Chronique judiciaire. A-t-on le droit de critiquer ou de dénoncer une décision de justice ?

03.01.2019

Dans un communiqué  publié le 17 juillet 2016  , le syndicat national des magistrats a dénoncé  » la campagne médiatique  menée par certaines parties à travers des déclarations irresponsables et fallacieuses contre le pouvoir judiciaire et les magistrats à la lumière des affaires déférées devant la justice. ».Ce syndicat  déclare en  outre «  se réserver le droit de recourir à tous les moyens légaux comme celui de se constituer partie civile pour répliquer et défendre l’ensemble des membres de l’institution judiciaire ».En réaction à ce communiqué , des voix se sont élevées pour  y voir  une atteinte au droit d’expression et d’opinion garanti par la loi fondamentale.

Ainsi  maître Farouk Ksentinien sa qualité d’avocat et président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits a considéré que la critique d’un jugement est un droit constitutionnel tant que cette décision n’a pas acquis l’autorité de la chose jugée c’est à dire tant qu’elle n’est pas définitive.Quant au ministre de la communication  il a émis une opinion en sens contraire  puisqu’il a jugé que «  Le droit, la déontologie et l’éthique veulent qu’on ne commente pas une décision de justice ». Qu’en est-il exactement ?

Il s’agit en fait de la problématique du droit à la critique des décisions de justice c’est à dire des décisions rendues pars les différentes juridictions  de l’ordre judiciaire et administratif. La justice étant un pouvoir,il est certain que ses décisions doivent être respectées. Mais il faudrait ici distinguer entre  le commentaire d’une décision de justice  qui n’est absolument pas interdit et le fait de jeter un discrédit  sur cette même décision qui lui est répréhensible.Aussi les  parties qui se sont exprimées  à la suite du communiqué du syndicat des magistrats qui fustige  les commentaires négatifs de certains médias à l’encontre de jugements rendus dans  certaines  affaires qui ont défrayé la chronique notamment l’affaire de la cessions des actifs du groupe de presse El khabar jugée par un tribunal administratif ou la condamnation d’un blogueur  pour diffamation ont  en même temps raison et tort.

Comme c’est le cas dans plusieurs législations et encore plus en Algérie depuis l’amendement constitutionnel qui renforce le droit d’expression et d’opinion, Il n’est absolument pas interdit de commenter une décision de justice. Il serait pour le moins absurde d’interdire le commentaire d’une décision de justice  dès lors que la technique  du commentaire judiciaire est une matière enseignée dans les facultés de droit et est l’une des pratiques quotidiennes de l’avocat qui tout au long de sa carrière excelle dans cette pratique par le biais des divers recours portés devant une juridiction supérieure  tendant à la critique et la remise en cause  du bien fondé d’une   décision rendue par les  premiers juges ( opposition,appel,pourvoi en cassation,pourvoi en révision…). Des revues spécialisées publiées par les hautes juridictions algériennes  notamment la revue de la Cour suprême  publient périodiquement des articles commentant certaines décisions judiciaires.

Mais alors dira-t-on pourquoi cette réaction brutale du syndicat des  magistrats ? En  menaçant de poursuites pénales ceux qui critiqueraient les décisions des juges, ce syndicat visait en fait l’application de l’article  147 -2  du  code pénal qui sanctionne « le fait de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance. » Ce qui est interdit  par ce texte  ce n’est pas le commentaire de la décision de justice  mais c’est le fait de jeter le discrédit dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance.

