Algérie / Perspectives du mouvement populaire (débat)

Dans la légitime euphorie et le bel enthousiasme qui caractérisent un mouvement populaire, quelque soit le pays et l’époque, il est de la plus haute importance de ne pas perdre de vue et de rappeler ce que les espérances de l’action contiennent de positif mais, également, de négatif.

Rappelons-nous ce qu’avait écrit un militant totalement dédié au mouvement populaire, durant la Commune de Paris de 1871. Je cite de mémoire : celui qui présente au peuple des promesses illusoires est aussi criminel que le géographe qui dresse des cartes erronées aux navigateurs.

Pour s’en tenir mouvement populaire qui a surgi en Algérie (comme d’ailleurs pour d’autres, par exemple le mouvement français des « Gilets jaunes »), on constate des critiques très pertinentes du système, mais elles ne vont pas jusqu’à des propositions claires, concrètes, praticables.

On lit également des revendications concernant des solutions, mais elles sont tellement générales qu’elles manquent de prospective pratique. Par exemple, réclamer la démocratie, la liberté, l’égalité, une Assemblée constituante, etc., soit ! Mais comment, concrètement, les réaliser ? À ce sujet, on parle de réunion des partis politiques dits d’opposition pour parvenir à un front commun consensuel. Mais la représentativité populaire de ces partis est trop inconsistante pour la tenir en considération. Le candidat Ali Ghediri propose une « rupture », sans préciser son contenu concret de manière suffisante ; il déclare s’appuyer sur le peuple, sans indiquer de quelle manière concrète. Ce qui en fait plutôt la figure de l’habituel « Sauveur ». L’histoire montre où ce genre de processus mène.

On avance, aussi, le recours à des élections réellement transparentes et démocratiques. Mais suffisent-elles ?… En effet, pour que ces élections satisfassent réellement les intérêts du peuple, il est nécessaire que les électeurs sachent avec suffisamment de précision quels sont les enjeux et les solutions réels. Ce qui implique des informations et des débats les plus larges, clairs, démocratiques dans tout le territoire national. Donc du temps. Qui en est capable ?

Les propositions les plus concrètes furent formulées par le général à la retraite Hocine Benhadid (1)

À ma connaissance, une seule voix, celle du P.S.T. (Parti Socialiste des Travailleurs) s’est élevée pour proposer clairement, en employant l’expression exacte « auto-organisation » du peuple (2), ce qui me paraît la solution la plus en mesure de garantir la concrétisation des revendications légitimes de ce peuple. Cependant, la déclaration du P.S.T. n’indique pas, au-delà du juste principe proclamé, la méthode concrète pour réaliser cette auto-organisation du peuple. Pour ma part, je m’étais efforcé à fournir quelques propositions concrètes (3). Il me semble utile d’ajouter d’autres réflexions.

Forces

Elle se manifeste par une expression libre, spontanée et auto-organisée. Nul besoin de chef charismatique, de leader politique « génial », d’intellectuel « savant », de « révolutionnaire professionnel ».

Un autre aspect de la force du mouvement populaire s’exprime par son aspect égalitaire et solidaire. Les citoyens et citoyennes en action proviennent de toutes les classes ou catégories sociales souffrant d’exploitation économique, assurée par la domination politique. Ainsi, on y trouve le chômeur, le travailleur manuel, le petit employé, l’étudiant, l’enseignant, jusqu’à une partie de la moyenne bourgeoisie, vieux et jeunes, hommes et femmes.

Enfin, la force du mouvement populaire est dans sa consistance. Elle est telle qu’elle fait trembler l’oligarchie qui domine ce peuple, au point que cette dernière menace d’employer l’ultime recours : la répression, pouvant aller jusqu’à son expression extrême. L’humanité ne présente aucun cas d’oligarchie qui, devant un mouvement populaire puissant et résolu, a consenti à renoncer à sa domination. L’oligarchie a toujours préféré entraîner le pays dans l’apocalypse, plutôt que d’accepter de se voir éliminée par un mouvement populaire. Qu’on le déplore ou pas, ainsi est malheureusement l’histoire humaine.

Faiblesses

Mais tout mouvement populaire présente des carences.

En premier lieu, la récupération (détournement) du mouvement populaire au profit d’une caste (ou oligarchie) nouvelle, quelle soit ou non liée à des intérêts étrangers impérialistes. Bien entendu, les membres de cette dernière sont les plus virulents critiques de l’oligarchie régnante, d’une part, et, d’autre part, promettent monts et merveilles au peuple, en lui garantissant de faire son bonheur, parce que ces « sauveurs » possèdent la connaissance et l’expérience pour réaliser ce bonheur du peuple.

