La transformation économique et sociale du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord

Par RABAH AREZKI  ET FARID BELHADJ

Huit ans pratiquement après les révoltes arabes, la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) se trouve à un tournant. Tandis que le «Printemps arabe» et l’effondrement continu des cours du brut appelaient à une transformation économique et sociale urgente, les réformes et la cohésion sociale indispensables pour enclencher cette évolution sont loin d’avoir été pleinement réalisées.

Les économies de la région MENA doivent passer rapidement à l’action si elles veulent changer la donne pour les jeunes. Certes, l’incertitude découlant des révolutions arabes et l’affaissement prolongé des prix pétroliers ont pénalisé la croissance et aggravé les déséquilibres budgétaires, obligeant les gouvernements à privilégier les mesures de court terme au détriment d’initiatives tablant sur le temps long.

Il fallait évidemment parer aux problèmes urgents et affronter les innombrables difficultés. La baisse des cours du pétrole, qui s’est traduite par une diminution des apports de capitaux, des transferts de fonds et des aides financières provenant des pays de la région exportateurs d’hydrocarbures, a également touché les pays importateurs, effaçant les bénéfices d’un allégement de la facture pétrolière.

Les politiques macroéconomiques adoptées, dont notamment des ajustements budgétaires et monétaires, ont permis à certains pays de rétablir les équilibres internes et externes (notamment ceux qui s’étaient constitué une réserve pendant la période faste). Mais s’il a profité aux pays exportateurs de pétrole, le redressement récent des cours a pénalisé les pays non producteurs.

Les crises déclenchées par les révoltes arabes ont débouché sur une incapacité quasi générale à mettre en œuvre des réformes «structurelles» de long terme, indispensables pour passer d’économies peu ouvertes et dominées par l’Etat à des économies modernes, converties aux technologies et conscientes de l’impact salutaire de la concurrence et de l’entreprise privée.

Les réformes structurelles ont été au cœur des discussions, mais sans provoquer un véritable engagement collectif à passer à l’acte. Les pays de la région MENA ne peuvent pas faire l’économie de réformes structurelles. Les obstacles auxquels se heurtent les entreprises qui veulent pénétrer ces marchés sont l’une des grandes raisons expliquant l’atonie économique persistante et la faiblesse de la création d’emplois dans la région.

Pratiquement partout (dans les pays importateurs comme dans les pays exportateurs de pétrole), les structures de marché sont plus ou moins impénétrables, ce qui empêche des millions de jeunes gens désireux de rejoindre le marché formel du travail de décrocher des emplois correctement rémunérés. Dans la plupart des pays de la région MENA, quasiment toutes les grandes entreprises (banques comprises) sont détenues par l’Etat et les dispositifs susceptibles de promouvoir la concurrence et la lutte contre les monopoles sont encore embryonnaires.

Les barrières à l’entrée (ou le manque de «contestabilité» dans le jargon économique) expliquent aussi pourquoi la plupart des individus travaillent dans le secteur informel, pour de faibles salaires et sans protection sociale. Face aux aspirations grandissantes d’une jeunesse de plus en plus éduquée et nombreuse, il n’y a pas lieu de pavoiser. Les pays de la région MENA doivent engager un train cohérent de réformes et veiller à ce qu’elles recueillent l’adhésion des citoyens et, en particulier, des jeunes.

S’ils veulent consolider leurs économies et poser les jalons d’un nouveau marché de l’emploi concurrentiel à l’international, ils doivent actionner deux leviers : la promotion d’une nouvelle économie numérique et le développement du secteur privé. Cela passe par la réduction de la taille des entreprises de services publics et autres entités d’Etat, qui pèsent lourdement sur les caisses publiques et évincent les opérateurs privés en accaparant inefficacement la main-d’œuvre et le crédit.

