Tchad : une nouvelle République sans Etat de droit ?

Le 10 mai 2018 a eu lieu à Ndjamena la cérémonie de prestation de serment des ministres nouvellement désignés par le président Idriss Deby pour faire partie du premier gouvernement de la IVème République. Innovation de la toute nouvelle constitution adoptée à la sauvette le 30 avril par les seuls députés de la majorité présidentielle, cette prestation de serment « suivant une formule confessionnelle » a vu se jouer, en présence de nombreux médias et de la communauté diplomatique au grand complet, une scène navrante et scandaleuse. Au moment de prêter serment, deux femmes ministres, de religion chrétienne, refusent de se conformer à la formule qui venait d’être boutiquée la veille par le Président et par trois leaders de confessions religieuses du pays et qui impose de jurer « Au nom d’Allah le tout puissant ». Rappelées à l’ordre et rabaissées à plusieurs reprises par un président de la Cour suprême, les deux ministres qui souhaitaient simplement jurer « au nom de Dieu tout puissant » sont éconduites et licenciées sur le champ. L’une est immédiatement remplacée à son poste par le chef d’état-major du président qui se trouvait là, l’autre conservera finalement son poste à l’issue d’une seconde prestation de serment à l’occasion de laquelle la formule « au nom de Dieu tout puissant » est finalement acceptée. Humainement choquant et politiquement dévastateur dans un pays multiconfessionnel comme le Tchad, cet épisode filmé et mis en ligne circule largement sur les réseaux sociaux. Il est le signe révélateur d’un régime vieillissant, sans vision d’avenir et qui tente de bricoler maladroitement un système institutionnel pouvant garantir sa survie. Le 4 mai dernier a en effet été promulguée une nouvelle constitution qui donne au Chef de l’État des pouvoirs exorbitants, met à mal la séparation des pouvoirs, et supprime tout réel contrepouvoir. L’entreprise de destruction de l’État de droit qui est à l’œuvre à Ndjamena depuis fin 2016 pousse le pays vers la thrombose administrative et creuse dangereusement le fossé entre ses populations. La communauté internationale, dont le silence désespère l’opposition tchadienne et commence à irriter sérieusement les citoyens tchadiens les plus pacifiques, ne pourra se contenter d’observer encore bien longtemps et devra dire si elle estime qu’un monarque tout puissant à Ndjamena constitue son meilleur atout pour stabiliser le Sahel.

2014 – 2018 : des années noires

Depuis 2014, la République du Tchad est entrée dans une période particulièrement difficile de son histoire, chaque année qui passe infligeant à sa population un nouveau lot d’épreuves et de déconvenues. Après l’adoption le 30 avril 2018 d’une nouvelle Constitution très controversée et l’entrée chaotique dans la « IVème République », c’est le pacte social sur lequel reposent depuis cinquante ans les bases de la République et de la vie commune des Tchadiens qui sont en péril. En ce début d’année 2018, le pays semble à reconstruire entièrement.

  1. Après une décennie de désillusion pétrolière, 2014 a été l’année de l’effondrement économique et de l’assèchement budgétaire, le début d’un cycle inédit d’appauvrissement de l’État tchadien et de ses citoyens. Autant dû à la chute brutale et continue des cours du pétrole qu’à l’incurie de la gestion du surplus pétrolier par le pouvoir en place, cette situation catastrophique débouche aujourd’hui sur un endettement public insupportable et un important déficit budgétaire qui ne permettent ni d’assurer un fonctionnement normal de l’administration, ni de financer la pérennité des services publics de base. L’ultime conséquence de cette dégringolade économique et financière est une paupérisation croissante et continue de la population tchadienne des villes et des campagnes.
