L’Amérique latine, ses intellectuels éclairés et ses sauvages

Par Jorge Majfud

Angel Rama rappelle quelque chose d’essentiel pour toute approche anthropologique: les répressions font immanquablement partie de la culture, quelle qu’elle soit (transculturation). Pour des raisons historiques, elles ont joué un rôle fondamental, voire déterminant, en Amérique latine.

D’une violence guerrière et morale née du complexe de supériorité caractéristique de la culture européenne, la Conquista s’est opérée dans le rejet public et systématique de tout ce qui avait trait aux Amérindiens par la classe créole, laquelle dominait les nouvelles républiques au 19e siècle. Autre implant de la culture européenne des Lumières, le romantisme a constitué, en littérature, un moyen intellectuel de légitimer la consolidation des nouvelles républiques, en quête désespérée d’identités définies.

Depuis le romantisme du Río de la Plata, dans la première moitié du 19e siècle, jusqu’à celui qui s’est développé dans la seconde moitié du siècle dans la région andine, il s’est agi d’une nouvelle superposition culturelle plus que d’une transculturation ou d’une récupération de la culture vernaculaire populaire. Selon Angel Rama, « quelle que soit la valeur qu’on accorde à l’œuvre de Ricardo Palma, réhabilité par Mariátegui lui-même et devenu l’un des chantres du demos liménien, en 1872 la ‘tradition péruvienne’ constitue indéniablement une solution esthétique épigonale qui se nourrit encore de la littérature romantique espagnole, si ce n’est des maîtres du Siècle d’or ».

Des discordes surgissent régulièrement, accompagnées de la répression d’une des parties par l’autre: de la société orale majoritaire, d’une culture populaire ignorée ou méprisée à défaut d’être annihilée, par la « cité lettrée », la classe aisée et sa culture éclairée.

Cette tendance ne s’atténue pas avant la moitié du 20e siècle. Les revendications se cristallisent alors autour de cultures et de races dépréciées jusque-là. Hernán Cortés, Domingo F. Sarmiento et l’indigénisme illustrent bien ces trois périodes. Angel Rama a observé que les Indiens apparaissaient en tant que sujet dans quatre contextes littéraires, à savoir: 1. la littérature missionnaire de l’époque de la Conquista; 2. la littérature critique de la bourgeoisie marchande de la période révolutionnaire; 3. la littérature romantique, qui se lamente de son extermination; 4. « en plein 20e siècle, sous la forme d’une revendication présentée par un nouveau secteur social issu de la classe moyenne inférieure blanche ou métisse. Inutile de souligner qu’à aucun moment la parole n’a été donnée aux Indiens: d’autres se sont toujours chargés de parler en leur nom ».

Les lecteurs de ce type de littérature non plus ne se trouvaient pas parmi le peuple illetré, ce qui constituait une barrière entre les classes sociales et allait préserver pendant des siècles les caractéristiques et les valeurs les plus radicales possibles. Même lorsqu’ils avaient pour sujet les Indiens, les textes étaient un produit de consommation destinés aux classes cultivées. Angel Rama cite en exemple le Memorial de Las CasasSiripo de AlbardenTabaré de Zorrilla de San Martín et Huasipungo de Jorge Icaza. Pourtant, le fait que la classe éclairée ignorait doublement la classe populaire (en tant que producteur et en tant que consommateur) ne signifie pas que celle-ci avait disparu.

José Carlos Mariátegui lui-même pensait que tout ce qui subsistait du Tawantinsuyuse résumait aux Indiens en tant qu’êtres biologiques, et que sa civilisation avait disparu.

Par ailleurs – phénomène du 20e siècle –, les revendications et l’ascension des classes non éclairées se sont traduites dans des formulations qui inversaient les valeurs dominantes et en devenaient devenaient difficiles à interpréter. Selon Angel Rama, les nouvelles interprétations du passé comprenaient l’imposition « d’un nouveau mythe, défini dans le titre du fameux livre L’Empire socialiste des Inka (Louis Baudin, 1928), qui allait devenir un lieu commun de la pensée politique. Celle-ci voyait en la subsistance du l’ayllule moyen de connecter instantanément les structures économiques archaïques avec les plus modernes en un clignement d’yeux traversant les millénaires ».

L’humanisme européen a valorisé la culture populaire en Europe et revendiqué l’universalité de l’égalité et de la liberté des hommes, malgré leur déformation par les sociétés verticales, composées de castes ou de classes, et régies par le prestige de l’autorité. On peut penser que le même processus a provoqué, dans l’Amérique latine du 20e siècle, une réaction contre les classes dominantes, qui s’est manifestée notamment à travers l’idéologie contestataire du socialisme.

Au 19e siècle, le libéralisme a été prolongé « naturellement » par une pensée plus radicale, qui allait ensuite être considérée comme son contraire: le marxisme. Bien que reposant sur une formulation complexe qui ne la rendait pleinement accessible qu’aux nouveaux intellectuels, cette philosophie a pénétré les masses incultes du continent et en a reçu l’influence d’une tradition encore bien vivante, quoique ayant toujours évolué dans l’ombre de la culture éclairée, principalement européiste. Ainsi, alors que les intellectuels se rapprochaient des classes défavorisées émergentes et rejetaient les classes oligarchiques traditionnelles, la culture populaire, orale et iconoclaste, disputait à l’ancienne culture lettrée le prestige du livre. L’intellectuel s’est popularisé, et le peuple s’est intellectualisé.

Il s’est donc produit en Amérique latine un phénomène apparemment contradictoire: les intellectuels engagés, des écrivains de gauche pour la plupart, ont développé un discours rationnel, le marxisme, au moment même où ils plongeaient dans un paradigme contradictoire: la revendication d’un monde mythique, d’un retour aux sources, plutôt que d’une évolution hégélienne; d’un mouvement circulaire, propre aux mythes, plutôt que de l’irréversible linéarité judéo-chrétienne; de la sagesse de la nature plutôt que de la vénération moderne de l’industrie; de l’émotion plutôt que du rationalisme; de l’esthétique et de la conception spirituelle du cosmos plutôt que de la déshumanisation calculatrice que nous subissons aujourd’hui non plus en tant que machines à produire, mais en tant que machines à consommer.


Source : Ilustrados y salvajes en América latina

Article original publié le 26/4/2010

Sur l’auteur

Chloé Meier et Fausto Giudice sont membres de Tlaxcala, le réseau international de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner l’auteur, la traductrice, l’éditeur et la source.

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