France / Henri Alleg : un homme exceptionnel au service de l’Algérie

HOMMAGE

Par Mohamed Rebah (*)
A la mémoire de Fouad Boughanem, lié à Henri Alleg par un engagement politique pour le même idéal.

Henri ALLEG

Le 17 juillet 2013, Henri Alleg décédait. Il avait quatre-vingt-douze ans. Pour les Algériens qui l’ont connu, le nom de Henri Alleg est intimement lié à un journal, et sans doute «leur» journal, Alger républicain. Dans l’opinion publique française et internationale, Henri Alleg, c’est l’auteur du livre La Question par lequel il fit connaître la pratique de la torture exercée par l’armée française sur les détenus algériens durant la lutte de libération. Ceux qui l’ont approché et  discuté avec lui  retiennent certainement ses qualités humaines que l’on perçoit au premier abord, à travers sa simplicité, en contraste paradoxal avec une notoriété qui dépasse largement les frontières de l’Algérie. On ressent chez lui l’esprit fraternel ; sa capacité d’écoute dans les discussions est remarquable, particulièrement quand ses interlocuteurs sont des travailleurs ou des gens des couches populaires aux conditions d’existence difficiles, pour lesquels il a voué sa vie. Son humanisme est d’une sincérité incontestable, ancré profondément dans sa personnalité, jamais pris en défaut, ce dont peuvent témoigner les anciens journalistes et employés d’Alger républicain, qui l’ont côtoyé au quotidien, et, plus proches de lui encore, ses anciens camarades qui ont milité avec lui au sein du Parti communiste algérien (PCA). Pour connaître l’histoire extraordinaire de cet homme exceptionnel que fut Henri Alleg, la lecture de son livre autobiographique Mémoire algérienne. Souvenirs de luttes et d’espérances (Stock, 2005) s’impose : il raconte sa rencontre, quasiment fortuite, avec l’Algérie, en débarquant à Alger, puis son engagement dans le PCA et dans la lutte anticolonialiste, son attitude face aux tortionnaires de l’armée française, sa contribution dans la dénonciation de la torture auprès de l’opinion publique en France et dans le monde, et, après l’indépendance, la participation à l’édification d’une Algérie nouvelle, par la relance d’Alger républicain. L’exil en France, à la suite du coup d’Etat du 19 juin 1965, mettra prématurément fin à son activité militante en Algérie. 
La vie algérienne de Henri Alleg a été tout entière consacrée au militantisme pour une société juste et solidaire, pour le socialisme. Tout a commencé quand il arrive à Alger en 1939, comme il l’a raconté à un hebdomadaire algérien (La Dépêche, 13 au 19 septembre 2005) : «A dix-huit ans, je découvre en débarquant un pays fantastique. Né à Londres, de famille juive aux ascendances russo-polonaises, et venu de ma banlieue nord de Paris, un sentiment m’envahit quand j’arrive dans ce pays lumineux : je suis libre ! Ici, c’est le soleil, les palmiers, la mer… Quand j’y repense remontent vers moi le parfum des jasmins de la vieille ville, l’odeur des sardines grillées, le son d’une guitare… Et les Algériens que je rencontre sont sympathiques, chaleureux. Un jeune, nouvellement arrivé, qui n’est pas raciste, qui pose des questions, sans complexe colonial, qui veut apprendre l’arabe, cela incite à lui faire confiance. Je suis bouleversé, conquis, c’est comme une sorte de naissance au monde. Pour le jeune homme que je suis, la vie commence.»  
Ses premiers copains sont des Algériens de son âge, membres du Parti du peuple algérien (PPA) clandestin. C’est par eux que, pour la première fois, il entend évoquer la perspective d’une Algérie indépendante. En 1943, il adhère au PCA et se voit confier «une responsabilité tout à fait nouvelle». «Emphatiquement nommé ‘’instructeur du Parti’’, écrit-il, je devais seconder — durant quelques jours ou quelques semaines — les dirigeants locaux ou régionaux dans leur tâche… J’étais constamment en déplacement à travers le pays que je connus bientôt de la frontière du Maroc à celle de la Tunisie et de la côte à la lisière du Sahara. Je découvrais de plus près ce qu’était la vie des simples gens sous le régime colonial.» 
Henri Alleg sera membre du comité central du PCA en 1947, après avoir eu des responsabilités aux Jeunesses communistes puis à l’Union de la jeunesse démocratique algérienne (UJDA), créée en février 1946. Henri Alleg, en prenant la direction d’Alger républicain, en novembre 1950, était ainsi doté d’une large connaissance du pays et des hommes. Il donne un sens politique élevé au journalisme. 


«J’ai exercé ce métier en militant communiste, animé de convictions… J’étais un militant intégré aux luttes et participant aux espérances du peuple algérien qui, dans sa vie personnelle et politique, n’avait d’autres perspectives qu’algériennes», écrit-il dans son livre autobiographique. 
Créé durant la nuit coloniale, en 1938, à Bab-El-Oued, quartier sous forte influence communiste à l’époque, Alger républicain a été le premier quotidien à briser le mur qui faisait qu’aucun Algérien ne pouvait être journaliste. Dans un entretien accordé au Soir d’Algérie (8 mars 2007), Henri Alleg fait savoir que le premier journaliste algérien a été Boualem Khalfa, entré à Alger républicain en 1944. «Il était, à l’origine, instituteur dans la région d’Orléansville (aujourd’hui Chlef), mais ses goûts le portent davantage vers le journalisme militant», écrit Henri Alleg. Boualem Khalfa militait au PPA. En octobre 1949, il s’est fait remarquer par son récit sur le ratissage du douar Sidi Ali Bounab (commune de Camp du Maréchal, aujourd’hui Tadmaït) par les militaires français. Inculpé pour «diffamation» par le juge d’instruction de Tizi Ouzou, il est lourdement condamné. Henri Alleg et Boualem Khalfa sont rejoints au journal en 1953 par Abdelhamid Benzine qui venait du PPA/MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Il connut les manifestations du 8 mai 1945, alors qu’il était interne au collège de Sétif «où il fut arrêté et exclu». 
Avec une équipe de journalistes motivés, en majorité des militants communistes, très près des gens qui souffrent, Henri Alleg, Boualem Khalfa et Abdelhamid Benzine, hommes de culture et de conviction, vont s’atteler à construire le journal dont les Algériens, en lutte pour la dignité, ont besoin. Ils feront d’Alger républicain une école. Les anciens lecteurs n’ont jamais oublié l’énigmatique phrase encadrée en bonne place en Une du journal : «Alger républicain dit la vérité, rien que la vérité, mais ne peut pas dire toute la vérité», un repère déontologique adapté aux contraintes de l’occupation coloniale. Efhem yal fahem, comprenne qui pourra. C’était le temps où Alger républicain devait trouver les formes les plus subtiles pour donner aux Algériens les informations qu’ils attendaient, sans éveiller la méfiance des services de police à l’affût du moindre indice pouvant leur servir de prétexte pour faire taire le journal. 
Le 8 novembre 1954, Henri Alleg signe un édito qui lui a valu une saisie immédiate. Moins d’une semaine après le début de la lutte armée, le journal est dans le collimateur. Le 24 novembre, Henri Alleg est condamné pour trois mois de prison à cause de son éditorial et incarcéré à Barberousse (Serkadji), où il retrouve nombre de militants. Après avoir été le «journal des Arabes», Alger républicain est, depuis novembre 1954, «le journal des fellaghas».
Le 12 septembre 1955, le journal est interdit par les autorités coloniales. Ses équipes se dispersent : les uns rallient les maquis, les autres — ceux restés en ville — plongent dans la clandestinité. Après avoir longtemps «manié» la plume ou la morasse, certains tomberont, les armes à la main, au champ d’honneur… (Interview d’Henri Alleg dans Le Quotidien d’Oran novembre 2004).
Le 18 février 2018, Nils Anderson a publié sur son blog, à l’occasion des soixante ans de La Question, un article à la mémoire d’Henri Alleg, Gilberte Alleg, Léo Matarasso et Jérôme Lindon, dans lequel il retrace l’itinéraire du livre depuis la première discussion au parloir de la prison de Serkadji, entre Henri Alleg et l’un de ses avocats, Léo Matarasso, qui le convainc de témoigner sur les tortures qu’il a subies, jusqu’à la parution de La Question, le 18 février 1958, en passant par la sortie de la prison des «feuilles» grâce au collectif des avocats communistes (Léo Matarasso, Roland Rappaport, Pierre Braun…) et le rôle de Gilberte Alleg (son épouse) qui déchiffre les petites lettres, tape le manuscrit et ira à la recherche d’un éditeur. Ce sera Jérôme Lindon. Il dirige les Éditions de Minuit, et a publié en octobre 1957 pour Djamila Bouhired. C’est lui qui donne au témoignage d’Henri Alleg le titre : La Question. Dès sa parution, une diffusion militante est organisée à travers plusieurs organisations et réseaux anticolonialistes dont le Comité Audin (constitué à Paris par des universitaires français pour faire une enquête sur la disparition de Maurice Audin après son arrestation le 11 juin 1957 par les parachutistes). Nils Anderson rappelle que «le 20 mars, Jérôme Lindon fait afficher dans Paris des affiches grand format (5 m2), montrant le visage d’Henri Alleg, en noir la couverture du livre barrée avec la phrase de Sartre : «Henri Alleg a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme.» Le 27 mars 1958, La Question est saisi. 
Après l’indépendance, Henri Alleg s’attachera à relancer Alger républicain avec ses inséparables camarades, Boualem Khalfa et Abdelhamid Benzine, auxquels se joignent Lakhdar Kaïdi et William Sportisse, mêlés aux nouveaux, y compris ceux de la rédaction sportive, presque tous lycéens, qui bénéficiaient de la sollicitude de tous quand ils les croisaient dans le couloir du journal, rue Berlioz, au centre d’Alger. 
Henri Alleg a toujours eu une capacité de travail hors pair, présent au journal tôt le matin, au moment où Georges Acampora terminait son service de nuit. Il en repartait très tard, après s’être assuré que tout se passe bien à l’imprimerie.
En 1962, le numéro 1 du journal «nouvelle série» est diffusé le 17 juillet (quelle coïncidence !). Alger républicain, enfin libre, promet de «dire la vérité, toute la vérité». Le 19 juin 1965, il cessera de paraître par refus de mentir. Bien plus tard, dans un entretien accordé à La Dépêche (19 septembre 2005), Henri Alleg aura le mot de la fin : «Alger républicain était le porte-drapeau d’une Algérie moderne, ouverte, fraternelle, démocratique, progressiste.» 
La disparition d’Alger républicain, «comme la répression des voix différentes de celle des autorités, a porté tort à l’Algérie. La suite l’a montré». 
M. R.

(*) Ancien journaliste à Alger républicain.


Lire par ailleurs : Les élucubrations nauséeuses d’un historien néocolonialiste sur l’Algérie


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