Ce que nous enseigne l’expérience du soulèvement libyen

Ali Bensaad

La situation en Libye est sans cesse agitée comme un chiffon rouge pour dissuader la contestation qui s’est levée et rallumer la peur du chaos pour paralyser la population. De Sellal à Sidi Saïd en passant par Amara Benyounes, tous s’y sont mis.

Plus inquiétant, même le général Gaïd Salah leur a emboîté le pas dans son discours à Tamanrasset. Il fait ainsi descendre l’armée dans l’arène et prend le risque de la diviser. Tout cela fait craindre les pires manœuvres pour susciter le chaos par ceux-là mêmes qui en agitent le danger.

Ce que nous apprend la Libye, c’est que le chaos a été une stratégie construite par le pouvoir d’El Gueddafi pour pouvoir se maintenir, semant dans la société un feu de violence qui s’est propagé, après sa chute, en une série de déflagrations.

L’Algérie y a alors contribué en s’impliquant avec ce régime voisin pourtant hostile à ses intérêts mais qu’elle préférait à une possible contagion démocratique. Enfin, par ses choix d’alors et le désordre institutionnel récent qui a touché ses appareils étatiques et sécuritaires, l’Algérie a perdu la capacité de peser pour un processus de stabilisation de ce pays ou de se prémunir de ses contrecoups.

Ce que nous apprend la Libye, c’est que le chaos n’est pas venu de la contestation qui était pacifique, citoyenne et ordonnée. Cette contestation n’était pas un simple effet de contagion du soulèvement tunisien et elle n’avait pas attendu le déclenchement des «Printemps arabes».

Plusieurs mois avant, des manifestations pacifiques étaient organisées chaque semaine devant le palais de justice de Benghazi par le Collectif des familles des disparus de la prison d’Abou Slim et leurs avocats, sur le modèle des «Folles de la Place de Mai» à Buenos Aires ou celui des mères des disparus pendant la décennie noire en Algérie.

Les avocats, depuis le début des années 2000 et notamment depuis la levée de l’embargo, se sont organisés autour de revendications liées aux droits de l’homme et ont graduellement défié le régime. Lorsque la contestation éclate, ce sont eux qui la dirigent et elle se fait autour de revendications démocratiques. Les manifestants avaient choisi comme date symbolique le 17 février.

C’est la date anniversaire de la pendaison publique d’opposants par El Gueddafi et qui vient rappeler les pratiques barbares de ce régime qu’on feint aujourd’hui d’oublier (on recommande vivement la lecture des romans de Hisham Matar, fils d’un grand commis de l’Etat libyen mort en prison et qui, de façon romanesque, documentent la cruauté du régime). Les manifestants se soulevèrent sans jamais mentionner l’islam. Plus que cela, les islamistes étaient non seulement absents mais beaucoup d’entre eux s’opposèrent au soulèvement à ses débuts.

Les Frères musulmans mais aussi des djihadistes, étaient entrés depuis le milieu des années 2000 dans un processus de dialogue et d’entrisme avec le pouvoir qui les intègre dans une sorte de gouvernement parallèle, sous le couvert du think tank «La Libye demain».

Par ailleurs, El Gueddafi avait fortement encouragé le développement du courant salafiste «madkhali» pour contrer les djihadistes et les Frères musulmans. Tous ces courants islamistes ralliés au pouvoir virent dans la contestation qui se levait un risque de nuire à leur influence sur celui-ci. Les Madkhalistes émirent une fatwa menaçant les citoyens libyens tentés de rejoindre la contestation et beaucoup d’islamistes sont allés au contact des manifestants pour les dissuader.

C’est plus tard que le Qatar, par la voix du Cheikh El Karadaoui, appellera les islamistes à rejoindre la contestation. Après la Révolution, les islamistes seront mis en minorité à chaque élection. La Libye est le pays arabe où les islamistes ont le moins d’ancrage. La figure emblématique qui incarnait la contestation, l’avocat Fethi Terbil, opposé à l’islam politique, était un des avocats les plus en vue des islamistes ; à la tête d’une contestation née à Benghazi à l’Est, il était originaire de Misrata, à l’ouest. C’est dire que le mouvement ne portait en lui aucune des fractures qu’on verra apparaître après la Révolution. Le régime s’en chargera.

Qui ne se souvient pas en Algérie du discours d’El Gueddafi et son fameux «Zenga, Zenga» où il promet la mort à ses opposants qualifiés de «rats» et de «drogués» et de les poursuivre «maison par maison, rue par rue» («Zenga, Zenga»). Son fils Seif El Islam, comme aujourd’hui les membres de l’alliance présidentielle, brandit la menace de «rivières de sang».

C’est ce qui sera fait. Alors que les manifestations étaient pacifiques, El Gueddafi fera tirer sur les manifestants. Il y aura entre 600 et un millier de victimes alors que le régime lui-même en reconnaît 300. Mais isolé, El Gueddafi, pour diviser la contestation, va réveiller les vieux démons de la fragmentation en communautarisant la répression.

C’est ainsi, par exemple, que le régime mobilise contre la ville de Misrata les Beni Walid qui lui sont opposés par de vieux contentieux de même que pour les Ouercheffena contre Zaouia. Ce sont autant de bombes à retardement qui auront contribué à la résurgence des conflits intercommunautaires au lendemain de la chute d’El Gueddafi.