Ajoutons à ce phénomène un autre fait. Le peuple, pour être dominé, est toujours soumis à un conditionnement continuel et systématique. Il consiste à lui faire croire, de la part de l’oligarchie qui le domine (ou qui vise à la remplacer), qu’il est totalement incapable d’auto-gérer ses propres affaires, sans préciser que tout est conçu par l’oligarchie dominante (ou celle qui vise à la remplacer) pour le mettre et le maintenir dans une ignorance telle qu’effectivement, ce peuple, dans sa grande majorité, finit par être convaincu qu’il a absolument besoin de « bergers », de « guides », de «maîtres», d’«experts » pour lui montrer comment réaliser son propre bonheur.

Évidemment, le peuple est dépourvu de diplômes universitaires et de savoir social spécialisé. Cependant, les uns oublient, par bonne foi, d’autres occultent, par calcul, ce fait : un exploité est le mieux placé pour savoir ce qui lui est contraire et ce qui lui est favorable.

Par conséquent, tout « expert » qui, prétendant « connaître », n’accorde pas la parole à un exploité parce qu’il se croit mieux capable de savoir quel est l’intérêt d’un exploité, cet expert est un manipulateur, quelque soit sa supposée bonne intention. L’exemple le plus funeste et le plus calamiteux fut et reste le marxiste. Dans les efforts modernes d’émancipation sociale, l’idéologie de Marx fut, selon l’expression de Proudhon, « le ténia du socialisme ». La pratique historique lui a malheureusement donné raison. Comme toujours, et selon le proverbe populaire, il s’agit de se prémunir de ses « amis » ; ils sont plus difficiles à discerner et à combattre que les ennemis.

On pourrait objecter : mais comment expliquer l’ascendant que le marxisme eut et continue (un peu moins) à avoir sur les mouvements d’émancipation sociale ?… Mon hypothèse est la suivante : c’est parce que la mentalité autoritaire demeure encore prépondérante au sein des peuples. J’y reviendrai dans une autre contribution.

Dans ce cas, l’histoire humaine l’a montré à qui est capable de la voir sans lunettes idéologiques préconçues : le mouvement populaire ne sera qu’un moyen (levier, occasion) opportuniste pour une oligarchie nouvelle de remplacer la précédente. Bien entendu, quelques améliorations concrètes dans la vie sociale du peuple pourraient se voir réalisées, mais la base même du système social demeure intacte : l’existence d’un peuple géré par une oligarchie qui en tire ses privilèges, et cela par la perpétuation d’un système social constitué de détenteurs (privés ou étatiques) de moyens de production, d’une part, et, d’autre part, de citoyens réduits à vendre leur force (physique ou intellectuelle) de travail aux conditions fixées par l’oligarchie dominante nouvelle.

Autre carence du mouvement populaire : le risque d’être étouffé par une répression institutionnelle adéquate.

Organisation et autorité.

Les militants les plus riches d’expérience pratique et de conscience théoriques sont unanimes, partout dans le monde, à faire une constatation : tous les mouvements populaires surgis dans l’histoire humaine ont échoué à cause de carences internes au mouvement, à savoir une organisation inadéquate et une autorité insuffisante.

En effet, les mouvements populaires nés de manière spontanée, parce que soucieux d’égalité, de liberté et de solidarité, ont tendance à répugner à l’existence, en leur sein, d’une forme d’organisation et d’un exercice d’autorité. Les citoyens et citoyennes craignent, et parfois constatent, que cette organisation devienne rapidement autoritaire, créant une forme inédite de domination entre une caste de chefs décidant et dictant ce qu’il faut faire à une majorité réduite à exécuter. Ce phénomène est une tendance observable partout.

Cependant, sans organisation adéquate, aucun mouvement populaire ne peut concrétiser ses buts.  Et sans disposer d’une autorité pour concrétiser ses revendications, aucun mouvement populaire ne peut réussir.

Tout mouvement populaire exige donc une organisation et une forme d’autorité qui correspondent à ses caractéristiques : autonomie, égalité, liberté, solidarité. À ce sujet, les expériences historiques  montrent les difficultés et l’extrême complexité. Le problème est celui-ci : il s’agit d’affronter positivement l’adversaire, lequel dispose d’une organisation et d’une autorité hiérarchiques qui ont leur efficacité, en matière de domination sociale. Il s’agit donc pour le mouvement populaire d’opposer à ces organisation et autorité, hiérarchiques parce que dominatrices, des formes d’organisation et d’autorité conformes aux aspirations populaires, à savoir égalitaires, libres et solidaires.

En l’absence de cela, l’histoire enseigne : tout mouvement populaire échoue et finit par être récupéré par une oligarchie nouvelle, peut-être moins dominatrice mais, cependant, toujours exploiteuse. Ce fut le cas de l’oligarchie féodale qui a remplacé celle esclavagiste, de l’oligarchie capitaliste qui a remplacé celle féodale, de l’oligarchie étatiste « socialiste » (ou « communiste » qui a remplace celle capitaliste privée.

Depuis l’apparition du marxisme, le problème le plus grave semble résider dans un fait. Les marxistes, qui se déclarent les plus sensibles et conscients des revendications populaires, ont le fatal défaut de toutes les castes autoritaires : au nom de leur savoir, prétendre assurer le bonheur du peuple sans sa participation directe, en se limitant à lui demander d’approuver leurs décisions puis de les exécuter. Là encore, l’histoire sociale a montré que le peuple ne fait que changer de caste dominatrice.

Évitons un malentendu. Pour le mouvement populaire, il ne s’agit pas de rejeter par principe toute aide, toute proposition, toute contribution venant de personnes se présentant comme au service des intérêts du peuple, encore moins de les ignorer ou les dénigrer. Le peuple a besoin de toutes les solidarités et de toutes les connaissances possibles. L’unique risque à éviter comme la peste c’est, pour le peuple, de perdre le contrôle absolu et total de son mouvement, en le délégant à des représentants qui ne font pas partie de lui (parce que pas exploités économiquement), et qui, donc, risquent de récupérer le mouvement en leur faveur et au détriment du peuple.

L’exemple le plus funeste fut celui-ci : suite au mouvement populaire en Russie, lequel surprit le parti bolchevique, y compris son chef Lénine, ce dernier s’empressa de proclamer «Tout le pouvoir aux soviets ». Puis la réalité montra qu’en fait Lénine et son parti n’ont pas fait autre chose que chevaucher le mouvement pour parvenir à en prendre les commandes. Une fois Lénine et son parti parvenus à se stade, les soviets furent transformés, par la répression militaire, en simples annexes de l’oligarchie nouvelle au pouvoir. L’appellation du pays comme « soviétique » fut une totale imposture, la première de la série, jusqu’à arriver à la République algérienne « démocratique et populaire », qui, depuis sa création, n’a rien de démocratique ni de populaire.

C’est dire, en conclusion, qu’en présence d’un mouvement populaire, l’euphorie n’est pas de mise à moins d’être conscient des enjeux, des espoirs et des risques en présence. Par conséquent, après avoir chanter victoire, parce que le peuple a osé manifester publiquement et en bon ordre, il reste à contribuer à la réalisation concrète de ses revendications légitimes. Ce but exige organisation et autorité efficaces, capables de garantir au mouvement populaire ses aspects autonome, libre, égalitaire et solidaire. Très difficile action, mais la seule à fournir des garanties sérieuses de possible victoire du mouvement populaire.

Le mérite de surgissement d’un puissant mouvement populaire, c’est de faciliter la prise de conscience et l’exercice pratique de l’auto-organisation citoyenne libre, égalitaire et solidaire. C’est à cette action que le peuple et ses vrais partisans devraient s’atteler le plus rapidement et le plus largement possible. C’est l’unique garantie pour éviter au mouvement populaire d’être récupéré par une quelconque caste, pour lui permettre de se maintenir, de se consolider, de s’élargir, de parvenir réellement à la concrétisation de ses légitimes objectifs pour, enfin, créer une société humaine sans exploitation économique, donc sans domination politique, ni conditionnement idéologique.

Kaddour NAÏMI

[email protected]

Notes

(1) https://www.elwatan.com/edition/actualite/hocine-benhadid-general-a-la-retraite-les-algeriens-ne-doivent-pas-croire-aux-affabulations-de-gaid-salah-08-03-2019

(2) http://www.lematindalgerie.com/le-pst-appelle-lelection-dune-assemblee-constituante

(3)  http://www.lematindalgerie.com/apres-la-manifestation-et-maintenant

Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à notre ligne éditoriale

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *