Algérie / Transition constitutionnelle ou comment instaurer une nouvelle République ?

par Mourad Hamdan

«L’opinion publique est souvent une force politique, et cette force n’est prévue par aucune constitution.» Alfred Sauvy (Démographe, économiste, Scientifique, Sociologue (1898 – 1990)) 

Constitutionnalisme 

«Ce qui compte, c’est moins l’égalité (devant la loi ou devant la justice) que la prééminence du droit et de la Constitution ». 

Apparu au siècle des Lumières, le mouvement de constitutionnalisme fait part de la nécessité de la présence d’une Constitution dans un Etat. Après des siècles de monarchies, où seul le souverain pouvait exercer son pouvoir en appliquant, de façon variable et imprécise, un Droit coutumier, la notion de Constitution se base sur le contrat social dès le 16ème siècle. Alors, la mise en place d’un texte régissant et définissant les règles sur la forme de l’Etat, l’organisation de ses institutions, la dévolution et les conditions d’exercice du pouvoir s’impose comme un vecteur d’unité nationale et du respect des « droits inaliénables, naturels et sacrés » du citoyen. L’objet de la Constitution est de séparer les pouvoirs, c’est-à-dire organiser le système politique de façon à ce que les fonctions juridiques de l’État soient réparties entre plusieurs autorités. La séparation des pouvoirs procède, donc, d’un choix politique qui reste la base de l’organisation de la plupart des États. Le but de la séparation des pouvoirs est de mettre en place un gouvernement modéré, garant de la liberté politique. Il ne peut être atteint que par des mécanismes de freins et de contre – poids : checks and balances selon les Américains. 

Concepts fondamentaux 

1- Nation 

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui n’en font qu’une la constituent : l’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs, l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu individis », dixit Ernest Renan. La «nation», selon Yves Alpe et Jean-Renaud Lambert «vient du latin natio qui renvoie à l’idée de peuple et de « race » et à l’idée de naissance. Il est difficile de définir la nation sans faire référence à l’ « État-nation » et au « nationalisme ». Pour les spécialistes, il existe deux définitions, normalement acceptées par la communauté scientifique. La première perçoit la « nation » comme une conception « ethnique », qui considère un groupement humain qui partage langue et culture (parfois aussi la religion). Dans cette logique la « nation » est liée au sol et au sang ou filiation de sang (race). La seconde discerne la « nation » comme une « élection », au-delà de la race, le sang ou le sol ; la « nation » est saisie alors comme une construction socio-historique qui résulte de la volonté de plusieurs individus pour vivre ensemble, sous les mêmes lois et dans le même territoire. À ce propos, Tzvetan Todorov nous rappelle que « toute nation est une entité politique et culturelle à la fois ». Force est de constater qu’il nous faut penser la « nation » comme une communauté politique imaginée, limitée et souveraine. Toute communauté, évoluant en communion et en harmonie, est, d’une certaine manière, projetée dans le temps ; il ne s’agit pas de savoir si elle est vraie ou fausse, mais de saisir, au contraire, qu’elle est partagée par des individus évoluant dans un imaginaire social. Elle est aussi limitée, car si elle a des frontières, extensibles et mobiles, il n’existe pas de nations avec des ambitions universelles. Enfin, la « nation » est souveraine parce qu’elle est la fille des Lumières et donc héritière d’une idée plus élaborée de la souveraineté que celle de l’Ancien Régime où la souveraineté reposait sur une « volonté divine ». Cela explique d’ailleurs qu’elle soit conçue comme une communauté avec un profond sentiment d’appartenance, de fraternité, d’égalité et de solidarité. 

2- État 

L’État se définit comme une personne morale de droit public dite souveraine sur les plans interne et externe. Cela signifie qu’on lui reconnaît la capacité d’exercer le pouvoir suprême à l’intérieur de ses frontières, et la capacité d’agir en droit international. C’est donc une fiction juridique construite pour servir de cadre et d’instrument à l’exercice de la souveraineté sur une population située sur un territoire et dotée d’un gouvernement. L’État c’est à la fois une réalité humaine, c’est ensuite une réalité sociologique et ça a des conséquences juridiques puis politiques. Les termes d’État, de nation et de pays sont différents. L’État est la seule notion juridique pour décrire ce phénomène historico-politique, la nation historiquement c’est le point de départ de l’État, ce qu’on appelle le « vouloir vivre politique » (Renan), c’est pourquoi on a pu dire que l’État c’était la traduction juridique de la volonté de la population. C’est l’origine, l’étymologie du mot « État » qui vient du latin « status » : ce qui se tient debout (statue), ce qui est établi mais c’est aussi l’acte par lequel on établit quelque chose, ce qui donne le mot « statut » en français (permet juridiquement de définir une association, une entreprise…). Le terme État est à la fois la juridisation d’un fait historique et politique et qui découle de son statut (la Constitution). L’Etat est le point de départ d’un système de règles de droit. C’est le dérivé de ce terme-là, c’est quelque chose qui est institué, créé et qui, dans la conception post 18ème siècle, repose sur un acte fondateur (sa Constitution). Le terme d’État manifeste le fait que cette organisation de la société est une abstraction juridique : c’est le moyen de dissocier l’Etat comme entité, comme institution de ceux qui exercent le pouvoir dans l’Etat à un moment donné. L’État perdure étant donné qu’il est dissocié des gouvernants. Sans continuité de l’État, il n’y a pas de démocratie car elle suppose l’alternance politique (changement de gouvernants), qu’on peut changer de députés, or s’il n’y avait pas cette continuité il n’y aurait plus d’élections car on ferait « tomber l’État ». L’État est donc le seul cadre possible pour que la démocratie existe. L’État existe indépendamment de ceux qui le gouvernent. L’État est donc pérenne, ses actes durables, les textes juridiques demeurent applicables tant qu’il n’est pas décidé de les faire disparaître. L’État moderne, à savoir l’État rationnel n’a pu véritablement s’imposer qu’en Occident, et ce, grâce au libéralisme. Cet État rationnel est le résultat d’une alliance pragmatique et stratégique entre le capital bourgeois national, le droit formel (romain et moderne) et l’État lui-même. Max Weber atteste en ce sens: « nous entendons par État une entreprise politique de caractère institutionnelle, lorsque et en tant que sa direction administrative revendique, avec succès, le monopole de la violence physique légitime ». Ainsi, l’État et la politique marchent ensemble; l’État étant le domaine des hommes qui empruntent la voie de l’exercice et de la violence légitime. Seul l’État peut exercer la violence, la coaction n’étant pas l’unique moyen employé mais celui qui le caractérise. Pour cela, il a besoin de former une bureaucratie qui hiérarchise la société. Cette conception d’un État moderne, rationnel et bureaucratique, est née au cours du 19ème siècle et s’est développée tout au long du 20ème. 

3- État-nation 

On appelle « État-nation » un État qui coïncide avec une nation établie sur un territoire délimité et défini en fonction d’une identité commune de la population qui lui confère sa légitimité. C’est un concept politique qui est la rencontre d’une notion d’ordre politique et juridique (l’État) et d’une notion d’ordre identitaire (la nation). Il se caractérise par une autorité fondée sur une souveraineté émanant de citoyens qui forment une communauté, à la fois politique et culturelle (ou ethnique). L’État-Nation suppose un attachement fort de la population au modèle national et donc aux structures politiques et étatiques. Ainsi, le sentiment national n’est pas figé et fluctue en fonction du contexte socio-politique du pays. Si bien qu’à notre époque, la diffusion d’un modèle politique commun notamment, dans les pays occidentaux (la démocratie) ainsi que d’un même système économique, tend à uniformiser les comportements, les façons de vivre et influence la conception du pouvoir, même si dans certains pays le sentiment national a encore une place très importante. Il s’agit de s’interroger dans quelles mesures l’État-Nation dépend-il du contexte politique, social et historique dans lequel il se trouve, d’étudier le concept d’État-Nation et le rôle politique de l’État par rapport à la nation puis de voir comment le rôle respectif de l’État et de la nation est influencé par la politique, l’idéologie et l’économie. 

L’État-Nation n’a pas une seule âme (pour ainsi dire – et au-delà de toute ambiguïté) qui serait idéale, liée au patriotisme et aux passions de l’identité. Il possède, aussi, une âme que l’on pourrait appeler matérialiste – dans laquelle l’identité et le patriotisme trouvent, souvent, leur expression à travers l’égoïsme et l’agressivité à l’égard d’autrui. L’État-Nation moderne, il ne faut pas l’oublier, naît du romantisme, comme une lutte contre le jacobinisme révolutionnaire et l’expansionnisme napoléonien, contre les Lumières révolutionnaires (et leur dérive) ; mieux encore : il traduit l’affirmation de l’identité nationale en un principe « réactionnaire » par rapport à l’universalisme, c’est-à-dire en un principe de différence, et souvent d’exclusion, pour tous ceux qui, du point de vue du sol ou du point de vue du sang, n’en font pas partie. L’État-Nation se lie étroitement au développement du capitalisme. 

