Algérie / Abdelaziz Rahabi : «Le système de la rente résiste encore»

Algeriepatriotique : L’armée a précipité la chute de Bouteflika et semble mener le bal bien que de façon indirecte. Comment percevez-vous le rôle du chef d’état-major et de la hiérarchie militaire dans la phase politique actuelle ?

Abdelaziz Rahabi : C’est une situation exceptionnelle. L’armée a de tout temps été dans la politique en Algérie, depuis la Guerre de libération et lorsque nous avons un système présidentialiste à outrance qui ne donnait pas beaucoup le sentiment que l’armée avait une autorité sur le chef de l’Etat. La gravité de la crise et la précipitation des événements en plus de la mobilisation populaire impressionnante et l’entêtement suicidaire du président Bouteflika à se maintenir au pouvoir ont accéléré le retour de l’armée sur la scène politique.

A l’issue de la réunion de l’opposition mardi, un appel fut adressé au chef du commandement de l’armée afin d’interagir plus avec les revendications populaires. Ne craignez-vous que le mouvement populaire soit phagocyté et que l’armée s’impose comme alternative au régime déchu ?

L’implication de l’armée est la conséquence directe de la crise. Je ne l’ai jamais souhaité. J’aurais voulu que notre armée reste dans un rôle institutionnel mais ceci est vague. En ce moment, l’armée a des priorités. Nous avons une frontière de 6 500 km. Sept pays voisins, ce sont sept frontières à protéger. Les situations chez nos voisins ne sont pas les plus stables. L’armée a relevé le défi de la modernisation et du rajeunissement de son commandement, de professionnalisation et d’adaptation aux nouvelles crises et menaces. C’est l’armée dont nous rêvons tous.

Les politiques ont impliqué l’armée dans la gestion des crises. Et toutes les armées du monde interviennent quand il y a des crises dans leurs pays. Mais quand la crise a une implication à caractère sécuritaire ou qui touche à la stabilité des institutions – ce que nous sommes en train de vivre en ce moment –, en recommandant à l’application de l’article 102 de la Constitution, l’armée s’est mise directement dans la politique. Elle a probablement permis une sorte de stabilisation avec la démission du président Bouteflika, et les millions d’Algériens qui sont sortis ont demandé à Bouteflika de ne pas se présenter, ni prolonger son mandat.

Les Algériens continuent à sortir pour réclamer un système démocratique. La solution ne peut être uniquement dans la Constitution. L’article 102 est insuffisant. Il a servi à débloquer la situation, à débloquer la crise mais il est insuffisant pour régler la crise. Il ne peut organiser la transition démocratique. Il ne peut organiser le débat politique. Il ne peut organiser la phase que nous sommes en train de vivre actuellement.

C’est pour cela qu’il faut faire accompagner l’article 102 par de mesures politiques concrètes. Il faut ouvrir un dialogue. Nous avons dépassé le stade du débat. Il faut sortir du débat sur la Constitution. C’est un débat superflu, qui n’est plus opportun, c’est un débat qui donne l’impression que nous travaillons plus sur les moyens que sur la finalité, qui est l’instauration d’un Etat démocratique. C’est un débat qui nous fait perdre du temps et fait gagner du temps à l’ancien système. Parce qu’en réalité, mis à part le départ de Bouteflika, rien n’a changé. Ce qui a donné le sentiment aux millions d’Algériens qui sortent que leur victoire est incomplète tant qu’ils n’ont pas obtenu une rupture totale avec les méthodes et les hommes de l’ancien système.

Les Algériens ne réclament pas le départ de l’administration, ils réclament le départ de ceux qui sont identifiés à une certaine façon de gouverner l’Algérie. Il ne s’agit pas de faire table rase du passé, il s’agit de réformer en profondeur notre système politique, et cela demande d’entrer dans une nouvelle dynamique de changement. Nous observons qu’il y a beaucoup de résistance de l’ancien système. Observez l’audiovisuel public. Il y a énormément de résistance, pas au niveau des journalistes mais de l’administration. C’est l’équipe qui a fait le sponsoring du cinquième mandat qui dirige les moyens audiovisuels les plus lourds.

Des représentants du FIS dissous qui considéraient la démocratie impie participent à vos réunions. Le FIS ne profite-t-il pas pour revenir en force sur la scène politique avec sa doctrine liberticide ? A-t-il changé de discours ?