Aussi  quand je dis que le juge qui a rendu sa décision n’était pas compétent  au regard de la nature du litige , qu’il a mal jugé , qu’il a fait une fausse application ou interprétation de la loi ou  que les éléments de l’infraction en vertu de  laquelle le prévenu a été condamné n’étaient pas réunis , je n’encours aucune sanction. Par contre  l’article  147-2 sanctionnera celui qui accusera le juge qu a rendu la décision d’être corrompu ou que sa décision  est un abus de droit. Il y a lieu ici de faire le parallèle avec d’une part le délit prévu par le même article 147 dans son  alinéa 1 qui interdit «les actes, paroles ou écrits publics qui, tant qu’une affaire n’est pas irrévocablement jugée, ont pour objet de faire pression  sur les décisions des magistrats » et le délit d’outrage à magistrat de l’article 144 du même code  qui punit «, quiconque dans l’intention de porter atteinte à leur honneur, à leur délicatesse ou au respect dû à leur autorité, outrage dans  l’exercice de leurs fonctions ou à l’occasion de cet exercice, un magistrat, un fonctionnaire, un officier public, un commandant, ou un agent de la force publique, soit par paroles, gestes, menaces, envoi ou remise d’objet quelconque, soit par écrit ou dessin non rendu public ».

Pour les praticiens du droit notamment les avocats pénalistes, l’infraction d’interdiction de jeter le discrédit sur la justice doit, pour être établie  et réprimée, répondre à plusieurs éléments constitutifs que nous  reproduisons ci-dessous :

Jeter le discrédit sur la justice est une  infraction de publication.Pour que l’infraction soit constituée, il faudrait en premier lieu un acte de publication.Il faut entendre ici le terme «  publication » dans son acception la plus large, puisqu’il englobe non seulement la diffusion par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, mais aussi tout autre mode de publicité quel qu’en soit le support, et même en absence de tout support (parole ou geste).

En second lieu, il faut que le commentaire ou la critique soit de nature à jeter le discrédit sur la décision juridictionnelle.Les « décisions juridictionnelles » comprennent non seulement les décisions à caractère pénal, mais aussi celles à caractère civil.Mais quid des décisions gracieuses ? Il n’y a pas lieu de distinguer ici entre les décisions judiciaires en premier ressort et les décisions définitives car toute décision du juge une fois rendue relève de l’application du texte punissant le discrédit.

Très souvent les juges sont appelés à rendre des décisions tranchant des questions litigieuses sans la présence des parties et hors audience.Ces décisions quoique émanant du juge ne sont pas des décisions juridictionnelles au sens juridique du terme.Ce sont des décisions ou ordonnances gracieuses. Rentrent-elles dans la définition de l’article 147-2 du code pénal ? Nous le pensons car le législateur veut en vérité protéger non pas les décisions juridictionnelles en tant que telles mais selon les termes du texte de loi « l’autorité de la justice et son indépendance », ce qui englobe l’ensemble des décision émanant de cette institution y compris les décisions gracieuses.

Le discrédit se manifeste d’une part dans la critique malveillante ou agressive de la décision de justice, et d’autre part  dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance.L’exigence d’atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance implique l’intention chez l’auteur de l’infraction d’atteindre non le magistrat mais l’institution judiciaire en tant que telle.Aussi si l’article de presse ou le commentaire se borne à critiquer la décision de justice en l’absence de toute attaque contre l’institution judiciaire, il n’y a pas d’infraction  et la relaxe s’impose en cas de poursuites pénales. C’est sur cette base que les avocats aguerris concentrent leur argumentaire pour demander la relaxe du prévenu.

La liberté de la presse étant un principe fondamental, l’interdiction de la critique des décisions de justice  n’est pas absolue.Aussi la jurisprudence autorise et ne sanctionne pas les critiques objectives n’ayant pas pour but le dénigrement.Bien que le législateur algérien n’en parle pas expressément, les commentaires techniques des décisions de justice et leur publication échappe comme nous l’avons  dit à toute sanction.

Pour que le délit soit constitué, il faudrait d’autre part prouver l’existence de l’élément intentionnel, c’est-à-dire rapporter la preuve que l’auteur de l’infraction a eu effectivement l’intention de porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance.

Par Maitre M. BRAHIMI, Avocat à la Cour

Source : Algerie-part

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