Les grands États souverains de la modernité – la Grande-Bretagne et la France – avaient déjà donné lieu à l’accumulation primitive du capital ; ils avaient aussi renversé les résistances de la dimension commune et des usages agraires pré-capitalistes en favorisant les processus d’accumulation manufacturière. Mais, bien au-delà de ce qu’ont été cette expropriation des commons et de l’accumulation primitive, ce n’est que dans le cadre de l’État-Nation moderne que des formes juridiques, administratives et politiques, adaptées à la stabilisation de la croissance capitaliste et à la formation de l’État bourgeois, s’organisent. En bref : l’âme contre-révolutionnaire et anti-illuministe qui avait été à la base de la formation des idéologies et de la plus récente formation de l’État-Nation, cette âme, donc, sous la poussée du développement capitaliste, s’incarnera dans des figures qui n’étaient, peut-être, pas nécessairement très prévisibles au départ, mais qui ont été très rapidement considérées comme fondamentales dans l’exercice du pouvoir étatique et dans le développement du pouvoir économique « de classe ». Ces figures ont également été décisives pour maintenir l’unité de la nation, face aux difficultés de l’accumulation et aux déchaînements de la lutte des classes. C’est dans cette situation que l’État-Nation européen libère pleinement sa propre vocation. Il s’agit là des figures de la conquête coloniale, des pratiques de l’agression impérialiste, des productions idéologiques fascistes, pour arriver finalement jusqu’à la production de monstrueuses machineries de guerre auxquelles on a voulu lier l’existence même de la nation. 

4- Peuple 

Au cours des créations des États-Nations modernes – et plus particulièrement dans les nations des citoyens contemporains (avec une diversité pluraliste et hétérogène dans leurs racines, leur démographie, leurs traditions, leurs cultures et leurs langues) –, le concept de « peuple » a évolué pour se placer dans le domaine du droit constitutionnel. Ainsi, sa définition est assez complexe, controversée et non sans ambiguïté; mais ce concept se trouve de nos jours aux origines de systèmes juridiques modernes et de la pensée politique libérale occidentale. Le vocable « peuple » est issu du latin populus, signalant ainsi l’ensemble des citoyens ayant le pouvoir de voter dans la constitution romaine, et qui s’oppose à la plèbe. Dès lors, le « peuple » désignait l’ensemble des citoyens dans la Rome antique. Avec le temps, d’autres conceptions plus modernes du terme ont surgi. Ainsi le « Peuple» peut être compris comme l’ensemble d’individus vivant au sein d’une nation, d’une région ou d’une localité spécifique. 

Le « peuple » peut être compris également comme une identification ethnique (raciale ou culturelle), surtout dans les expressions de « peuples originaux » ou de « peuples autochtones ». Parler de « peuple », de « nation » ou d’« État » n’est pas chose aisée. De même, tenter de le conceptualiser de façon scientifique n’est pas possible car ces concepts sont des créations sociales et historiques, des sujets qui évoluent et changent. « Peuple », « nation » et « État » sont des outils sociaux, des artefacts culturels créés et utilisés par une certaine classe sociale particulière, généralement la dominante, avec l’idée de garder ses privilèges et l’hégémonie au sein d’un groupe social défini. 

Questions relatives à la transition constitutionnelle 

Suite au mouvement citoyen pour le changement qui a affecté l’Algérie, à partir du 22 février passé, et sa volonté de construire et d’établir un État de droit, la transition constitutionnelle doit interpeller nos constitutionnalistes. En effet, cette étape importante, considérée comme « le moteur de l’évolution historique d’un peuple », dans toutes ses dimensions, doit faire l’objet d’analyses menées à la fois sur les plans juridique et socio-politique. Des réponses originales et innovantes doivent être apportées aux questions suivantes : Comment l’Algérie, dans cette période délicate qui se caractérise par une reconsidération des équilibres entre l’État et une remodélisation du système politique et des ordres constitutionnels, peut-elle se doter du constitutionnalisme libéral qui implique la soumission de tous à l’État de droit ? Quelle méthodologie doit être adoptée pour construire un nouveau système constitutionnel ? Quels sont les défis auxquels l’État, en situation de reconstruction constitutionnelle, est confronté ? Quel peut être l’apport des expériences comparées ayant été confrontées à cette étape de reconstruction ? Peut-on transposer les modèles existants ? Existe-t-il des données contextuelles spécifiques à chaque État ? Peut-on tenir compte des erreurs d’autres États afin d’éviter de nouveaux échecs ? L’Algérie doit-elle changer de statut et passer d’un État unitaire à un État fédéral ? Toutes ces questions doivent constituer une source importante de réflexion qui ne peut en aucun cas être conçue d’un point de vue purement normativiste, mais doit également être appréhendée dans sa confrontation avec les réalités politiques et sociales. 

Analyse de la transition constitutionnelle 

Le concept de transition constitutionnelle peut être analysé dans la pensée de Giuseppe De Vergottini à travers trois points cardinaux : la généralisation du constitutionnalisme libéral en tant qu’objectif des transitions constitutionnelles (I), le rôle des nouvelles Constitutions adoptées dans le processus de transition constitutionnelle (II) et le lien étroit entre le juge constitutionnel et ce processus (III). 

I- L’Objectif des transitions Constitutionnelles : La mise en oeuvre du constitutionnalisme libéral 

A) Transition 

La doctrine de science politique a fait émerger la thématique du changement en faisant référence au concept de « transition » alors que la doctrine constitutionnaliste a privilégié le concept de « transition constitutionnelle ». 

À l’origine, le concept de « transition » a été introduit par les politologues afin de désigner le phénomène de passage d’une forme de l’État vers une autre, mais qui ne correspond pas avec le changement, pur et simple, de la Constitution. Ce terme évoque plus un ensemble de phases ou un processus complexe qu’un simple moment formel de décision. En principe, le terme de transition « a été utilisé pour souligner le passage d’ordonnancements monopolistiques à vocation autoritaire à des ordonnancements pluralistes et «garantistes ». 

Pour le professeur Giuseppe De Vergottini, le concept de transition doit être entendu comme « le dépassement d’un schéma normatif, formé par des principes et des normes, et sa substitution par un autre ». En effet, ce concept peut être utilisé pour indiquer, efficacement, le processus dynamique de formation d’une nouvelle Constitution, avec le changement au moins de la forme de l’État (d’autocratique à démocratique, dans notre cas) ou encore seulement de la forme du gouvernement. Le concept peut être également utilisé pour expliquer l’introduction des révisions totales ou même le changement des institutions substantielles de la Constitution, sans recourir aux modifications formelles. Ainsi, « la transition marque un passage institutionnel et, dans un régime de libertés, ne fixe pas nécessairement un point d’arrivé immuable, et surtout ne marque pas l’adoption d’un acte formel donnant naissance au nouvel ordre, acte que les juristes vont, généralement, rechercher pour établir des points de référence dans leurs tentatives de mettre un ordre entre les phénomènes politiques ». Toutefois, du point de vue juridique, « sont pertinentes les transitions qui aboutissent à l’adoption d’une nouvelle Constitution ou à une révision substantielle de l’ancienne Constitution qui accompagne les changements du régime politique ou de la forme du gouvernement ». 

B) Transition démocratique 

Les transitions démocratiques s’individualisent plus particulièrement par trois phases : 

– La première phase est celle de « libéralisation », caractérisée par une autolimitation des organes de gouvernement de la Constitution autocratique encore inchangée ; 

– La seconde phase se caractérise par un ensemble d’interventions afin de réaliser les transformations nécessaires pour la démocratisation, parmi lesquelles l’adoption des nouvelles Constitutions ; 

– Et enfin, la troisième phase, de consolidation de nouveaux principes, représente, pour le juriste, le moment où l’effectivité du nouvel ordre est vérifiée. Le concept de transition démocratique indique un processus de phases qui se succèdent dont l’objectif est la démocratisation. Ce processus se polarise sur l’adoption d’une Constitution. La démocratie a été définie par Kelsen comme « une forme d’État ou de société dans laquelle la volonté générale est formée, ou – sans image – l’ordre social créé par ceux qu’il est appelé à régir – le peuple. La démocratie signifie « identité du sujet et de l’objet du pouvoir, des gouvernants et des gouvernés, gouvernement du peuple par le peuple ». La transition démocratique apparaît comme la quête de la démocratie, comme une dynamique « un mouvement qui part d’une situation et qui vise la réalisation d’un objectif donné à savoir : la construction d’une autre organisation étatique ». 

Pour le professeur De Vergottini, la démocratie revêt deux aspects complémentaires : un aspect substantiel et un aspect procédural. 

– Aspect substantiel 

Il inclut un ensemble des valeurs spécifiques comme la liberté individuelle et la liberté collective, ainsi que des institutions représentatives caractérisées par la responsabilité à travers le contrôle et la possibilité d’alternance. 

– Aspect procédural 

Dans l’aspect procédural, la démocratie permet de prédisposer des règles juridiques par lesquelles on peut canaliser les conflits politiques, choisir les gouvernants, mettre en cause leur responsabilité et assurer la garantie des libertés individuelles. En effet, on ne peut pas réduire la démocratie à un système politique où les gouvernants sont élus, périodiquement, par le peuple et où les pouvoirs sont séparés et équilibrés, se contrôlent mutuellement et sont politiquement responsables. La démocratie est aussi le régime politique qui se fixe comme projet de garantir les droits fondamentaux que la Constitution reconnaît. Au sein de l’État démocratique, les institutions permettent une interaction réelle entre la collectivité et les organes verticaux et la présence de l’opposition politique, le contrôle entre les pouvoirs, les droits essentiels de la personne sont bien assurés. La transition constitutionnelle passe soit par l’adoption d’une nouvelle Constitution, soit par une révision constitutionnelle. En outre, les transitions constitutionnelles peuvent donner lieu à un dualisme entre l’ancienne constitution dépassée et la nouvelle constitution qui s’impose dans la pratique, mais qui n’est pas encore formalisée. 

Le processus constituant visant la réception des principes du constitutionnalisme libéral passe soit par la révision des Constitutions anciennes soit par l’adoption de nouvelles Constitutions. Ainsi, « dans les cas où de nouveaux sujets de droit international se forment et dans ceux où les Constitutions sont l’expression d’un changement évident de régime politique, en prévoyant la forme de l’Etat – bien qu’en gardant la continuité du sujet de droit international, les manifestations du pouvoir constituant dans ces Constitutions sont claires, tout en s’éloignant du régime politique ancien ». L’alternative continuité-discontinuité entre les ordres ne se résout pas de façon immédiate, puisqu’elle s’insère, dans la plupart des cas, dans un contexte temporel avec des phases plus ou moins larges. 

II- Les conditions de l’effectivité du processus de transition constitutionnelle 

L’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution démocratique, représente, indiscutablement, l’élément le plus significatif du changement et de la discontinuité entre l’ancien régime politique autoritaire et le nouveau régime de nature démocratique. Toutefois, cette entrée en vigueur n’est pas en mesure de déterminer, en soi, le passage effectif de l’État autocratique vers l’État démocratique. Pour garantir cette effectivité, le professeur De Vergottini précise qu’il est nécessaire d’avoir une convergence entre la Constitution formelle et la Constitution substantielle (A). En outre, l’adoption des nouvelles constitutions démocratiques a été conditionnée par un ensemble de facteurs qu’il convient d’étudier (B). 

A) La nécessaire convergence de la Constitution formelle et de la Constitution substantielle 

Les nouveaux principes issus du constitutionnalisme libéral inscrits dans les nouvelles constitutions ont, au départ, un caractère purement théorique. « Les principes sont presque toujours de simples aspirations, des intentions, des programmes ». Ainsi, le processus de consolidation du nouveau régime peut se révéler complexe en pratique. La phase de l’application de la Constitution « est toujours caractérisée par des processus d’adaptation de la réalité factuelle aux principes. C’est lors de cette phase que se manifeste, au cours du temps, la distance entre la volonté des constituants et ce qui est consenti à la situation de fait ». Le professeur De Vergottini identifie des éléments qui permettent de déterminer la convergence de la Constitution formelle et de la Constitution substantielle, ce qui permet de garantir l’effectivité de la transition constitutionnelle. Parmi ces éléments, il convient de mentionner : la présence de représentants élus, le fonctionnement physiologique du principe de séparation des pouvoirs (aussi bien verticalement qu’horizontalement et entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire), la garantie effective des droits de l’opposition politique et parlementaire, l’effectivité des libertés d’expression et d’association, l’effectivité du principe d’égalité, la reconnaissance et la garantie des droits fondamentaux de la personne, la présence des sources alternatives d’information et la garantie du droit d’accès à ces sources. Si dans la pratique les principes et les valeurs inscrits dans la Constitution restent lettre morte, la transition reste inachevée. En effet, la transition inscrite dans la Constitution doit coïncider avec la transition en action. La volonté d’adopter des Constitutions similaires avec celles des États d’inspiration libérales n’a toujours pas coïncidé avec l’affirmation d’ordres juridiques réellement démocratiques. En ce sens, le phénomène de « démocratie de façade » s’est largement consolidé. La phase dans laquelle la démocratie est consolidée peut être plus ou moins longue et dans certains cas elle peut aboutir à un échec. 

B) Les facteurs capables de garantir un perfectionnement du processus de transition constitutionnelle 

Pour le professeur De Vergottini, il existe des facteurs endogènes et exogènes capables de conditionner le perfectionnement de la phase de transition constitutionnelle. Les facteurs endogènes peuvent être reliés à la nature du processus de transition constitutionnelle, à la nature du système économique adopté, à la culture politique présente et enfin à la structure constitutionnelle. En ce qui concerne ce dernier point, « la forme de gouvernement présidentiel dénote, par rapport à la forme de gouvernement parlementaire, une fonctionnalité inférieure aux fins de la consolidation démocratique et une propension supérieure à favoriser les phénomènes de régression dans le fonctionnement de la forme de gouvernement ». 

En ce qui concerne les facteurs exogènes, le professeur De Vergottini identifie l’intérêt propre du pouvoir constituant à adopter les principes du constitutionnalisme libéral afin de pouvoir adhérer aux diverses organisations internationales. Ainsi, « le conditionnement opéré sur les nouvelles constitutions par la participation aux différentes organisations internationales apparaît comme l’un des facteurs déterminants du processus constituant et de la réforme des ordonnancements ». 

 III- Le lien étroit entre le juge constitutionnel et le processus de transition constitutionnelle : une idée à compléter 

Pour mettre en exergue le rôle du juge constitutionnel dans le processus de transition constitutionnelle, il convient d’étudier l’hypothèse spécifique de sa création avant l’adoption de la nouvelle Constitution démocratique (A) et de sa place dans le processus de justice transitionnelle (B). 

A) La création d’une juridiction constitutionnelle avant l’adoption 

des nouvelles constitutions 

Des institutions, à la fois « bien faites et bien pleines » peuvent offrir des repères et constituer des moules de comportement, aidant ainsi à l’établissement d’un nouvel ordre juridique, en attendant qu’il devienne – aussi – spontané, dans le cadre de la nouvelle culture démocratique. L’État de droit est la qualification à laquelle prétend, aujourd’hui, tout régime qui se veut démocratique et libéral et dans lequel la garantie des libertés et des droits fondamentaux est assurée. 

L’Etat de droit est défini comme un pouvoir politique institutionnalisé, dont les différents organes agissent en vertu du droit et seulement ainsi, ce qui garantit que la puissance publique se montre respectueuse des droits humains fondamentaux, individuels et collectifs. En démocratie, la présence de l’Etat de droit doit s’exercer dans une légalité absolue qui assure la protection des libertés fondamentales. 

À ce titre, la Cour constitutionnelle (organe participant au processus constituant) représente la « pierre angulaire d’une démocratie saine ». Le lien étroit entre la juridiction constitutionnelle et le processus de transition constitutionnelle est observable dans certains systèmes juridiques qui ont permis l’entrée en fonction de cette juridiction avant l’adoption de la nouvelle Constitution. La Cour constitutionnelle rend des arrêts importants en matière de procès équitables et à diverses occasions s’occupe de la « justice transitionnelle » en se prononçant, plus particulièrement, sur la constitutionnalité des lois adoptées par cet État. 

La Cour constitutionnelle a un rôle clé à jouer dans le processus de justice transitionnelle. Sa mise en place est nécessaire dans les États en transition cherchant à établir la vérité à propos du passé. C’est pourquoi, le rôle du juge constitutionnel dans la réconciliation avec le passé doit être mis en évidence et clairement défini. 

Une fois fait, les juges constitutionnels sont habilités à exercer un contrôle (très scrupuleux) au niveau de la Cour constitutionnelle qui a pour mission de veiller à ce que la Constitution définitive ne soit pas en contradiction avec les principes constitutionnels fondamentaux qui doivent guider l’Assemblée constituante. 

B) Le rôle du juge constitutionnel dans le processus de justice transitionnelle 

La justice transitionnelle concerne de plus près le droit constitutionnel « de par sa complexité et ses enjeux au regard de la construction ou de la reconstruction du nouvel État de droit ». Ainsi, le professeur Xavier Philippe souligne que la justice transitionnelle est une composante de la transition dans laquelle l’État, sortant d’une période de conflit ou de crise, instaure les fondements du nouvel État de droit. 

La justice transitionnelle est définie comme un « éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation ». 

Plus précisément, il s’agit de faire entrer dans cette définition « l’ensemble des mécanismes judiciaires et non-judiciaires permettant la recherche de la vérité, de l’identification des responsabilités ainsi que des mesures de réparation à offrir aux victimes ». Parmi les mécanismes judiciaires, il convient de mentionner les juridictions nationales ordinaires, et le plus souvent, les juridictions pénales. Parmi les mécanismes non-judiciaires, il convient de faire référence aux commissions dites Vérité (et Réconciliation pour certaines d’entre elles). En somme, la finalité de la justice transitionnelle est de régler les comptes avec le passé et en particulier avec les coupables des infractions commises ayant un lien direct avec le précédent régime autoritaire. Les mécanismes de la justice transitionnelle doivent être envisagés comme des mécanismes complémentaires avec ceux de la justice pénale ordinaire et de la justice constitutionnelle. En effet, tant la justice transitionnelle que la justice constitutionnelle visent le même objectif à savoir la protection des droits fondamentaux et cela même si la justice transitionnelle reste une justice d’exception. La question de la constitutionnalisation de la justice transitionnelle se pose avec force. Elle doit être soumise au respect des dispositions de la Constitution telles qu’interprétées par le juge constitutionnel. Le juge constitutionnel est tenu d’effectuer un contrôle de la conformité à la Constitution des réparations proposées par le processus de justice transitionnelle. Plus particulièrement, ce sont les lois d’amnistie et les lois de lustration qui doivent faire l’objet du contrôle. En outre, il convient de préciser que ce contrôle de constitutionnalité est souvent accompagné d’un contrôle de conventionalité des lois. Cette jonction des contrôles de constitutionnalité et de conventionalité au profit du juge constitutionnel participe au renforcement de la protection des droits fondamentaux de la personne. Il convient de préciser que les lois d’amnistie visent à consacrer des mesures d’oubli des faits, souvent constitutifs d’infractions graves, commis par le régime autoritaire. Ces lois « possèdent pour effet d’éteindre toute forme de responsabilité pénale ou civile pour des actes pénalement répréhensibles » et leur adoption procède d’un choix politique. 

Toutefois, la Cour constitutionnelle peut remettre en cause l’idée selon laquelle les décisions d’amnistie effacent toutes les conséquences des actes commis par leurs auteurs. En effet, pour le juge constitutionnel, l’octroi d’une amnistie, qui vise la recherche de l’équilibre entre les droits des victimes et ceux des responsables, ne peut pas déboucher sur une immunité absolue allant jusqu’à effacer l’existence des faits. Finalement, l’action du juge constitutionnel dans la mise en œuvre du processus de démocratisation reste déterminante. Les Cours constitutionnelles des États en transition se sont vu attribuées par la Constitution des prérogatives étendues. À côté de la compétence d’exercer un contrôle de constitutionnalité des lois, certaines Cours constitutionnelles disposent d’une compétence « d’interprétation directe ou immédiate » de la Constitution. 

L’attribution de cette compétence par le pouvoir constituant est nécessaire afin de mettre en œuvre l’État de droit durant la période transitoire et notamment afin d’appliquer les nouveaux principes énoncés dans les constitutions et afin « de garantir la compréhension correcte et authentique du sens des normes constitutionnelles ». D’ailleurs, cette compétence a prouvé son utilité pendant la période transitoire étant donné « le nombre élevé de décisions rendues en matière d’interprétation durant les premières années d’activité des cours constitutionnelles ». À côté de cette compétence, certaines constitutions dotent le juge constitutionnel de la compétence d’interpréter la constitution à la lumière des traités internationaux. L’introduction de cette méthode d’interprétation de la constitution conduit à concevoir la comparaison constitutionnelle comme la voie par laquelle les différents exemples de constitutions communiquent, actuellement, entre eux. Comme le souligne le professeur De Vergottini, le phénomène de globalisation du droit favorise une réception des principes de la démocratie libérale. 

Conclusion 

Jamais la thématique du changement constitutionnel n’a connu une telle acuité depuis le recouvrement de notre indépendance. Pourtant, l’évocation d’une 2ème République n’est pas plus une idée neuve pour les constitutionnalistes qu’elle n’en est une pour l’opposition politique. Mais le report, sine die, des élections présidentielles d’avril 2019, conditionné, notamment par ce qu’il est, désormais, convenu d’appeler « le mouvement citoyen pour le changement du système », a récemment ravivé l’intensité (la pertinence ?) du discours des hommes (et femmes) politiques en faveur d’un changement de régime. Interpellée par des propositions foisonnantes, la doctrine constitutionnaliste s’invite, aujourd’hui, dans un débat au sein duquel elle a assurément un rôle déterminant à jouer. 

A ce titre, nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, interrogent l’objet constitutionnel que pourrait, potentiellement, être la 2ème République. Plus rares en revanche sont ceux qui, en aval des discussions relatives à la nécessité d’un changement et en amont de celles relatives à la portée des transformations à entreprendre, s’arrêtent un instant sur les modalités concrètes devant permettre le passage formel à la 2ème République. 

Or, tant d’un point de vue théorique que pratique, la problématique de la filiation entre une constitution et celle qui lui succède, s’avère d’une complexité fondamentale dépassant, de loin, les aspects purement procéduraux censés n’intéresser que les spécialistes du droit. 

Concevoir, façonner et finaliser un texte nouveau pour la République, organiser dans le même mouvement les modalités de son entrée en vigueur, constituent autant d’étapes intermédiaires, lestées de difficultés majeures, qui ne sauraient être mises à l’écart du débat. Au contraire, elles y occupent une place épicentrale, indissolublement liée au contenu et au devenir du texte lui-même. L’histoire constitutionnelle montre en effet, sans nuance aucune, que les constitutions sont toujours dépendantes de leur contexte de production. Il est, de fait, impossible de détacher l’analyse d’un texte, quel qu’il soit, de l’environnement – politique, social, économique, et culturel– au cœur duquel il puise ses fondements, sa substance et ses conditions de mise en œuvre. 

Autrement dit, la 2ème République ne saurait être autre que descendante de la 1re, avec tout ce que cela suppose de difficultés concernant la dichotomie (2 modalités) : filiation – reniement. 

Cela ne signifie pas, il s’entend, que les réflexions menées sur le contenu d’un texte à venir soient privées d’objet, car en toute hypothèse, les projets divers, aujourd’hui soutenus, fourniraient immanquablement, au moment du processus constituant, la matière première aux discussions engagées. Mais cela suggère, assurément, d’intégrer pleinement la phase transitionnelle dans une dimension réflexive d’ensemble qui sous-tend, d’emblée, deux questionnements au moins : est-il possible de réaliser une transition constitutionnelle scrupuleusement limpide entre les 1re et 2ème Républiques ? Quelles sont les conditions politiques indispensables à la réalisabilité de cette transition ? 

Une analyse objective fait rapidement apparaître un trouble manifeste quant à la réponse susceptible d’être apportée à la première interrogation. Une incertitude tout aussi inconfortable s’impose en réponse à la deuxième. Il s’avère en réalité qu’une transition constitutionnelle juridiquement irréprochable entre la 1re et la 2ème République est impossible. Pour la double raison suivante : l’absence d’une culture constitutionnelle et l’absence d’une transformation des mentalités qui rendent fragile la réception formelle des principes. En effet, la culture constitutionnaliste qui nécessite de forger « l’éthique constitutionnelle des gouvernants et des élites » se trouve, pour l’instant, à un état embryonnaire dans notre pays. De plus, nonobstant les retards compréhensibles dans la maturation d’un climat culturel, il serait illusoire de penser que la simple adoption d’une nouvelle constitution, formellement satisfaisante, permette de considérer le problème comme résolu. En réalité, la transition constitutionnelle transpose ses effets dans le temps. Dans les États en transition, il y a un décalage entre la proclamation et l’application effective des principes de la démocratie libérale. Et à ce titre, le juge constitutionnel devient un acteur déterminant dans le processus de transition constitutionnelle et dans la mise en œuvre de l’État de droit. 

  • Mourad Hamdan, Consultant en management 

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