  2. L’année 2015 a quant à elle été marquée par des attaques terroristes d’envergure au cœur de la capitale tchadienne et par une déstabilisation durable des régions du Lac et du Kanem. Ces événements ont contraint le pouvoir tchadien, jusque-là miraculeusement épargné par le terrorisme islamiste, à engager l’essentiel de ses forces de sécurité et de ses moyens financiers dans la lutte contre le djihadisme et contre ses effets économiques et sociaux dévastateurs : augmentation du nombre des déplacés internes, migrations accrues et incontrôlées vers la capitale, bouleversement des circuits économiques et commerciaux dans les régions de l’ouest, aggravation des tensions religieuses, etc. La réaction inflexible et violente du pouvoir après les attentats de Ndjamena – rétablissement de la peine de mort et exécution immédiate des présumés coupables, adoption d’une loi anti-terroriste restreignant les libertés publiques, aggravation de la répression contre les mouvements sociaux et les manifestations politiques – a renforcé le caractère autoritaire et brutal du régime mis en place par Idriss Deby il y a près de trente ans et accru le nombre de ses détracteurs dans le pays.
  3. Le report sine die des élections législatives et l’organisation d’un scrutin présidentiel très contesté en avril 2016 sont venus ajouter une crise politique et de légitimité à une situation économique et sécuritaire déjà extrêmement dégradée. L’annonce le 10 avril 2016 par le Conseil constitutionnel d’une réélection confortable du Président Deby, au 1er tour de scrutin (59,9 %), a surpris les observateurs politiques et choqué les citoyens tchadiens qui assistaient, depuis plus d’une année, à une montée de la contestation populaire et à l’affirmation de mouvements d’opposition de plus en plus visibles et résolus contre le pouvoir en place. La publication par les candidats de l’opposition, au lendemain de l’élection, des chiffres émanant des procès-verbaux collectés par leurs partisans dans neuf régions les plus peuplées du pays, a renforcé l’incompréhension vis-à-vis du résultat officiel. En effet, pour être mathématiquement crédible, l’élection du sortant au premier tour exigeait que tous les électeurs inscrits dans toutes les régions du Nord aient voté unanimement en faveur du candidat Deby. Or, dans ces régions comme dans celles du Sud, se présentaient des personnalités locales dont certaines bénéficiaient d’une bonne implantation dans leur fief et qui, toutes, pouvaient au minimum compter sur le puissant réflexe du vote communautaire qui est une des caractéristiques des scrutins tchadiens. Le moins que l’on puisse dire est que les résultats publiés par la CENI et confirmés par le Conseil constitutionnel ne reflètent ni implantation locale ni reflexe ethnique dans ces régions. Ainsi, le candidat du PLD, M. Ahmad Al-Habo, s’est-il vu crédité de 3,24 % des voix dans sa région d’origine du Ouaddaï, ce qui ressemble plus à une tentative d’humiliation politique qu’au résultat objectif d’une élection dans une province historiquement rebelle et dont chacun sait qu’elle n’a jamais affiché un franc soutien à Idriss Deby, surtout depuis la « disparition » en février 2008 d’Ibni Oumar Saleh, leader de l’opposition et secrétaire général du PLD. Finalement, l’impression d’avoir été l’objet d’un hold-up électoral s’est largement répandue dans le pays, alimentée par une communication assez efficace des candidats de l’opposition qui, forts des 32,20 % des voix officiellement obtenues, ont engagé un procès en illégitimité contre le président Deby. Seule la peur que les forces de sécurité inspirent depuis bien longtemps à la population tchadienne explique le peu de manifestations publiques et de troubles enregistrés après le scrutin dans l’ensemble du pays. En fait, le profond malaise ressenti après l’élection prendra la forme d’une intense grogne sociale l’année suivante.
  4. L’adoption du budget 2017 et la mise œuvre des seize mesures d’austérité, annoncées par le gouvernement en septembre 2016, ont déclenché dès le début de 2017 des luttes sociales qui vont affecter la vie du pays pendant toute l’année et même au début de 2018. Grèves, menaces de grève, négociations et trêves syndicales, appels à des marches contre l’austérité vont se succéder tant dans le secteur public que privé, entraînant un quasi blocage des services publics de l’enseignement, de la santé et de la justice ainsi que des perturbations importantes dans certains secteurs de l’économie comme celui des transports. Peu enclin à la négociation et sans marge de manœuvre financière, le gouvernement a répondu par une politique répressive et tenté de surfer sur les résultats encourageants de la Table ronde des bailleurs de fonds du Tchad tenue à Paris du 6 au 8 septembre 2017. Toutefois, l’absence de mesures concrètes en faveur des couches sociales touchées par la crise et le peu de perspectives d’une reprise économique à court terme ne lui ont pas permis de mettre un terme aux mouvements sociaux ni d’apaiser les tensions.
  5. Apparemment ébranlé par les résultats de l’élection présidentielle et incapable, pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, de briser le front uni de l’opposition, Idriss Deby, contre toute attente, engage le combat sur le terrain institutionnel en mettant en place un Haut comité pour les réformes institutionnelles (HCRI) qui entame ses travaux en février 2017. Boycottés par l’opposition et la société civile « indépendante », ces travaux s’éternisent en 2017, pour déboucher en mars 2018 sur la convocation d’un Forum national de validation, dont les militants du parti présidentiel et les représentants de la chefferie traditionnelle semblent composer l’écrasante majorité des membres et que l’opposition a décidé de boycotter. En quelques jours et sans grands débats, l’essentiel des réformes est approuvé, notamment le projet de nouvelle Constitution que le Président décide de faire adopter par les députés de l’Assemblée nationale, dont le mandat a expiré depuis 2015 mais qui l’ont eux-mêmes prolongé par la loi constitutionnelle n° 11/PR/2015 du 12 mars 2015. Finalement, par un vote en date du 30 avril 2018, 132 députés tchadiens à la légitimité pour le moins « dévaluée » ont adopté un nouveau texte constitutionnel qui vient remplacer une Constitution approuvée par deux référendums populaires tenus les 31 mars 1996 et 6 juin 2005.
  6. Loin de résoudre les difficultés économiques, sociales et politiques qui se sont accumulées au cours des années précédentes, l’entrée du Tchad dans la IVème République vient ajouter une grave crise institutionnelle aux crises préexistantes. Au lieu de répondre aux défis sécuritaires et économiques du pays par une politique mesurée et raisonnable d’apaisement et d’unification des Tchadiens autour de quelques axes consensuels et mobilisateurs, tels que la nécessaire réorientation de l’économie et l’amélioration de la gouvernance, la recherche d’un consensus politique autour d’une amélioration du processus électoral, le président Deby a choisi de se lancer dans une opération mal maîtrisée de réformes institutionnelles dont l’objectif unique et non avoué semble être de lui garantir une présidence prorogée et toute puissante.

Bricolage constitutionnel

  1. Annoncée comme un texte destiné à corriger les errements du passé et à résoudre les disfonctionnements de l’État apparus au cours des dernières décennies, y compris celles pendant lesquelles le président Idriss Deby a exercé le pouvoir – centralisation excessive de l’appareil d’État, violations répétées des droits humains et des libertés fondamentales, corruption généralisée de l’administration et des responsables politiques, gestion patrimoniale et tribaliste des affaires publiques, inflation d’institutions et d’organismes publics coûteux et inefficaces –, la version définitive de la nouvelle Constitution se présente plutôt à l’analyse comme un document dépareillé et souvent obscur, sans véritable ossature juridique ni rationalité politique qui met en place un système institutionnel déséquilibré dont on ne voit pas comment il pourrait garantir un fonctionnement harmonieux de l’État et encore moins un renforcement de la démocratie et de l’État de droit.
  2. Sans revenir sur son mode d’adoption, qui s’apparente à une véritable dénégation des règles et principes du droit public, force est de reconnaître que le manque de cohérence juridique de la nouvelle constitution fait craindre des disfonctionnements futurs bien plus graves que ceux que l’on prétendait vouloir éviter. Le « régime présidentiel intégral » que la majorité présidentielle dit vouloir mettre en place présente en effet des incongruités qui augurent mal de l’avenir et sont annonciatrices de potentielles dérives despotiques ou monarchiques.
  3. Dans leur volonté de rompre avec le « système semi présidentiel » à la française instauré par la Constitution de 1996, et d’effacer à la fois la dualité de l’exécutif et toute référence au système parlementaire, les constitutionnalistes tchadiens se sont empressés de supprimer le poste de Premier ministre ainsi que tout contrôle effectif du gouvernement par l’Assemblée nationale. Mais, portés par un esprit courtisan et obsédés par le souci de renforcer à tout prix la toute-puissance présidentielle, ils se sont bien gardés d’emprunter au « régime présidentiel intégral » à l’américaine ses contre-pouvoirs et sa stricte application du principe de séparation des pouvoirs. Au lieu d’équilibrer les prérogatives du Président de la république, seul détenteur du pouvoir exécutif, chef de l’administration et des forces armées (art. 84 et 93), par la garantie d’une véritable indépendance du pouvoir judiciaire et par la protection des intérêts du législateur, nos Pères fondateurs tchadiens ont, contre toute logique, conservé au Président de la république son droit de dissoudre l’Assemblée nationale, de légiférer par ordonnances et de soumettre au référendum les projets de son choix. Ils ont même renforcé son pouvoir de choisir et nommer les juges de la Cour suprême, et ont de surcroît étendu les compétences de cette Cour à l’ensemble des contentieux, judiciaire, administratif, constitutionnel, électoral, budgétaire et financier, et même politique.
  4. Par ailleurs, convaincus que les bons sentiments font nécessairement de la bonne littérature constitutionnelle, les rédacteurs du projet, unanimement suivis par les députés de la majorité présidentielle, ont cru bon de s’en prendre au caractère laïc de la République en introduisant dans les pratiques constitutionnelles, politiques et administratives du pays, pour la première fois depuis son accession à l’indépendance, des références directes à la religion. Dans l’espoir d’éradiquer, par la magie du verbe, le poison de la corruption de la vie publique tchadienne, ils ont instauré par le biais des articles 55, 75, 105, 127 et 160, pour le Président de la république, les ministres, les membres de la Cour suprême et certaines catégories de personnalités publiques et agents de l’État, une obligation de « prêter serment selon la formule confessionnelle consacrée par la loi ». La nouvelle Assemblée nationale se voit donc chargée d’adopter une loi qui déterminera le public soumis à cette prestation de serment obligatoire ainsi que le contenu de la formule. Lors des débats préparatoires qui se sont tenus au sein du Haut Conseil pour les réformes institutionnelles, il est clairement apparu qu’il devrait y avoir trois options pour cette prestation de serment – « sur le Coran, la Bible ou suivant les rites traditionnels » –, ce qui devrait logiquement écarter de l’exercice des fonctions concernées les candidats affichant un « statut confessionnel » d’athée ou d’agnostique. Par ailleurs, la prestation de ce serment confessionnel apparaissant désormais comme une modalité substantielle de l’entrée en fonction de certains hauts fonctionnaires ou responsables politiques, le refus par un candidat de se placer sous l’une des trois religions mentionnées devrait conduire automatiquement à lui refuser l’accès à la fonction concernée, en contradiction totale avec le contenu des articles 1er, 14 et 33 du nouveau texte constitutionnel, qui garantissent « l’égalité devant la loi » et « l’égal accès aux emplois publics ». Cette pratique devrait en outre mener à un étiquetage confessionnel des candidats déclarés aux responsabilités publiques qui auront été retenues dans la loi. Dans un pays à la cohésion nationale déjà fragilisée par les conflits du passé et par les contrecoups de l’insurrection terroriste de Boko Haram et de la guerre civile centrafricaine, on peut craindre que cette entorse à la laïcité et à l’impartialité de l’État ne vienne gravement entamer « la détermination du Peuple tchadien à parvenir à l’édification d’une Nation », objectif pourtant officiellement affiché par les constituants dans le nouveau préambule.