Pour favoriser l’avènement de l’économie numérique, les gouvernements de la région MENA doivent consentir des efforts inédits, à l’instar de la conquête spatiale des années 60’, afin de surmonter les obstacles que sont la qualité médiocre du haut débit, le prix excessif des connexions à l’internet et la quasi-inexistence de systèmes de paiement dématérialisés et mobiles. Ces biens publics numériques sont aussi vitaux pour cette nouvelle économie que les entreprises classiques de services publics (comme les centrales électriques) pour l’économie traditionnelle. Ce manque de connectivité résulte souvent de législations asphyxiantes ou dépassées, ou encore de la pression exercée par les opérateurs historiques qui ont les moyens de repousser les nouveaux venus.

L’émancipation économique des jeunes passe par une amélioration de l’accès à l’internet et des moyens de paiements dématérialisés, car ils pourront ainsi sortir d’un usage jusqu’ici limité aux réseaux sociaux et, grâce aux plateformes numériques, créer des entreprises et trouver de nouveaux clients en ligne. Une connectivité accrue permettra également d’étendre la couverture et l’efficacité des services d’éducation et de santé, y compris dans les régions les plus mal loties en la matière.

Si elles veulent promouvoir le développement du secteur privé, les autorités de la région MENA doivent s’employer à démanteler les barrières d’entrée dans les services publics et autres secteurs qui restent le pré-carré des entreprises d’Etat. Une autorité de la concurrence doit être garante, de manière crédible et indépendante, de cette «contestabilité». Les gouvernements doivent également renforcer la gouvernance (institutionnelle) de ces organisations afin de favoriser, entre autres, l’indépendance des dirigeants et la responsabilité et l’efficacité des entreprises.

Parmi les économies en transition, la région est, pour l’essentiel, la dernière où les entreprises publiques dominent une grande partie de l’activité tout en étant très éloignées de la frontière technologique et où elles obèrent les capacités financières de l’Etat (notamment lorsqu’il faut faire jouer les mécanismes de garantie publique). Pour effectuer le saut technologique attendu et utiliser au mieux des ressources qui s’amenuisent, les gouvernements doivent mobiliser les acteurs privés, à travers notamment des partenariats public-privé impliquant des entreprises d’Etat à l’efficacité et au sens des responsabilités renforcés.

L’évolution de la multinationale italienne ENEL, producteur et distributeur d’électricité et de gaz, est instructive à cet égard : une fois la libéralisation du secteur effective en Italie, ENEL a su effectuer sa mue, se débarrassant de ses attributs traditionnels pour devenir le «Google de l’énergie» et investissant massivement dans les outils de production et l’automatisation des services. Les entreprises de services publics de la région MENA doivent devenir des plateformes numériques et comprendre que les données (et leur analyse) sont le nouvel or noir.

Surtout, les gouvernements doivent se rapprocher de la population pour obtenir l’indispensable soutien aux réformes structurelles, sous-tendues par des efforts renouvelés en matière de diffusion des connaissances et de protection sociale. Cette nouvelle stratégie passe par une plus grande ouverture des données, qui permettra aux experts de réaliser des travaux de recherche pour informer les citoyens. Le renforcement des capacités d’analyse des gouvernements, à travers notamment une collaboration plus étroite avec les universités, atténuera par ailleurs l’aversion fréquente des autorités pour les réformes.

La fixation de normes plus strictes sur le recueil des données et l’ouverture de débats sur les enjeux économiques viendront étayer la prise de décisions et l’identification précise des risques politiques, permettant par là même aux gouvernements de faire avancer les réformes. Du côté des citoyens, cette transformation de l’économie implique une prise de risque accrue.

Pour favoriser cela, l’Etat-providence doit être repensé de fond en comble et ses prestations sociales étendues à tous – dans le secteur formel comme dans le secteur informel. L’amélioration du système de protection sociale permettra de réduire en amont les incertitudes que les réformes font peser sur les individus en matière de répartition, ce qui facilitera ainsi leur mise en œuvre.

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