Algérie / Presse : soliloque express

par … AHCENE-DJABALLAH Belkacem, ancien DG de l’Anep et de l’Aps, ancien membre désigné du Csa, ancien Directeur de l’Information à la présidence de la République (1993 – 1999), ancien professeur associé aux universités, journaliste indépendant 

Q : Comment expliquer les relations de «dépendance» des journaux en matière de publicité et leur impact sur la liberté d’expression ? Et, dans tout cela où se situe l’Anep, accusée de bien des maux ? 

R : Depuis tout particulièrement le début des années 2000, avec l’affirmation de l’économie néo-libérale, plus dangereuse encore de par ses aspects informels et insaisissables, on s’est retrouvé avec la domination du marché publicitaire par des entreprises économiques et commerciales dominatrices et très liées au pouvoir politique (inchangé depuis 1999) dont on connaît les « façons de faire » au niveau de la gouvernance politique des hommes et du pays. D’où des stratégies publicitaires « dirigées » en faveur de certains et rejetant d’autres. C’est là la première difficulté. La seconde relève d’un marché de consommateurs qui a changé… se contractant au niveau du lectorat de la presse écrite (qui a toujours grandement besoin de ce gisement) d’où une baisse ou une stagnation des revenus et se dirigeant vers la télévision (qui pratique des prix défiant toute concurrence, tout particulièrement chez les « off-shore ») . Pour l’instant les sites web ne sont pas très inquiétants (pour ce qui concerne la pub) mais le mouvement pourrait s’accélérer avec la « normalisation » (les sites devant se transformer réglementairement en véritables organes de presse électroniques) de cette partie du paysage audiovisuel. 

Il est évident que l’ANEP n’est plus ce qu’elle était en matière de régie publicitaire, ne gérant qu’une part limitée de la manne publicitaire. Donc, ne pas lui attribuer aujourd’hui une importance qu’elle n’a plus. Le drame vient de l’inexistence de stratégies publicitaires fortes et claires au niveau des organes de presse qui doivent rechercher de nouvelles voies dans la prospection et innover en matière de conquête des publics. Le drame vient aussi de l’existence de « boîtes » de com‘ et de régies publicitaires presque toutes ayant un « fil à la patte » , donc ne travaillant pas avec les supports sur des bases transparentes et encore moins scientifiques. Quant aux conséquences sur l’expression… il ne faut pas s’amuser à vous faire un dessin. Comme „il a dit, lui»: „C’est celui qui dirige l’orchestre qui impose la musique». Hélas, les chefs d’orchestre ne sont pas toujours de qualité. 

Bien compliqué comme paysage médiatique et publicitaire, n’est-ce pas ? Comme tous les autres secteurs ! 

Q : Les journalistes et leur position face à la censure ou les restrictions ? 

R : La réaction protestataire est saine, en ce sens que quel que soit l’organe de presse dans lequel le journaliste (digne de ce nom) travaille, il y a, tout en respectant la ligne éditoriale (que l’on connaissait lorsqu’on s’est fait recruter), tout particulièrement au niveau du commentaire et de l’éditorial, un minimum de respect du lecteur, ou de l’auditeur ou du téléspectateur en particulier et du citoyen en général, en ce qui concerne la collecte, le traitement et la diffusion de l’information courante, c’est-à-dire celle qui relève de l’intérêt général et du service public… Et ce au niveau de tous les organes, publics et/ou privés. Par le biais d’une information complète, exacte et en temps imposé ; et rien n’empêche de faire un ou plusieurs commentaires « orientés », selon la ligne éditoriale… 

Le drame, c’est de voir bien des titres de presse du secteur public ignorer cette démarche, ou alors ne l’aborder que timidement en arrondissant les angles. J’ai connu cette expérience avec les journalistes de l’APS lors de la « Révolution d’octobre 88 » et juste après 88 avec les sollicitations multiples créées par l’ouverture démocratique… et Abdou B. l’a connue, aussi, encore plus durement, lors de son premier passage à la télé publique. 

En fait, je crois que c’est aujourd’hui l’occasion pour tous les journalistes (encartés ou non) de re-penser à la re-formulation des missions de service public, au service de l’intérêt général, au service de l’Etat (dans le cadre d’un cahier des charges) et non du gouvernement ou de tel ou de tel ministre. Ceci à accomplir dans le cadre de l’exercice du métier… en toute indépendance tout en tenant compte des lignes éditoriales obligatoirement claires et non changeantes (au gré des fortunes et des humeurs des propriétaires et des gouvernants). A l’image de ce que fut et fit , déjà à partir de 86, le Mja. 

Pour clore ce chapitre, se souvenir toujours que si la censure est tueuse (d’où une mort rapide), l’autocensure est tuante (d’où une mort lente, celle qui fait le plus souffrir). 

Q : Comment justifier le non-traitement par les chaînes télévisées d’un évènement historique comme celui de vendredi (22) ? En d’autres termes, d’où vient la peur ? 

R : Ne pas s’éloigner de la réponse centrale. Pour l’instant, toutes les télévisons « off-shore », même celles qui ont des bureaux accrédités à Alger, ne sont que de « simples invitées » pouvant à tout moment être éliminées… On comprend alors mieux l’enjeu, pas seulement médiatique mais aussi, économique et financier… le marché national de la publicité étant le seul à portée des bourses… parallèlement au « marché de l’influence socio-politique », certains propriétaires se servant des dites chaînes comme moyen d’action sur les foules et de pression (amicale ou non) sur les gouvernants. Réponse : la peur de perdre le marché publicitaire et une part du marché de l’influence (qui, lui-même est lié à tout ou partie de l’économie et du commerce…). 

Q : Nombreux sont les internautes qui ont appelé à la rupture avec la presse qui ne représente et ne transmet pas la voix du peuple. Que répondre ? 

R : Réaction (extrême pour ne pas dire extrémiste) de citoyens qui auraient voulu que les médias classiques aillent dans le sens de leurs attentes… même les plus inacceptables ou les plus farfelues. C’est plutôt une certaine déception qui fait réagir. Les internautes oublient que la presse a beaucoup lutté et souffert depuis 88 (et même bien avant) pour conquérir sa libération et sa liberté . Plus de 120 morts, assassinés durant la décennie rouge, des dizaines d’emprisonnés, des dizaines de titres qui ont fermé les portes faute de publicité (et parfois de lecteurs), le chômage forcé, le stress et les menaces quotidiennes des mafias, une espérance de vie (des journalistes ) n’excédant pas les 60 ans…. La presse algérienne a (et est) été citée comme exemple dans le monde arabe et en Afrique pour son courage et sa liberté. Il est faux aussi de dire que toute la presse écrite (privée) n’a pas représenté et transmis la « voix du peuple ». Je pense que, bien souvent, elle a fait beaucoup et même « un peu trop» ou «mal» ou «peu» … le «trop» ou le «peu» ou le «mal» étant conjugué selon son idéologie et ses intérêts. Il n‘y a qu’à voir certaines télés «off-shore» et certains titres de presse écrite qui surfent sur la vague «populiste» ou religieuse. 

Quant aux nouveaux médias que sont les «réseaux sociaux» (je ne parle pas des sites électroniques d’information dont on connaît les promoteurs, les animateurs, leur respect des règles minimales d’éthique et de déontologie, et les adresses… en Algérie), ils ont certes bouleversé le paysage informatif national grâce à leur instantanéité… mais ils restent encore lacunaires (surtout pour ce qui concerne l’exactitude de l’information) en raison même de cette instantanéité… et de leur jeunesse. 

Q: En 2019, les patrons de journaux reçoivent des menaces (chantages ?) sur la « publicité », de la part de hauts responsables, à propos de leurs traitements journalistiques de certains sujets tabous. La presse n’est donc pas libre ? 

R : Dans ces conditions, ces patrons ne sont aucunement des journalistes… mais seulement des « épiciers » (parfois bien gros) de la presse. Hélas, certains journalistes, parfois honorables en raison de leur parcours et de leurs luttes, se sont peu à peu transformés… « L’aventure intellectuelle » des années 80 est bien loin, celle commerciale a commencé à la fin des années 90… et celle « commerçante « (et non pas industrielle et commerciale comme on pouvait l’espérer ou comme on l’a cru un certain moment) a commencé au début des années 2000. 

Et, cela va aller de mal en pis… au niveau des entreprises. L’espoir de s’en sortir ou de « sauver les meubles » réside dans une prise de conscience organisationnelle aiguisée des premiers concernés… les travailleurs de la presse… c’est-à-dire d’abord les journalistes… ainsi que dans la confection de textes réglementaires clairs, ouverts au service public et à l’intérêt général et , surtout, ayant pour philosophie centrale la liberté et la transparence. 

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