Destruction de l’architecture institutionnelle de l’État de droit

  1. Ce bricolage constitutionnel, conjugué à une certaine ignorance de l’histoire nationale et comparée des institutions, a pour ultime conséquence la concentration de pouvoirs exorbitants entre les mains du seul Président de la république, mais aussi la destruction concomitante de tout ce qui pouvait constituer des embryons de contrepouvoirs ou des points d’ancrages favorables à une évolution plus démocratique du régime. L’invention d’une Cour suprême « fourre-tout » et vassalisée, dotée d’autant de chambres qu’il y a de contentieux et compétente dans tous les domaines du droit, ne peut convaincre personne. Il ne s’agit nullement d’appliquer une recette destinée à faire quelques économies marginales dans le fonctionnement de l’État, mais bien d’un retour aux pratiques des dictatures antérieures à 1990 et d’une volonté délibérée du pouvoir de se débarrasser d’institutions pouvant héberger des noyaux de dissidence juridique et intellectuelle, et à terme constituer des pôles de résistance démocratique opposés aux dérives arbitraires et liberticides du régime.
  2. Dans la liste des institutions qui disparaissent du texte constitutionnel figure la Cour des comptes, mise en place par la loi constitutionnelle n° 013/PR/2013 du 3 juillet 2013. Avec moins de quatre années d’existence, cette institution créée en application de deux directives de décembre 2011 de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) dans le cadre de sa politique d’harmonisation des règles budgétaires et de renforcement des capacités de gestion financière des États membres, n’a pas eu le temps de faire la preuve de son indépendance et de son efficacité dans la lutte contre la corruption. Mais, sa disparition en tant qu’institution sanctuarisée par la Constitution et son remplacement par une simple chambre, réduite à 11 membres, de la Cour suprême, est le signe que le pouvoir tchadien a résolument choisi « l’homme fort » plutôt que des « institutions fortes », qu’il a renoncé à combattre sérieusement la corruption, et accessoirement qu’il tient pour négligeables les engagements pris à l’égard de ses partenaires africains et internationaux.
  3. L’enterrement sans débats et sans état d’âme du Conseil constitutionnel (CC), institution essentielle du dispositif institutionnel né de la Constitution de 1996, est d’une toute autre ampleur, même si là encore la création d’une « chambre constitutionnelle » au sein de la Cour suprême entretient l’illusion que sa disparition ne modifiera guère les équilibres antérieurs. Rappelons que les articles 161 et suivants de l’ancienne Constitution faisaient du CC à la fois le juge de la constitutionnalité des lois, le responsable du contentieux des élections nationales, et l’organe régulateur du fonctionnement des institutions. C’est devant lui que le Président de la république prêtait serment. Même si pendant ses deux décennies d’existence le CC n’a pas réussi à marquer la vie politique et administrative du pays de son empreinte et ne s’est pas montré particulièrement audacieux dans ses décisions, notamment en matière de contentieux électoral, il faut rappeler que c’est après un long débat au sein des instances de la Conférence nationale souveraine de 1993 qu’il avait été décidé d’imposer un Conseil constitutionnel, à côté de la Cour suprême, pour « répondre à l’importance des enjeux de la construction de l’État de droit » dans le pays. Ces enjeux sont-ils désormais abandonnés ? Ou bien est-ce l’évolution que l’on voit s’opérer au sein de plusieurs Cours et Conseils constitutionnels de pays africains et leurs résolutions de mieux en mieux fondées en droit et politiquement de plus en plus courageuses qui ont inspiré la décision du pouvoir tchadien et de ses constituants d’euthanasier le Conseil. Même si la dernière décision du CC qui rejette le recours des 26 députés de l’opposition tchadienne demandant que le projet de nouvelle constitution soit soumis à un référendum populaire ne plaide pas en sa faveur, sa présence au sein du système institutionnel, l’émulation créée en son sein par les jurisprudences exemplaires des autres Juges constitutionnels africains, et l’existence d’une coopération active avec les grandes institutions comparables des pays du Nord, permettaient d’espérer une évolution encourageante de cette institution, notamment pour ceux des citoyens tchadiens qui n’ont pas renoncé à voir leur pays retrouver le chemin de la démocratie et de l’état de droit.

Décentralisation, rendez-vous dans vingt ans

  1. Conscient de l’attractivité de la revendication fédéraliste, particulièrement dans la partie sud du pays, le président Deby se l’était appropriée au cours de la campagne électorale de 2016, pour finalement souhaiter la création d’une « République fédérale du Tchad » au moment où il installait en octobre 2016 le Haut Conseil pour les réformes institutionnelles (HCRI). Devant l’hostilité de toutes les élites, politiques et traditionnelles des régions du Nord, la référence au fédéralisme a rapidement disparu des documents de travail du HCRI pour finalement laisser la place dans la nouvelle constitution à la bonne vieille formule d’un « État unitaire fortement décentralisé », déjà consacrée par la Conférence nationale souveraine de 1993 et par le référendum de 1996. Contrairement aux déclarations des caudataires du régime, on ne trouve donc rien de bien nouveau dans le texte fondateur de la IVème République, qui réaffirme dans son préambule, après quatre mandats présidentiels du même Idriss Deby, que la forme de l’État sera finalement « unitaire et fortement décentralisée ». Rappelons simplement qu’après l’adoption de la Constitution de 1996, il a fallu attendre février 2000 pour que soient définis les statuts des collectivités territoriales, décembre 2006 pour qu’une loi répartisse les compétences entre l’État et les collectivités, et février 2012 pour que soient organisées les premières élections municipales, d’ailleurs limitées à 46 communes sur 199. Depuis ces élections, les municipalités élues attendent toutes en vain d’avoir accès aux ressources financières auxquelles les textes leur donnent droit et sont dans l’incapacité de fonctionner décemment. En fait, pendant les vingt-deux années séparant les deux constitutions, Idriss Deby et ses multiples gouvernements n’ont jamais manifesté une réelle volonté de mener une authentique politique de décentralisation, de sorte qu’aujourd’hui les promesses faites par les promoteurs des réformes institutionnelles d’une « consolidation de la démocratie et d’un renforcement de l’efficacité de gestion des institutions de la République » apparaissent invraisemblables et mensongères.
  2. Les seules innovations apportées par la nouvelle constitution consistent finalement en un changement de vocabulaire, puisque les « collectivités décentralisées » deviennent des « collectivités autonomes », et dans la réduction de leur nombre, puisqu’elles ne sont plus que deux (provinces et communes) là où elles étaient quatre (régions, départements, communes et communautés rurales) dans l’ancienne Constitution. Dire que les 16 articles du Titre XIII posent les bases d’une nouvelle politique de décentralisation et clarifient le débat autour de l’organisation territoriale du pays serait mentir. En effet, après que l’article 2 de la constitution ait annoncé, de façon quelque peu obscure, que « la République du Tchad est organisée en circonscriptions administratives et en collectivités territoriales », comme s’il pouvait y avoir sur un même espace national cohabitation de deux types différents de gestion territoriale, on constate au fil des articles que tous les choix fondamentaux (nombre de provinces, partage des compétences, mode d’administration et de gestion, etc.) sont renvoyés au vote futur de lois nouvelles. Or la préparation et l’adoption de celles-ci vont nécessiter à nouveau de longues années de travail administratif et parlementaire, dans un pays où les ressources et les capacités en la matière sont anémiques.
  3. De plus, les articles 207 et 208 qui sont sensés fixer le cadre de la tutelle et des rapports entre l’État et les collectivités autonomes introduisent une confusion supplémentaire en confiant aux « gouverneurs de provinces, aux préfets des départements et administrateurs délégués auprès des communes » la responsabilité du contrôle de tutelle. L’organisation territoriale actuelle que le Président Deby s’est ingénié à modifier et à complexifier sans cesse au cours des deux dernières décennies comprend 23 régions, y compris celle de Ndjamena, 68 départements et 282 communes, les limites de ces dernières correspondant plus ou moins à celles des sous-préfectures. La logique aurait voulu que, la collectivité départementale étant supprimée, ce niveau de l’administration territoriale disparaisse également et que les sous-préfets subsistent afin d’exercer la tutelle sur les communes. Ce n’est apparemment pas la solution qui a été choisie par les constituants, sans pour autant qu’apparaisse clairement dans le texte le système qu’ils souhaitent mettre en œuvre. Globalement, le flou qui est entretenu tout au long du Titre XIII augure mal de la politique réelle qui sera menée en matière de gestion territoriale, le risque étant que le tout puissant Président de la république, issu des dispositions du nouveau texte constitutionnel, n’amplifie encore la gestion personnelle et aléatoire des territoires et des hommes qu’il a conduite aux cours de ses mandats précédents, et que les Tchadiens soient contraints de vivre vingt années supplémentaires sans voir les bienfaits d’une vraie décentralisation.

