Algérie / La place de la religion dans un Etat démocratique

par Azedine Akkal

Les pratiques d’une confession religieuse ne sont jamais standards à travers le monde. Sur le terrain, chaque société les traduit en fonction de ses propres référents culturels. 

En Algérie profonde, en Kabylie particulièrement, puisque de là où est parti le débat sur la laïcité, porté par une élite politique inspirée d’une culture occidentale, le débat sur la laïcité est nouveau, du moins avec sa formulation actuelle, même si on tente de lui trouver une légitimité historique. En effet, les défenseurs de la laïcité tentent de nous présenter l’organisation villageoise de la Kabylie comme étant une organisation séculière. 

Essayons de voire de plus près la nature de cette organisation. Il est important de signaler que dans l’histoire de la Kabylie, il n’y a jamais eu de tyrannie de la religion. Chose qui aurait suscité rejet ou contestation de son rôle dans les affaires sociales et de la gestion de la cité. En effet, la religion exerçait pleinement son rôle dans la société, elle n’est pas confinée à une croyance individuelle strictement intime (comme c’est le cas en Europe), ni imposée par une caste, de quelque nature qu’elle soit, sur le reste de la société (comme c’est le cas chez les monarchies du Moyen-Orient). Toutes les lois, qu’elles soient d’origines religieuses ou non religieuses, sont d’abord discutées d’abords par les membres de la djemââ avant de les soumettre à la discussion, l’enrichissement puis l’approbation par l’assemblée générale du village. Les lois et règlements sont toujours adoptés de manière démocratique, et même plus, à l’unanimité par lesdites assemblées. Il n’y a jamais eu de rejet d’une quelconque lois pour la simple raison qu’elle est d’origine religieuse ou bien qu’elle émane de l’imam de la mosquée. Au contraire, quand il y a partage d’un héritage ou quand un litige éclate entre individus ou entre groupes d’individus (clans), ce qui était courant, voire même excessif dans certaines périodes historiques, notamment en périodes de disette, et que la situation échappe aux membres de tajmâât (djemââ), on a toujours eu recours aux imams, cheikhs de zaouïa dont les sentences font autorité. 

Sans vouloir porter de jugement de valeur sur des personnes, le concept de laïcité est introduit dans les débats publics avec force, animé d’un esprit ferme et affiché d’une position tranchée d’avance. Il y a une volonté de l’imposer comme une solution incontournable et indiscutable comme s’il s’agissait d’un dogme. 

Entre l’Orient et l’Occident, puisons dans nos forces ! 

On ne peut nier le fait que notre société, en plus des influences bénéfiques, subit des influences culturelles maléfiques venant du Moyen-Orient, mais les outils de résistance que nous procure notre culture sont infiniment plus puissants, plus efficaces et plus efficients que ceux que nous empruntons à l’Occident. Entre la thèse du rationalisme pur et dur évoquée par le raisonnement cartésien de la civilisation occidentale tenu par Diderot et Voltaire et l’antithèse due au raisonnement mystique et spirituel dominant en Orient, puisons de notre culture. Partant du fait (plus qu’un postulat) que l’être humain est un être à la fois sensible et raisonnable, notre culture fait la synthèse des deux visions et tient compte des deux aspects de la personnalité concomitamment (la sensibilité et la raison). En effet, il existe bien une culture locale qui tient un raisonnement spécifique. Même s’il n’est pas porté par des supports matériels écrits, il est véhiculé de manière orale. Ce raisonnement, on le retrouve dans l’organisation sociale, dans le code d’honneur qui régit la société, dans les contes, dans la poésie, dans la mémoire et même dans le langage et surtout dans notre façon collective de réagir face aux événements. La pratique religieuse en Kabylie n’a jamais été du genre fantasmagorique. Un Kabyle est forcément réaliste chez lui, écrivait Mouloud Feraoun. Ceci étant valable à toutes les facettes de la vie sociale et culturelle. A voire la pratique religieuse de nos montagnards, ils ne versent ni dans le fétichisme ni dans des pratiques formalistes et froides vidées de toute forme de sensibilité humaine ou dépouillées de sens et d’emprise sur la réalité sociale. En Kabylie, on ne fait pas la propagande religieuse avec le verbe (daaoua), ça serait qualifié d’apparat, d’exhibitionnisme voire même d’hypocrisie, c’est par le comportement qu’on donne l’exemple. Tous les signes ostentatoires verbales ou vestimentaires suscitent davantage de méfiance voire de mépris que de confiance. «Faites ce que je vous dis et ne faites pas ce que je fais» ne passe pas dans notre société. «Argaz ma t-khussith thidatt ula dased yakhdam limine» disait-on. Traduction: «ça ne sert à rien de jurer pour celui qui manque de crédibilité». Dans nos jugements, on s’en tient aux faits, et uniquement aux faits. On vous écoute décemment, mais on ne se précipite jamais à vous accorder confiance, on vous attend aux faits. Ce sont vos actions et vos réactions sur le terrain social qui vous accordent crédit ou discrédit. Si vous ratiez ce test pratique, n’attendez pas que votre aura ou votre génie théorique, abstrait, vous fasse reconquérir les cœurs. Théoriquement, vous pouvez convaincre votre interlocuteur de deux options différentes, voire contradictoires, mais dans les faits, il n’y a qu’une seule option qui passe. On dit que la vérité des faits dépasse celle des idées. En kabyle, on dit: «Tidatt ur tavdi ghaf esnath», la vérité ne se subdivise pas en deux, le terme «vérité» n’a pas de pluriel en Kabyle; il n’y a qu’une et une seule vérité. 