Je ne sais pas si c’est vraiment une question d’actualité. Le FIS n’a jamais participé aux réunions de l’opposition auxquelles j’ai assisté ou que j’ai présidées en 2016. Il y a au sein de l’opposition d’anciens dirigeants du FIS dissous. Au sein de cette opposition, les choses sont très claires : le FIS est un parti dissous. Il y a des personnalités dans l’opposition de tous bords. Toutes les personnes politiques qui participent aux réunions de l’opposition ne font pas l’objet de poursuites pour des délits de quelque nature que ce soit. Cela est extrêmement important.

Nous n’avons jamais, et je l’ai dit en 1995, accepté, sous quelque forme que ce soit, que l’ex-FIS soit présent à nos réunions. Il reste que ceux qui accueillent ces réunions sont libres de considérer qu’une personnalité politique indépendante et ne se revendiquant pas d’un parti assiste aux réunions. C’est à la justice algérienne de trancher et non aux politiques. Si l’Etat algérien estime qu’une personne n’a pas le droit d’exercer une activité politique, il doit le faire savoir.

Les manifestants rejettent tous les symboles du système, y compris l’opposition classique. Comment l’opposition compte-t-elle transcender cet écueil ?

Ce n’est pas vrai ! Il y a un discours dans une partie des médias publics et privés tendant à faire croire que les manifestations sont contre le gouvernement et l’opposition. Ce n’est pas vrai ! L’opposition existe. Elle est une réalité politique. Elle est aussi légale et démocratique. Elle existe et a toujours existé. On fait de l’opposition dans ce pays depuis 1962. Des gens en sont morts, d’autres exilés ou emprisonnés. Les gens sont sortis contre les premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième mandats. L’opposition en Algérie n’est pas née un 22 février. La manifestation du 22 février est l’accumulation de toutes les oppositions de l’Algérie. Le peuple entier s’est soulevé. Ce ne sont pas uniquement les militants de partis ou des élites.

La société algérienne a atteint une maturité politique et un niveau de conscience extrêmement importants qui permettent à un peuple de se soulever massivement, de façon démocratique et organisée, avec énormément de discipline, sans évoquer une seule revendication à caractère socioprofessionnel ou économique mais uniquement des revendications à caractère politique parce que les Algériens savent qu’en changeant de régime politique, ils changeront la gouvernance de leur pays. Je le dis encore une fois, il est tout à fait erroné, voire inacceptable même, de mettre à un niveau d’égalité le rejet des Algériens du gouvernement et le rapport qu’ils ont avec l’opposition qui est une réalité nationale.

Elle n’a jamais mobilisé autant de monde…

Aucune opposition au monde ne peut mobiliser autant de monde. Et aucune opposition au monde ne mobilisera la moitié de la population. C’est la société qui s’est soulevée.

Le peuple algérien refuse d’aller vers l’élection du 4 juillet. De même que les partis de l’opposition, les magistrats et des centaines de P/APC qui ont refusé de préparer les listes électorales. Pensez-vous que le pouvoir actuel cédera ou bien, au contraire, il va continuer dans le déni de la volonté populaire ?

Je n’ai jamais pensé un seul instant que l’Algérie allait organiser les élections le 4 juillet, sauf à vouloir provoquer le peuple ou aggraver la crise. Il n’y a pas un seul exemple de transition dans le monde dirigé par l’ancien pouvoir. Ce que nous vivons s’appelle la transition à l’algérienne. Faire l’opposition avec le même gouvernement, les mêmes personnes, presque dans les mêmes formes et dans les délais constitutionnels. C’est pour cela que je vous dis qu’à un moment nous avons conscience que les Algériens, après avoir été otages de la maladie du Président, sont devenus otages de la Constitution, laquelle personne n’en parle depuis 20 ans. Les présidentialistes à outrance n’organisent pas l’équilibre des pouvoirs, n’ont aucun mécanisme de règlement des crises et sont complètement dépassés, devenus le refuge de ceux qui veulent donner un sursis à l’ancien régime.

Les manifestations du huitième vendredi ont été émaillées par des incidents. Comment expliquez-vous ce dérapage ?

L’opposition, lors de la réunion de mardi, a dit regretter l’usage de la violence disproportionné lors des dernières manifestations et demande aux services de sécurité de veiller à la protection des personnes et des biens. Il y a eu incontestablement un usage disproportionné de la force publique. C’est un fait isolé, fort heureusement, dans un espace bien déterminé à Alger et cela n’a pas touché tout le pays. Il reste qu’il faut dénoncer toute forme d’abus de la force publique. Les manifestants sont très disciplinés, bien organisés et cela se passe dans les meilleures conditions, il n’y a aucune raison de faire étalage d’une aussi impressionnante force publique.

Selon vous, vers où s’acheminent les manifestations ? Vers une confrontation avec les décideurs actuels ou vers l’apaisement ?

Je n’envisage aucune confrontation et ne pense pas qu’il va y en avoir. Les demandes sont pacifiques, politiques et bien claires et attendent une réponse politique. Il faut admettre que l’article 102 a atteint ses limites. Il a permis de sortir de la crise mais il est insuffisant pour la régler. C’est pour cela qu’il faut encourager et favoriser l’entrée dans le fait politique de tout le peuple. Il y a un faible taux d’adhésion aux partis, mouvements associatifs, syndicats parce que nous avons tout décrédibilisé. Aujourd’hui, les Algériens peuvent, si la transition démocratique réussit, retrouver la force de leur voix. Je pense qu’il est temps pour nous tous que nous adhérions dans des partis et associations. Les étudiants qui sont très nombreux doivent se structurer dans des organisations estudiantines puissantes également. Mais avant cela, les Algériens doivent entrer dans la politique pour gagner les élections et prendre le pouvoir.

Les Algériens ont une idée de ce que doit être demain. Ils ont la transition démocratique en tête. C’est le pouvoir qui ne l’a pas. Il reste que tout cela doit être organisé sous une forme politique, c’est-à-dire les partis politiques et les associations. Je ne sais pas comment va s’organiser le calendrier de la transition démocratique mais donnons le temps aux Algériens de s’organiser, d’entrer dans la politique. Pourquoi il y a autant de précipitation ?

Comment voyez-vous les perspectives immédiates du mouvement populaire ?

Malheureusement, il y a au sein du système politique, dans toutes les institutions et même les plus sensibles, des poches de résistance au changement, le passage d’un système non démocratique à un système démocratique. C’est une réalité. Il ne faut pas se voiler la face. Il y a une résistance au changement. Les forces du changement sont puissantes et non organisées. Il faut qu’elles s’organisent pour imposer leur logique, celle du mouvement populaire. Car les forces qui résistent au changement ont beaucoup de capacité de nuisance et sont partout. Dans les institutions de l’Etat, dans l’audiovisuel et dans la vie sociale. Parce que c’est un système qui a créé la rente et des réseaux d’influence. C’est cette rente qui existe toujours et qui résiste à un système démocratique, transparent qui contrôle tout.

Comptez-vous adhérer à un parti existant ou en voie de création ou en créer un vous-même ?

Je ne sais pas. Je n’ai jamais milité dans un parti politique. Peut-être est-ce dû à ma carrière de diplomate. En Algérie, les militaires, diplomates et magistrats ne sont pas autorisés à adhérer dans des formations politiques. J’attends de voir comment les choses vont se développer pour voir s’il est nécessaire de créer un parti ou pas. Je pense à tout et j’essaie de trouver la meilleure façon de participer pour apporter une solution à la crise que traverse le pays.

Quels seraient, d’après vous, les personnalités à même de conduire la période de transition ?

Je ne parle de personne et ne porte pas d’appréciation. Il faut penser profil. Il faut penser à des personnes crédibles, qui ne soient pas entachées par des affaires de corruption, qu’elles soient compétentes et désintéressées. Parce qu’exercer de la politique dans des situations de crise demande beaucoup de concessions, de générosité, d’écoute et de don de soi-même. La transition ne réussit que lorsque nous donnerons tous un peu de nous-mêmes pour arriver à un accord politique global. La transition est un processus très complexe, parfois douloureux mais demande, surtout, aux personnes d’avoir un esprit de convergence, d’être généreuses et patientes.

Etes-vous disposé à le faire ? Vous a-t-on sollicité ?

Ce n’est pas les questions personnelles qui régleront le problème. Il s’agit de savoir dans quelle perspective nous nous s’inscrivons. Je m’inscris dans une perspective d’un règlement de la crise de mon pays. Si les Algériens s’entendent sur une vision, un calendrier, j’apporterai ma contribution. C’est à la hauteur de la gravité de la crise. Je pense qu’il faut apporter beaucoup en ce moment et beaucoup donner à notre pays. C’est un moment de crise, il ne faut pas trop demander à ce pays. Et cette crise demande beaucoup de générosité et de dépassement de soi.

Nous ne pouvons gérer la crise avec des attitudes du passé, partisanes ou des attitudes d’ambition. C’est l’ambition démesurée de Bouteflika qui nous a menés vers cela. C’est son obsession suicidaire pour le pouvoir qui nous a menés à cela. C’est vrai que c’est la fin d’un système et Bouteflika n’est venu que vers la fin. C’est la crise de tout un système qui a commencé depuis l’indépendance. L’Algérie a beaucoup fait dans beaucoup de domaines mais très peu fait en matière de mise en place d’institutions démocratiques.

Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

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