Il recrute à tour de bras des mercenaires tchadiens et soudanais parce que, sans attaches avec les populations locales, ils tirent sans scrupules (ce sont eux pour une part, devenus soldat perdus, qui sèment le désordre dans le sud du pays). Il a ainsi tout fait pour contraindre les manifestant à se défendre en s’armant et à militariser un conflit politique exprimé pacifiquement.

C’est ce qui va ouvrir un boulevard au tandem France-Qatar où la France bombarde et le Qatar, moins contraint par la légalité, va envoyer des troupes au sol qui vont récupérer les islamistes dont ils avaient défendu l’intégration auprès d’El Gueddafi, pour en faire des chefs de guerre financés et surarmés. C’est ainsi que les islamistes, notamment radicaux, minoritaires socialement et politiquement, vont s’emparer des structures de la transition et s’y enkyster pour la bloquer.

L’Algérie de Bouteflika aura beaucoup contribué à la radicalisation du conflit. Alors que les concertations se multipliaient notamment au sein de l’Union africaine pour trouver une issue concertée entre toutes les parties au conflit, l’Algérie a sabordé toute alternative de changement qui n’épargnait pas El Gueddafi et qui ne faisait pas de son maintien au pouvoir une condition alors même que tout indiquait à quel point sa personne cristallisait toutes les haines. Ne se suffisant pas de ses propres canaux, y compris occultes, l’Algérie a fait de l’Union africaine une machine de combat diplomatique au service d’El Gueddafi au travers notamment du commissaire à la paix et la sécurité qui a été le pivot de toutes les initiatives de l’UA pour la Libye et les a conduites en personne.

C’est ce qui a bloqué toute possibilité de solution africaine et légitimé l’intervention occidentale qui frappait aux portes. Mais selon les insurgés alors, l’Algérie aurait également apporté un soutien militaire à El Gueddafi. Soutien que les autorités ont démenti tout comme elles avaient violemment démenti l’accueil de la famille El Gueddafi pour finir par le reconnaître.

Il fallait que les Algériens aient été très loin dans leur soutien à El Gueddafi pour se sentir obligés d’accueillir sa famille alors que lui-même continuait ses batailles pour «brûler la Libye», comme il l’avait déclaré. En tout cas, les Libyens ont eu libre accès au marché informel algérien pour y éponger les véhicules 4X4 pour en faire des engins de guerre.

Pourquoi ce soutien qui ne servait pas l’Algérie et même lui nuisait, le pays ne pouvant avoir de voisin plus indésirable qu’un El Gueddafi et pas seulement pour ses réactions imprévisibles ? Faut-il rappeler l’instabilité générée par son instrumentalisation des révoltes touareg ou sa remise en cause de l’intégrité territoriale algérienne avec son projet d’Etat saharien dont il revendiquait la paternité et qui incluait le Sahara algérien, l’hébergement et l’armement d’islamistes algériens, les multiples incursions armées en Algérie et même une invasion armée de son territoire en 1997, sans compter son exploitation irrationnelle et unilatérale des ressources transfrontalières (hydrocarbures et eaux fossiles) menaçant les intérêts algériens et tunisiens et faisant de la frontière algéro-libyenne une source d’instabilité permanente.

C’est le désir de survivre à la vague de contestation dans le monde arabe qui conduit le régime de Bouteflika à «amnésier» la dangerosité d’El Gueddafi. Cette même peur de la contagion contestatrice avait déjà conduit le régime de Bouteflika à soutenir jusqu’à la fin Ben Ali et à être le dernier à prendre acte du changement de régime. L’argument nationaliste sourcilleux de l’ingérence occidentale, notamment française et du besoin de la contrer, ne pouvait pourtant pas être invoqué comme il le fut pour la Libye puisque Ben Ali a été justement porté à bout de bras jusqu’à la fin par la France dont il était le meilleur allié dans la région.

Ce sont ces choix qui ont fait perdre pied à l’Algérie en Libye et ont fait que, voisin important, elle pèse si peu actuellement sur le processus de stabilisation de ce pays. La désinstitutionalisation graduelle des appareils étatiques et notamment les appareils de sécurité déstabilisés par la guerre de pouvoir en leur sein s’y sont ajoutés pour finir par annihiler les capacités d’action de l’Algérie à ses frontières sud. Un simple seigneur de guerre comme Haftar se permet aujourd’hui de la tancer publiquement et de la menacer.

Le fait est que même dans le conflit entre Toubous et Touareg et qui impliquait une communauté, les Touareg, qui se répartit pourtant des deux côtés de la frontière avec des liens entremêlés (ainsi, par exemple, le sénateur du tiers présidentiel de Djanet, Goma, est l’oncle de Mabrouka, la cheffe de la brigade amazone de protection d’El Gueddafi), l’Algérie a été incapable de peser. Elle a dû négocier avec les services qataris et précisément avec leur sous-traitant, un mercenaire du renseignement, le Mauritanien Mustapha Limane Chaffeï, pour avoir droit à un strapontin.

L’Algérie construit un mur à ses frontières avec la Libye. Ce n’est pas un mur, que les Touareg transgressent d’ailleurs allègrement et quotidiennement, qui la protègera. C’est la capacité à tisser des liens avec les acteurs locaux et celle de prévenir et d’isoler ceux hostiles.

Par Ali Bensaad

Professeur des universités, Institut français de géopolitique, Paris 8

Auteur notamment de La Libye révolutionnaire, Paris, Karthala, 2012 ; La Libye, de la révolution au chaos, Paris, Moyen-Orient, Eiron Editions, 2015

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