Entre la sacralité de l’individu par l’esprit libéral et celui de classe ou de groupe social de l’esprit communiste, il y a l’individu dans la société, l’individu dans ses dimensions à la fois intimes et sociales. Cette philosophie est traduite aussi dans le domaine économique comme suit: une personne qui réussit à faire de la richesse est très respectée, mais uniquement lorsqu’elle s’acquitte de ses devoirs sociaux envers les siens et vis-à-vis des plus démunis, sinon elle est plutôt méprisée. 

En Kabylie, le premier facteur de production, le capital fondamental est la terre, très cher aux paysans, il est soumis au double statut à la fois public et privé. Il y a des terres qui relèvent de la propriété privée et d’autres de propriétés collectives. Ce sont des terres indivises appartenant aux ârchs. Dans certaines régions, on détient en commun même les bêtes de somme (qui sont aussi des facteurs de production). C’est pour dire l’imbrication du public et du privé; de l’individu et de la société. Le bénévolat et l’entraide (tiwizi) ne sont pas des actions exceptionnelles mais courantes et habituelles, faisant partie des rapports de production de la cité. Ce bénévolat ne touche pas uniquement des actions d’ordres sociales, c.à.d. d’utilité publique, mais aussi elles touchent des travaux des particuliers. Durant les saisons de récolte ou bien de construction de maisons qui nécessitent une main-d’œuvre nombreuse, les gens s’entraident dans les travaux de gros œuvres. C’est sur les rapports sociaux que sont fondées les rapports économiques plus que sur la possession d’un capital. Entre l’idéalisme et le matérialisme, on s’en tient à la réalité et aux faits. Tout comme les mobiles matériels, les mobiles spirituels émeuvent l’homme. 

Notre culture sacralise la liberté individuelle tout en respectant le groupe. Les notions de libertés individuelles consistant à ne s’en tenir qu’à son propre raisonnement, ses fantasmes et ses instincts et en vouloir à la société d’émettre des jugements est peine perdue. Vouloir ôter à la société la liberté d’émettre des jugements de valeur sur des comportements qu’elle juge immoraux sous couvert de libertés individuelles est une chimère. Vous avez la liberté de vos choix et à la société la liberté du choix de ses jugements. La liberté individuelle n’est jamais troublée tant qu’elle ne porte pas atteinte à la cohésion et la morale sociales qui, elles, préservent la liberté de tout le groupe. 

Vivants en communautés (pas en villes), les relations sociales sont à la fois longues et intenses. Il y a le poids de l’histoire qui détermine davantage la qualité de relations que vous puissiez entretenir avec autrui plus que les conjonctures présentes du temps. Autrement dit, dans une relation que vous entreteniez avec votre voisin, il y a celles qu’entretinrent votre père, votre grand-père et votre arrière-grand-père avec les siens qui rentrent en ligne de compte. Ce sont des liens à la fois de sang et d’intérêt. Si vous êtes en difficultés ou bien en conflit, on peut vous servir et vous défendre, même si on ne vous porte pas dans le cœur, par devoir d’honneur ou par égard au respect qu’il vouait à votre père ou grand-père. Ce faisant, dans les moments décisifs, ces relations communautaires et tribales surgissent et surpassent souvent les relations idéologiques et politiques. 

Les croyances des uns et des autres sont respectées mais figurent à l’arrière-plan. On ne les met pas au devant. On ne les ignore pas, mais on n’en fait pas un point de fixation. On ne se pose pas trop de questions dans quel rite ou confession islamique nous nous situons. Nous sommes musulmans tout court. C’est pour cette raison qu’il n’y a jamais eu de guerres de religions intercommunautaires ou de litiges entre individus pour causes de croyances. À ce propos, il y a lieu de signaler que ce qu’on appelle communément guerres de religions sont plutôt des guerres confessionnelles. À mon sens, il n’y a pas de guerres de religions, il y a plutôt des guerres de confessions. Entre religions, il n’y a et ne peut y avoir que tolérance. Ce sont les éloignements des préceptes originales et sains de la religion et leurs interprétations tendancieuses ou idéologiques qui vont dans tous les sens animés au fond par le désir de puissance et de domination qui provoquent des animosités et des inimitiés entre confessions. Sinon qu’est ce qui justifiait l’éclatement de guéguerres entre confessions issues de la même religion. 

Un religieux pieux, sincère et désintéressé, ne peut que souhaiter à ce qu’un agnostique découvre la paix que puisse lui apporter l’amour et l’adoration de Dieu; il ne peut que prier à ce qu’un athée retrouve la sécurité et la quiétude de l’âme que lui procure la croyance en Dieu. De même qu’un agnostique instruit et qui n’est pas animé de haine ne peut mépriser une personne croyante. L’exemple le plus frappant de l’histoire musulmane, le prophète Mohamed continuait à vouer respect et considération à son oncle Abu Talib jusqu’à sa mort bien qu’il ne fut pas converti à l’islam. Par contre avec l’autre parent, Abu Lahab qui n’a jamais cessé de le vilipender et se comportait de manière venimeuse envers lui, les relations étaient mauvaises. 

Les concepts nous venant de l’Occident sont à lire et à relire: 

Dans le but de produire un développement matériel comme celui de l’Occident, cette élite tentait de calquer de manière mécanique, sans aucune forme d’adaptation ou de malaxation, des concepts nés en Occidents sous l’impulsion de leurs cultures dont l’histoire économique et sociale ont connu une tout autre trajectoire. «Nous devons voir et revoir tous les concepts qui nous viennent de l’Occident», disait Mouloud Mammeri. Ou bien comme le stipulait Edgar Morin en substance: il n’est pas conseillé de prendre la culture occidentale comme référence standard et universelle et tenter de l’imposer sous prétexte qu’elle est la seule à pouvoir produire un développement matériel. Les sociétés non occidentales, elles aussi ont pu produire leurs propres modes d’organisation et développé des réflexes culturels qui ne sont pas à sous-estimer et qui leur ont permis de faire face aux crises multiformes (économiques sociales, politiques et sécuritaires) et trouver ainsi des issues à leurs problèmes. A titre illustratif, en dépit de la tragédie qu’elle a subie durant la décennie noire, la société algérienne a su développer des réflexes de résistance face à un méga-terrorisme, ce qui lui a permis tout de même de se maintenir en vie. Conjuguées aux crises économiques des années 1990, avec les compressions du personnel dans les entreprises et un chômage endémique, les solidarités populaires et sociales avaient servi de rempart pour sauvegarder la cohésion sociale. Je doute que d’autres sociétés puissent résister à de telles crises. 