L’installation du chaos

  1. La gestion de la période de transition entre les deux constitutions et les deux républiques, telle que prévue par les textes et mise en œuvre dans la pratique gouvernementale, est à la fois juridiquement choquante et politiquement délétère. Le Titre XVII de la nouvelle constitution, apparemment bricolé à la hâte, établit une sorte de transition à la carte en fonction des institutions concernées et installe le pays dans une période d’incertitude juridique maximale, et d’une durée indéterminée, ce qui ne devrait ni rassurer les citoyens tchadiens ni plaire aux investisseurs étrangers que Ndjamena avait tenté de séduire en septembre dernier. Car qui peut dire à la lecture de ces quatre articles finaux à qui et quand s’appliquera la nouvelle constitution, dont l’article 232 stipule qu’elle entre pourtant en vigueur dès sa promulgation, c’est-à-dire à partir du 4 mai 2018.
  2. L’institution gouvernementale semble concernée par cette entrée en vigueur, puisque le Président a formé un nouveau gouvernement dès le 7 mai et que les Ministres ont prêté serment le 10 mai selon la nouvelle « formule confessionnelle » exigée par l’article 105. A contrario, le Président, quoique membre à part entière du gouvernement selon l’article 103 et astreint par l’article 75 à la « prestation de serment selon la formule confessionnelle », ne s’y est quant à lui pas soumis. En outre, il semble échapper à l’application immédiate de la constitution, puisqu’il bénéficie des dispositions transitoires du second alinéa de l’article 229, qui l’autorisent contre toute logique à exercer son mandat en cours jusqu’à son terme. Ainsi donc, la « volonté du Peuple » de voir changer de constitution et de République ne lui serait pas applicable, tout au moins pas avant le mois de mai 2021, date de la fin de son mandat. Pour ajouter à cet embrouillamini et confirmer le caractère exorbitant des pouvoirs et du rôle accordés par le texte constitutionnel au Président de la République, l’article 231 lui attribue pendant la période transitoire le droit de « légiférer par voie d’ordonnances, dans le cadre de la mise en œuvre des Actes du Forum National Inclusif », ce qui revient à lui confier le pouvoir législatif sans limite de temps et dans des matières aussi vastes qu’indéterminées, puisque ledit Forum a touché à tout et produit pas moins de 75 résolutions. Au pays de Toumaï, le Président élu sous l’empire de la Constitution de 1996, devenu Chef de l’État de la IVème République, échappe à l’application de la nouvelle constitution de 2018 tout en exerçant l’intégralité des pouvoirs que ce texte lui attribue.
  3. Les incidents survenus lors de la cérémonie officielle de prestation de serment du gouvernement le 10 mai 2018 à la suite du refus de deux femmes ministres de se conformer à la « formule confessionnelle » qu’il leur était demandé de prononcer, viennent illustrer l’incohérence du contenu de la nouvelle constitution et annoncer le début d’un glissement du pays vers le désordre juridique et le chaos administratif. Rappelons que le nouvel article 105 fait obligation aux ministres de prêter serment « suivant la formule confessionnelle consacrée par la loi » et qu’avant le 10 mai cette formule n’avait jamais été ni discutée ni adoptée par l’Assemblée nationale. Selon la déclaration faite par le Président de la Cour suprême en personne au cours de la cérémonie, elle avait simplement été « consacrée et retenue par les trois confessions religieuses ». Cette façon de procéder, qui heurte le principe de laïcité de l’Etat, est de plus contraire à la Constitution qui classe cette « matière » parmi celles qui relèvent exclusivement du domaine de la loi, en application de l’article 127. Finalement, ce n’est que le 24 mai que le Président, considérant sans doute qu’il s’agissait là d’une « mise en œuvre des Actes du Forum national inclusif » pour laquelle l’article 231 l’autorise à « légiférer par ordonnances », a signé l’ordonnance n° 13 qui définit la formule et le public auquel elle s’applique. Sitôt entrée en vigueur, la nouvelle constitution a donc déjà été piétinée par ses promoteurs sur une question particulièrement explosive dans le contexte multiconfessionnel du Tchad.
