LIVRES / La littérature argentine plonge dans son histoire sanglante

« A partir de quel âge un enfant peut-il être torturé ? » Invitée du Salon du livre de Paris (du 21 au 24 mars), la littérature argentine fouille les entrailles de l’histoire du pays, entre péronisme, dictatures et guerre des Malouines.

Depuis une dizaine d’années, sur ordre du président de la République néopéroniste Néstor Kirchner, l’Ecole supérieure de mécanique de la marine (Esma) est ouverte au public. Ce vaste bâtiment situé avenue del Libertador, à une dizaine de minutes en taxi du centre de Buenos Aires, fut le centre clandestin de détention et de torture de la dictature militaire (1976-1983). Funeste destin pour une école qui fut longtemps un ascenseur social. On y dispensait aux jeunes gens de famille modeste des cours de menuiserie, de serrurerie et d’électricité, première étape avant l’obtention du galon d’aspirant.  

Le père du narrateur de La Nuit recommencée, de Leopoldo Brizuela, y fait son apprentissage dans les années 1930. Sans doute par reconnaissance et par habitude de l’obéissance est-il toujours disposé à rendre service à d’autres militaires, y compris lorsque ceux-ci se déplacent en civil pour mener des actions de basse police et enlèvent des voisins « subversifs ». « Tous sont nés entre 1915 et 1925, ont grandi pendant la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre mondiale, tous ont soutenu le péronisme et ensuite, après chaque gouvernement faible, ont approuvé les putschs en croyant qu’ils pourraient imposer au pays ce que le ‘service militaire’ leur avait imposé à eux, écrit Brizuela. Ils en sont arrivés là avec la conviction d’avoir donné vie à la nation, et ils veulent croire que le Proceso ne se fait pas sans eux. » Dans le langage orwellien de la junte, le Proceso de reorganizacion nacional est la mission qu’elle s’est officiellement assignée. Après la chienlit, l’ordre et la reconstruction. 

Le coup d’Etat du 24 mars 1976 à Buenos Aires. AFP

Il est impossible d’aborder la littérature argentine sans rappeler brièvement la nature de cet ovni politique aux nombreux avatars nommé « péronisme », qui hante ses pages. Ce populisme incarné par un général (Juan Peron) et sa deuxième femme (Evita) – sanctifiée par une mort fulgurante – s’est bâti avec l’aide du tout-puissant syndicat CGT sur une politique sociale tous azimuts (hausse des salaires, congés payés, aides sociales), une économie diri gée (nationalisations), un anticléricalisme farouche et un nationalisme ombrageux. Renversé en 1955 et parti en exil après neuf années au pouvoir, Peron assiste, impuissant, à l’éclatement de son mouvement entre la gauche révolutionnaire (les Montoneros) et la droite ultra, conduite par José Lopez 

Rega. « De nombreux Argentins viennent chez moi, essayant de me vendre une vérité différente (…). Et qu’est-ce que vous voulez que je fasse, moi ? Je les crois tous », confie le vieux général à Tomás Eloy Martinez, auteur de deux formidables livres, Le Roman de Peron et Santa Evita, fort justement réédités (Pavillons poche). L’affrontement culmine le 20 juin 1973, lorsque des snipers de la frange d’extrême droite tirent sur les jeunesses péronistes venues accueillir leur leader, de retour d’exil. 

La mort de Peron et l’accession au pouvoir de sa troisième femme, Isabel, accélèrent la déstabilisation du pays et entraînent l’entrée des Montoneros dans la clandestinité et la lutte armée (enlèvements, assassinats, attentats). Le coup d’Etat de 1976 sonne momentanément le glas du péronisme. La dictature, appelée de ses voeux par la majorité silencieuse, effraie bientôt celle-ci par la brutalité et l’étendue de la répression : contre les partis d’opposition, les yndicats, les intellectuels, les religieux. 

« Nous tuons d’abord les subversifs, ensuite leurs sympathisants, et puis les indécis et finalement les indifférents », résumait un membre de la junte. Résultat : 30000 « disparus » (« desaparecidos »), le plus souvent largués depuis les  » avions de la mort  » après l’injection d’un calmant et, depuis, réclamés chaque jeudi, place de Mai, par leurs mères et grands-mères, dont les rangs s’éclaircissent au fil des ans. Il faut ajouter à cette comptabilité morbide les 500 « bébés volés » aux prisonnières enceintes, puis confiés à des familles proches du pouvoir. 

Le triumvirat à la tête de la junte : Orlando Ramon Agosti, Jorge Rafael Videla et Emilio Massera en 1977. AFP

Tel est le paysage dans lequel évoluent des écrivains quadragénaires, enfants sous la dictature, adultes sous les Kirchner. Leopoldo Brizuela a 13 ans lorsque son double, le narrateur devenu écrivain Leonardo Bazan, assiste, en 1976, à l’enlèvement de voisins, employés de David Graiver, le banquier suspecté d’avoir géré le trésor de guerre des Montoneros, provenant de rançons. Taraudé par la culpabilité, il mène l’enquête, trente ans plus tard, et offre le témoignage le plus complet sur la période. 

Dans La Nuit recommencée, un détail frappe le narrateur. Le soir du drame, les escadrons de la mort n’utilisent pas leur véhicule habituel, la Ford Falcon. Symbole de la répression et de la peur, celle-ci apparaît furtivement dans tous ces livres. « Le seul problème, avec la Ford Falcon, c’est qu’elle avait le levier au volant », note Le Conscrit, de Martin Kohan, réflexion sur l’indifférence et la passivité. L’auteur a 11 ans en 1978, l’année où son personnage, chauffeur d’un médecin militaire, tombe sur la transcription d’un message téléphonique à lui faire parvenir d’urgence: « A partir de quel âge un enfant peut-il être torturé? » Le jeune soldat se moque de la réponse, sa principale préoccupation en cette année de Coupe du monde est la composition de l’équipe nationale de football et les caractéristiques des joueurs. A ce parti pris distancié et plein d’humour, Raquel Robles oppose, avec Petits combattants, le récit le plus poignant, parce qu’il est à hauteur d’enfant et, là encore,  » une Falcon vert olive  » veille. La romancière a 5 ans lorsque ses parents sont victimes d’un enlèvement des militaires. « Le Pire » – ainsi qualifie-t-elle cette scène originelle – advenu, son petit frère et elle ne cesseront de continuer le combat des parents dans la clandestinité de leur chambre. Militants par procuration, les futurs orphelins dissimulent leur activisme à leurs deux grands-mères. Raquel Robles n’en a pas fini avec les années noires. Elle a cofondé Hijos, acronyme de  » Fils et Filles pour l’identité et la justice contre l’oubli et le silence « , et elle éduque des adolescents en détresse. 

 » Un voisin a dit plus tard que Tordo (…)avait pris le chemin de la gare, que la Falcon avait démarré doucement et s’était approchée jusqu’à son niveau. Une mitraillette a pointé de la vitre arrière et la rafale lui a transpercé le corps.  » C’est l’une des scènes ultimes de Pierre contre ciseaux, autre livre fort sur la fin de l’innocence, signé Inés Garland, où Alma, adolescente des beaux quartiers, en week-end dans la résidence secondaire familiale de Tigre, dans le delta, découvre d’emblée l’amour et la réalité tragique du monde. 

Il n’y a pas de Falcon vert foncé dans Naufragés, de Fernando Monacelli, mais un canot de sauvetage avec un cadavre gelé dans l’Antarctique : celui d’un marin échappé du croiseur General Belgrano, coulé par l’aviation britannique pendant la guerre des Malouines, qui a scellé le sort de la junte. La mère, Ana, peut, contrairement à beaucoup d’autres, avoir la consolation de revoir son  » disparu « , avant de le mettre en terre. La boucle est-elle bouclée ? Le travail de deuil, accompli ? Non, car elle apprend l’existence d’un petit-fils, qu’elle n’aura de cesse de retrouver. Comme si les Argen -tins étaient condamnés à débusquer tous ces enfants – la chair de leur chair – confisqués et cachés, pour se réapproprier leur douloureuse histoire 

La Nuit recommencée,par Leopoldo Brizuela,trad. de l’espagnol (Argentine) par Gabriel Iaculli. Seuil, 284p., 21 euros. 

Le Conscrit,par Martin Kohan,trad. par Gabriel Iaculli. Seuil, 216p., 19 euros. 

Petits combattants,par Raquel Robles,trad. par Dominique Lepreux. Liana Levi, 138p., 14,50 euros. 

Pierre contre ciseaux,par Inés Garland,trad. par Sophie Hofnung.L’Ecole des loisirs, 232p., 16 euros. 

Naufragés,par Fernando Monacelli.Trad. par Catalina Salazar. Les Escales, 243p., 19,90 euros. 

LE MIRACLE ALMADA 

Les écrivains argentins ne sont pas tous rivés sur l’histoire de leur pays. Ils font aussi de la « microfiction » à la manière de Borges, pondent des nouvelles fantastiques, célèbrent la province pour mieux conspuer Buenos Aires ou écrivent des petits bijoux à la manière des écrivains du Vieux Sud des Etats-Unis, de Mary Flannery O’Connor à Erskine Caldwell. La jeune provinciale Selva Almada creuse avec bonheur ce sillon-là pour un premier récit qui réunit dans un huis clos suffocant en plein désert, le révérendPearson et sa fille Leni, tombés en panne, le garagiste El Gringo Bauer et son protégé Tapioca. Du grand art. 

Après l’orage, par Selva Almada. 

Trad. par Laura Alcoba. Métailié, 134 p., 16 euros. 

Photo mise en avant : Une « mère de la place de Mai » arborant les photos de « disparus ». Reuters

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