Algérie / Démission de Bouteflika : le peuple algérien se réapproprie son histoire

L’annonce de la démission du président algérien est assurément une première victoire pour le peuple algérien. La page des années Bouteflika est tournée mais la lutte contre le pouvoir dont il n’était plus qu’un symbole se poursuit.

Les Algériens viennent de remporter leur première vraie victoire dans leur bras de fer avec le pouvoir algérien. Depuis le 22 février, le peuple algérien – qui a retrouvé une conscience collective – lutte contre l’absurdité d’un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika et contre un pouvoir (avec ses différentes composantes) cryptocratique, clandestin, qui a cru pouvoir humilier une seconde fois (on était dans la même configuration en 2014) la population en lui imposant un chef d’État incapable de s’exprimer publiquement depuis 2013. Après plusieurs lettres frauduleuses attribuées au président (qui n’a même pas été capable de prêter serment en 2014), l’annonce de la démission est la première réponse sérieuse au mouvement populaire algérien.

Il faut d’abord se mettre d’accord sur ce qui a lieu en Algérie. Depuis plusieurs semaines, l’Algérie vit tout simplement un processus révolutionnaire : une révolution authentiquement populaire et non une révolution «bourgeoise» (même si toutes les classes sociales et tous les milieux ont participé à ce combat contre l’absurde). C’est un élément important à soulever : ce ne sont pas les élites qui ont convaincu les classes populaires de sortir. Ce sont plutôt les classes populaires (les collectifs de supporters de football ont joué un rôle déterminant méritant sans doute d’être étudié) qui ont libéré les élites du pays : cela va de l’opposition (libérée d’une élection absurde, par exemple) à une partie du pouvoir (dont le chef d’état-major, plus bavard que jamais).

De quoi Bouteflika était-il le nom ?

Abdelaziz Bouteflika est l’un des visages du régime en place depuis 1962. Il doit le rôle prépondérant qu’il a joué (notamment comme ministre des Affaires étrangères de 1963 à 1979) à sa proximité avec l’ancien président Houari Boumediene. Abdelaziz Bouteflika est l’un des piliers de la cryptocratie algérienne. Après une longue traversée du désert (entre la Suisse et les Emirats arabes unis), il réussit à prendre le pouvoir en 1999.Lire aussi

Il existe un malentendu sur ce retour au pouvoir en 1999. Bouteflika, qu’une bonne partie de la population algérienne ne connaissait pas (après une si longue absence) et qui traînait l’image d’un homme politique corrompu, n’a pas pris le pouvoir grâce à des élections transparentes et à un soutien populaire, mais tout simplement parce que l’armée algérienne l’a adoubé. Et l’armée algérienne n’a fait appel à lui que parce qu’elle avait besoin d’une protection politique. Il est temps d’en finir ici avec un mythe : Bouteflika n’est pas l’homme de la paix (il n’y jamais eu de véritable recherche de la vérité ou de réconciliation sociale) et de la prospérité (il a simplement bénéficié de prix avantageux des hydrocarbures), mais l’homme des militaires et des oligarques.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Bouteflika en 1999, les Algériens ont été plus éloignés que jamais des débats politiques (et il est enthousiasmant de les voir aujourd’hui faire de la politique bien mieux que le pouvoir qui a tenté de les dépolitiser) et la corruption, l’arbitraire et l’impunité ont atteint des niveaux inouïs. Aujourd’hui, les Algériens ont dit non à tout cela, et pas seulement à un homme qui ne leur parle plus depuis quelques années.

Quel dénouement ?

Depuis le début des manifestations, du soulèvement populaire algérien, le pouvoir algérien n’a cessé de ruser : de fausses lettres, de fausses promesses et des déclarations contradictoires. Dans quelques années, les historiens auront certainement beaucoup à dire sur cette séquence. Néanmoins, on peut déjà affirmer que le peuple algérien a bousculé la cryptocratie dont les ruses, les gesticulations et les maladresses traduisent la médiocrité d’un régime qui s’était émancipé de tout contre-pouvoir et de tout socle populaire.Lire aussi

Dans les réponses du pouvoir algérien aux revendications du peuple algérien, nous sommes passés en quelques semaines d’un moment diplomatique (le retour inutile en Algérie de Lakhdar Brahimi [pressenti pour diriger une « conférence » de transition], la tournée diplomatique invraisemblable de Ramtane Lamamra [éphémère ministre des Affaires étrangères], etc.) à un moment militaire. Nous avons affaire à un véritable rapport de force entre le pouvoir algérien (quelles que soient ses composantes) et le peuple algérien. Dans cette phase militaire, dont le protagoniste est le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, nous assistons à deux phénomènes concomitants : une division (du moins, en apparence) du pouvoir algérien – avec les charges du général Gaïd Salah contre le clan Bouteflika – et une division – dont on ignore encore l’ampleur – du mouvement de contestation (entre ceux qui font confiance à l’armée et ceux qui s’en méfient).

Le peuple algérien a bousculé la cryptocratie dont les ruses, les gesticulations et les maladresses traduisent la médiocrité

Lui-même bousculé par ce soulèvement, le général Gaïd Salah (qui a protégé le clan Bouteflika et qui a couvert l’élection de 2014 et l’élection avortée de 2019) mène aujourd’hui une opération de propagande destinée à sauver du pouvoir algérien ce qui peut l’être. C’est ainsi qu’il faut comprendre le lâchage du clan Bouteflika, les offensives (tardives et légalement opaques) contre les oligarques et une abondante rhétorique constitutionnelle. Cette dernière est particulièrement ironique quand on sait que le pouvoir algérien (encore une fois, quelles que soient ses composantes) s’apprêtait à contourner lui-même sa constitution (annulation de l’élection, prolongation – avortée – du mandat, appel à des personnalités à la retraite pour prendre en charge la transition …).

Débarrassés du président Bouteflika, les Algériens sont désormais confrontés au piège constitutionnel : l’application de la constitution (intérim du président du Conseil de la Nation [du Sénat], maintien du gouvernement en place, etc.) ne permet aucune transition sérieuse et honnête (un nouveau régime dont la mise en place serait permise par les hommes de l’ancien régime n’est jamais vraiment un nouveau régime). Par ailleurs, la légitimité d’un gouvernement nommé par un président a priori incapable de nommer qui que ce soit (de l’aveu même du chef d’état-major qui a couvert toute cette supercherie avant d’évoquer l’empêchement) est tout simplement inexistante.

Tel est donc le cadre de la prochaine lutte du peuple algérien. Vendredi prochain, les Algériens (et une partie de l’opposition, l’opposition conservatrice ayant fait le choix de soutenir les initiatives de l’armée) sortiront de nouveau pour réclamer une transition qui ne soit pas organisée par l’actuel pouvoir. Selon la fameuse formule schmittienne, est souverain celui qui décide de l’exception. Le peuple algérien, en tant que souverain, est en droit d’exiger la sortie d’un cadre constitutionnel piétiné par le pouvoir lui-même. En 1992, le pouvoir militaire algérien a décidé de l’exception en mettant en place un «Haut Comité d’État» hors cadre constitutionnel. Ce que les militaires ont fait, les civils doivent pouvoir le faire aussi : une instance de transition honnête qui n’émanerait pas du pouvoir en place et qui ne serait donc pas encadrée par l’actuelle constitution. Bouteflika n’est plus mais le combat continue.

Adlene Mohammedi, docteur en géographie politique et spécialiste de la politique arabe de la Russie et des équilibres géopolitiques dans le monde arabe.


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