  4. Il y a fort à penser que ces scènes cho-quantes pour les convictions de très nombreux Tchadiens ne peuvent que contribuer à exacerber les tensions sociales et politiques qui traversent le pays ces dernières années. L’annonce par le Président de la république de l’organisation d’élections législatives avant la fin de 2018, dans le contexte institutionnel problématique créé par la nouvelle constitution, ne peut qu’accroître l’inquiétude. Force est de constater que les travaux du HCRI n’ont à aucun moment abordé sérieusement la question de l’amélioration du processus électoral et que le texte constitutionnel issu de ces travaux n’apporte aucun élément susceptible de résoudre les nombreuses difficultés qui ont surgi à l’occasion des dernières élections, notamment les présidentielles de 2016. Bien au contraire, le « présidentialisme intégral » que les constituants ont installé qui s’accompagne d’un effondrement inquiétant des pouvoirs de l’Assemblée nationale et d’une vassalisation du judiciaire, dégrade globalement l’État de droit et ne crée en aucune manière l’environnement juridique équilibré indispensable à la reconstruction d’un cadre légal et réglementaire des élections, acceptable par tous. Le refus de sanctuariser la Commission électorale nationale indépendante (CENI) dans le texte constitutionnel, la disparition du Conseil constitutionnel et la profonde déstabilisation de la Cour suprême qui en découle, sont des motifs supplémentaires de préoccupation.
  5. La communauté internationale, qui est restée sans réaction pendant les processus juridiquement contestables de l’élaboration et de l’adoption de la nouvelle constitution, et qui assiste impassible aux dérives autoritaires du régime, devrait s’alarmer au moment où le gouvernement tchadien s’engage dans les préparatifs d’une élection, avec l’intention évidente de faire appel au soutien financier des partenaires habituels du pays en matière d’appui aux élections (ONU, Union européenne, France, Etats-Unis). En effet, comment obtenir aujourd’hui un minimum de garanties pour que le processus électoral soit équitable et conduit selon des normes et des standards internationalement acceptés, alors que le Chef de l’État va à l’évidence disposer des pleins pouvoirs jusqu’à la date de ces élections ? On voit mal en effet quel rôle pourrait jouer l’Assemblée nationale pendant cette période, puisqu’elle souffre désormais de trois maux incurables : elle est hors mandat depuis plus de deux ans, elle ne dispose d’aucune réelle légitimité dans le cadre de la nouvelle Constitution, et elle est privée dans les faits de son pouvoir de légiférer. En outre, le processus de réformes institutionnelles, engagé unilatéralement par le pouvoir depuis la fin 2016 et le remplacement d’une Constitution incontestable par une nouvelle Loi fondamentale rejetée par l’opposition et par la société civile, a encore approfondi le fossé entre les deux camps et a réduit considérablement les chances de voir reprendre un vrai dialogue politique pourtant indispensable à la préparation d’élections crédibles. Cette situation peut certes satisfaire ceux qui, au sein de la communauté internationale, sont les admirateurs indulgents et intéressés du « Président-gendarme de l’Afrique » et qui, depuis longtemps, n’analysent plus la situation tchadienne qu’à travers le prisme sécuritaire. Elle devrait au contraire inquiéter ceux qui n’ont pas abandonné l’idée de voir le Tchad revenir un jour sur le chemin de la réconciliation, de la démocratie et du développement.

TÉLÉCHARGER AU FORMAT PDF

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *