à votre question, je commencerais par essayer de clarifier les choses.

Il y a une grande confusion qui règne entre organisation patronale et association patronale. La première est un syndicat qui a donc pour mission de défendre les intérêts matériels et moraux de ses adhérents, la seconde est un espace de rencontres, d’échanges, de partage, de concertation, de veille collective autour des questions professionnelles propres à un secteur, branche ou filière dans l’optique de son auto-encadrement et de sa promotion. Ces deux types d’entités se rejoignent et se complètent, mais il ne saurait y avoir d’amalgame.

Or, chez nous, nous pataugeons dans les amalgames. Certaines ont le statut d’association mais délaissent leur rôle pour se substituer à des syndicats, tandis que les syndicats, qui sont pourtant plus nombreux, n’assument pas leur mission comme ils le devraient.

Pouvez-vous être plus explicite sur ce dernier point ?

Le patronat algérien est encore embryonnaire. Sur le plan numérique, il est très faible. Notre tissu d’entreprises est encore très peu dense. Il est constitué à plus de 90% de très petites entreprises familiales. Notre ratio d’entreprises pour 1000 habitants est plus de 20 fois inférieure à la moyenne des pays développés.

Sur le plan qualitatif, la proportion de nos entreprises «personne morale» qui sont engagées dans des activités productives, c’est-à-dire dans la création de richesses, ne dépasse pas les 30% de cette catégorie d’entreprises.

Et parmi elles, celles qui se rapprochent des standards technologiques et managériaux de rang mondial, ne sont tout au plus et en étant généreux que quelques dizaines. Voilà à grands traits l’état des lieux de l’entrepreneuriat en Algérie aujourd’hui.

Le patronat ne représente pas une force économique et sociale, encore moins les organisations et associations dans lesquelles une infime minorité de sa composante est structurée.

Avant de considérer l’état des organisations et associations patronales, il faut prendre conscience de l’extrême faiblesse quantitative et qualitative de l’entrepreneuriat dans notre pays. Je passe sur la qualité des adhésions à ces entités en termes de taux de recouvrement des cotisations et de régularité des activités purement organiques.

Cette situation de marasme est un peu celle de la quasi-totalité des organisations et associations propres à la société civile.

En ce qui concerne le patronat, quelle implication cela a-t-il sur le dialogue social ?

J’ai eu l’occasion de m’exprimer sur le dialogue social en mai à deux reprises. Pour l’essentiel, retenons que le dialogue social a un objet et une méthode. Mon opinion porte donc sur deux points.

D’une part, les pseudo dialogues surmédiatisés, des types des tripartites pratiqués jusque-là, ont fait leur temps. Ces manifestations ne sont que la partie visible et théâtralisée d’activités de lobbies occultes, dont on ne voit au grand jour que les résultats hideux sur la scène économique nationale.

C’est un semblant de dialogue, où les partenaires sociaux jouent des coudes pour s’agglutiner à la source du canal principal de distribution de la rente.

Quand l’Etat a lancé un appel pour bancariser la masse monétaire, il n’y a pas eu grand monde pour se bousculer au portillon. D’autre part, et si on se réfère aux pratiques en vigueur sur l’objet du dialogue dans le monde, on constate deux grandes postures.

La première est celle des pays en développement, qui se sont englués et se complaisent dans une posture post-coloniale éternelle. Ici, le dialogue social se donne pour objet le partage politiquement consensuel des fruits de l’indépendance même un demi-siècle après y avoir accédé.

Ces fruits se résument en des rentes de toutes sortes, dont le sort naturel est de se rétrécir face à des besoins en expansion constante.

Par contre, dans les pays développés, et certains pays émergents et néo-émergents dont on commence à entendre parler, l’objet du dialogue social accorde une place plus importante à la création de richesse et à une certaine équité dans son partage. Là, la référence au dialogue social est un euphémisme qui cède la place à des négociations sociales pures et dures.

En résumé, il y a là une double rupture à opérer pour sortir du dialogue alibi qui sert de cache-sexe à la rapine, et aller vers un dialogue authentique autour de l’émergence de ce pays.

Samira Imadalou / El Watan 17.12.2018

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