Il est important de signaler que dans ces sociétés traditionnelles existent des formes de «solidarités populaires» que ne peuvent remplacer les institutions les mieux avancées et les mieux organisées à l’occidentale. Quand une personne perd son poste de travail ou qu’elle tombe malade, les réflexes de solidarité sociale viennent à son aide et la secourent intimement, dans la dignité et rapidement avant même qu’elle ne manifeste sa détresse. Quand une personne s’engage dans un investissement, elle peut souvent contracter une dette chez un frère, un cousin, un voisin, un ami ou un parent et sans intérêts, alors que dans le système moderne, seule la banque qui prête et elle ne prête que par et pour intérêt. Les formes de solidarité sociale sont plus rapides, plus intimes et plus adaptées aux situations conjoncturelles, aux variations impétueuses et des pannes multiformes et nombreuses que nous réserve le tumulte du train de la vie. Voir Pierre Bourdieu qui a analysé de manière très pertinente la façon dont cette solidarité sociale contribue à secourir des familles en détresse, voire même à constituer une accumulation primitive du capital qui servirait à l’investissement et à l’accroissement de la richesse. 

Dans le système moderne (occidental), on ne prête jamais aux cas désespérés par solidarité ou par altruisme, au contraire la banque prête de telle sorte à tirer profit au maximum des gains tout en courant le minimum de risque. Elle profite justement de ces situations de crise que traversent les individus ou les sociétés pour imposer sa conditionnalité. Or la réalité sociale n’est pas faite uniquement de calculs d’intérêt de l’homo-économicus sur lequel est fondée toute la théorie économique. La culture de l’entraide familiale et sociale a permis à notre société de survivre aux disettes économiques les plus aiguës et de résister des siècles durant aux catastrophes naturelles et aux oppressions économiques des envahisseurs. Rappelons-nous de la conquête française, une batterie de lois légitimant et légalisant toutes formes de séquestrations, de dépossessions, de spoliations, d’expropriations, de déprédations et de dépravations de la société, refoulant ainsi la population vers des milieux indigents. Je pense particulièrement aux lois de sénatus-consulte, à la lois Warnier, aux lois de 1870 et 1871, établissant un système d’impôt des plus répressifs de l’histoire, allant jusqu’à imposer des taxes sur la possession d’une bête de somme. 

Au risque qu’on me reproche de faire une digression, je dirai que cette culture d’entraide sociale qui produit au final un effet économique indéniable est d’origine religieuse. En effet, il y a deux sources fondamentales qui alimentent une culture: il y a le savoir scientifique et technique et il y a la religion. Il se trouve que nous ne possédons pas le premier, si ce n’est un savoir-faire transmis de manière orale, mais nous en avons la seconde. C’est pourquoi, dans notre vie sociale et économique, il y a toujours des références religieuses. L’histoire nous enseigne et les observations empiriques nous renseignent que l’économique et l’esprit religieux ont toujours été indissolublement liés. Max Weber, dans son livre: L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904/1905), a mis en évidence de manière scientifique ce lien. Il a su mettre en exergue que la discipline et la rigueur qu’inculquent le protestantisme et la sacralisation de la richesse comme meilleur moyen de faire le bien pour autrui sont en cohérence parfaite avec l’esprit industriel basé sur la rigueur et le profit. 

L’exhérédation de la femme : 

À ce propos, la décision historique des confréries religieuses de Kabylie de dispenser la femme du droit à l’héritage, de la terre notamment, peut être considérée par un observateur étranger comme un sacrilège, une bidâa, voire même comme une apostasie. Mais, lorsqu’on observe la chose de l’intérieur et qu’on relativise la fatwa par rapport à son contexte historique et économique de l’époque, on ne peut que saluer la sagacité, la perspicacité, la profondeur d’analyse et de maîtrise du message religieux dans son essence même des ulémas de l’époque. Ils ont su interpréter les concepts de telle manière à préserver l’économie d’une société qui était au bord de la déchéance. L’extrême exiguïté des terrains en Kabylie divisés en un nombre plus élevé (nombre de garçons et filles) aurait rendu le peu de terrain existant impossible à exploiter. En revanche, en cas de divorce ou du décès du mari, la femme cédant sa part de l’héritage à sa fratrie bénéficie d’une protection sacrée et de la prise en charge totale de sa personne ainsi que de ses enfants jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de maturité. C’est pour ça d’ailleurs qu’il n’y a jamais eu, de par l’histoire, de femmes mendiantes ou émigrantes en Kabylie, en dépit des moments les plus difficiles qu’a vécus la Kabylie sur le plan économique, sociale et sécuritaire. Finalement, la femme gagne plus qu’elle n’en donne, elle le fait de son propre gré d’ailleurs, de bonne foi et sans calculs préalables. Sur ce plan, elle jouit d’une liberté plus grande que la femme moderne adoptant le modèle occidental. Ceci dit, si la femme exige de prendre sa part d’héritage, elle lui est accordée. Cela se passe exceptionnellement quand les relations familiales se dégradent entre une sœur et ses frères, et que ces derniers ne s’acquittent pas de leurs devoirs familiaux de bienfaisance envers elle. Malgré cela, la femme kabyle reste généralement très tolérante envers son frère, plus qu’elle ne peut le faire envers son mari ou bien envers ses enfants, mais quand il y a des cas extrêmes, elle réagit. C’était aussi une loi qui a permis de préserver la Kabylie de l’intrusion des Turcs, contactant des mariages avec des femmes de la région. 

La laïcité n’est pas un concept décrété 

Il n’y a que les lois physiques qui sont constantes dans le temps et dans l’espace, quant aux lois économiques et sociales, elles sont plutôt de caractère variable dans le temps et dans l’espace. La reproduction automatique de certains modèles de développement économiques, sociales ou politiques qui ont donné des résultats tangibles par ailleurs, sur d’autres sociétés qui ont une autre histoire, une autre structure et une culture différente a souvent abouti à des fiascos, voire même à des tragédies. Nul modèle n’est bon pour autre société qui l’a produite. Afin de sortir du sous -développement économique, en vue de réussir sa cohésion sociale et assurer sa stabilité politique, chaque société est sommée de créer son modèle qui lui est spécifique, en puisant de ses propres forces et en s’inspirant de sa propre culture, et le fait religieux ne sort pas de cette règle. 

C’est l’apparition de l’islamisme politique qui a provoqué la profusion des débats sur la laïcité et qui a poussé vers le stade extrême. L’islam de nos parents, même s’il n’a pas suscité l’adhésion de tout le monde sur certaines interprétations de concepts d’ordre philologiques notamment, il n’a tout de même pas effrayé les gens. Dans sa pratique sociale, qui est après tout l’essentiel, il n’a point suscité de divisions. 

A force de vouloir imposer quelque chose rapidement, fortement et sans consentement, on le rejette sans discussion. Ce n’est pas à un montagnard qu’on tente d’imposer le fait accompli, son retrait vers ces régions escarpés malgré la misère, est en soi un sacrifice du confort contre la liberté. Entre la dignité et le confort, le choix ne se pose pas pour le montagnard. Ce retrait dénote justement sa culture de refus de toutes formes de pression ou de répression, le rejet de toute contrainte et même d’autorité; elle prouve plutôt son culte qu’il voue à sa la liberté. À chaque action, il y a réaction, À une position extrémiste nous avons assisté à une réaction extrémiste de la même ampleur. Or la solution ne consistait pas à apporter la contradiction par la réaction, c’est le piège qu’il fallait justement éviter, il faut plutôt ouvrir des perspectives nouvelles. 

En Algérie, nous sommes ballottés entre deux formes d’extrémismes: pour les intégristes dits islamistes, il suffit d’appliquer la charia de manière «bête et disciplinée» que tous les problèmes économiques et sociaux les plus complexes seront résolus et simplifiés comme par baguette magique. En face, il y a les laïcs ou plutôt les laïcistes, pour qui la religion dans sa globalité est la source de tous les maux sociaux, politiques et économiques. Il suffirait alors de supprimer toute forme de croyance et de nier la religion dans le fond et dans la forme pour retrouver les voies de développement empruntées par les pays occidentaux. Oubliant ou feignant d’oublier qu’il y a des centaines de pays dans le monde qui ne légifèrent pas par référence à la religion sans pour autant être plus développés. 

Le concept de laïcité n’a pas été introduit dans les débats comme sujet qui peut être accepté ou refusé, ni même appelé à être adapté au contexte et interprété sous l’angle culturel local. On ne part pas du principe qu’il peut avoir des avantages mais aussi des limites. Il n’est pas soumis à discussion, il est déjà décrété. Décrété par ceux-là mêmes se revendiquant de casseurs de tabous pour l’imposer justement comme un tabou. Il est édicté par des tuteurs politiques comme une ordonnance. Il s’agit d’approuver sans chercher de preuves, c’est une évidence, faute de quoi vous serez stigmatisé et taxé d’anachronique. On ne remet pas en cause l’intégrité d’un médecin sans courir le risque d’être disqualifié et traité d’intégriste. On passe de la dictature des armes à la dictature des idées, de la peur de faire à la peur de dire. C’est infiniment plus pernicieux. Dans le premier cas, on peut du moins respirer, dans le second cas, on souffrirait à l’étouffement. 

Soyons vigilants ! Il n’y a pas que des démocrates qui s’opposent à la dictature, il y a également et surtout les petits dictateurs. Ils sont toujours présents, on les trouve soit embusqués derrières les mouvements de la société, soit ils sont à l’avant-garde des luttes, de toutes les luttes, ce qui leur confère déjà une légitimité historique. Face à l’ennemi étranger, on développe de l’adversité. Par étranger j’entends étranger par sa nationalité, sa région ou par sa culture. Laquelle adversité servirait de source de libération à plus ou moins long terme, mais face à un antagoniste interne qui s’octroie de l’ascendance, on est vite annihilé et asphyxié, s’il se rassure de notre inaction, il ira jusqu’à notre humiliation. Face au premier, on peut développer du mépris, alors que face au second on a plutôt du respect. Lequel respect nous ligote et nous empêche de réagir. C’est la stratégie du manipulateur narcissique avec sa proie. Le premier vous attache par les mains, mais le second vous enchaîne l’esprit, c’est donc tout le corps qui risque d’être paralysé. Le supplice que pourrait vous faire un étranger a toujours une limite, mais celui que peut vous infliger un proche n’a pas de limites. 

La non utilisation de la religion pour des fins politiques ou politiciennes est indispensable, mais faire de la laïcité un dogme, dénier à la religion sa présence dans la société comme un fait social, refuser la reconnaissance du rôle social de la religion, sa négation pure et simple est un déni. Imposer la laïcité comme une religion de remplacement est une autre forme d’extrémisme qui n’est pas moins pernicieux et pour la société et pour l’Etat. Autrement dit, c’est une façon de demander à tout religieux de s’autocensurer quand il vient s’exprimer de la chose publique. S’il utilise la moindre formule religieuse, il est vite stigmatisé. C’est une autre forme d’islamophobie qu’on vit dans les terres même d’islam. Entre zéro et un, il n’y a pas que du vide, il y a plutôt une infinité de nombres. La chose sociale n’est pas aussi simple, elle n’admet pas la simplification à outrance, ni même sa purification. 

Quand les attributs idéologiques s’emparent de tamazight : 

Les hommes politiques qui se sont autoproclamés représentants de la chose politique en Kabylie en dépit des résultats électoraux les plus minoritaires vérifiés et revérifiés à maintes reprises dans leurs fiefs mêmes, ne se sont pas contentés uniquement de revendiquer tamazight, un droit inaliénable. Ils se sont surtout distingués en s’octroyant le titre d’hérauts de la bataille pour la laïcité. Ils n’ont pas été confrontés à la contradiction ou rencontré de résistance sur ce concept pour trois raisons : 

– La première est due à la culture de tolérance qui a toujours régné en Kabylie, notamment quand ça porte sur les débats idéologiques; 

– La deuxième raison, et c’est la plus importante, c’est pour ne pas encombrer le combat identitaire qui était la priorité des priorités. Lequel combat était utilisé comme cheval de bataille par ceux-ci. Les partis politiques de la région ont tenté une sorte de vente concomitante : tamazight avec la laïcité, tamazight avec le léninisme, tamazight avec le trotskisme…ils ont ainsi surchargé tamazight avec divers attributs idéologiques dans l’intention d’imposer des idéologies qui ne collent pas d’elles-mêmes ou de leurs propres chefs. Ayant compris très tôt que seule tamazight, une revendication inaliénable, une sensibilité capable de drainer les foules, chacun tentait alors de lui accrocher sa doctrine en vue de lui débroussailler le terrain et asseoir un projet de société répondant aux fantasmes d’une élite éblouie par l’idéologie. 

– La troisième raison, c’est que cela rentre dans la tactique du pouvoir en place. Par ruse, celui-ci se rendant compte qu’il ne pouvait pas s’opposer frontalement à une revendication identitaire des plus légitimes, il n’a pas trouvé mieux que de la pervertir en l’entraînant dans de faux débats, idéologiques de surcroît. Etant aussi bien informé sur la qualité de la base sociale dont jouissait la Kabylie, pour des raisons à la fois objectives et subjectives, historiques et culturelles, le pouvoir en place a tenté de l’affaiblir de l’intérieur. En effet, la Kabylie, l’une des région les plus concentrées au monde, a toujours exprimé une solidarité agissante avec les militants des causes justes quelles que soient leur origines et quelles que soient leurs positions, alors quoi de mieux que de diaboliser une telle région, stigmatiser sa population et lui imposer des interlocuteurs qui l’arrangent le mieux pour éviter qu’elle draine le reste de l’Algérie sur ses préoccupations nationales. 

La Kabylie est-elle plus laïque que le reste de l’Algérie ? 

La laïcité n’a jamais été le souci majeur de la population de Kabylie pour la simple raison que la Kabylie n’est pas moins religieuse que le reste de l’Algérie, et comme corollaire, elle n’était pas plus laïque que le reste de l’Algérie. Pour le vérifier, il suffit de constater le nombre de mosquées y existant et /ou le nombre de pratiquants les remplissant chaque vendredi. La population sait d’instinct qu’on ne pouvait pas être plus laïc que le pouvoir en place. D’ailleurs, en termes de laïcité, ce qu’a osé faire le régime depuis 1962 ne pourraient pas le faire ces partis; ils le savent secrètement et ils le reconnaissent en catimini. Il est allé jusqu’à l’indécence. Nous nous souvenons tous des scènes obscènes montrées à la télévision algérienne, porte-parole de l’idéologie du régime, les années 1970. La société traditionnelle des plus conservatrices de l’après indépendance a été traînée droit dans un électrochoc par le régime de Boumediene. Les libertés individuelles n’ont jamais fait l’objet de répression, de persécution ou de perquisition quand il s’agissait d’atteinte aux mœurs et à la pudeur même lorsqu’elles sont pratiquées au grand jour sur les places publiques ou dans les enceintes universitaires. Elles n’ont pas à s’inquiéter, les lois de la République même veillent sur leur sécurité. À force de vouloir être absolument moderniste, on a fini par être post-moderniste, on a brûlé toutes les étapes. C’était une violence infligée à l’âme algérienne pour faire de son corps une chair à profit, développement économique oblige ! 

Même s’il ne se revendique pas comme tel, le régime en place est plus laïciste que tout laïc. D’ailleurs, c’est l’une des causes principales de l’apparition de l’islamisme extrémiste. C’est le cadre des valeurs islamiques qui est recommandé par la déclaration du Premier Novembre et confirmé par les résolutions du congrès de la Soummam de manière plus affinée et plus raffinée, donnant aux non musulmans le droit à la citoyenneté garantie par l’islam lui-même. Cela n’a jamais été en contradiction avec l’islam. En la matière nous ne pouvons pas faire mieux que nos aînés. C’est vers cette voie qu’il convient de revenir pour sortir des contradictions qui nous traversent aujourd’hui. 

La démocratie s’est retrouvée ainsi otage des extrémismes; Un parti l’a fustigée et l’autre l’a monopolisée. Ce qui a engendré l’éclatement de la société et la prorogation du système qui était pourtant sur le point de démantèlement. Le système renaît ainsi de ses cendres, et il rené plus fort et plus puissant, au point d’avoir drainé dans un seul gouvernement les extrémistes de tout bord, des plus laïcs aux plus islamistes. Bien évidemment, on peut toujours ronronner qu’ils (ces ministres laïcs) ont rallié ledit gouvernement sur la base d’engagements publics ou privés, ça ne peut que nous désarçonner. Le sentiment est le même quand une ministre de la culture issue d’un parti laïc, rappelle les citoyens de leurs devoir de voter de la même façon qu’ils s’acquittent de leurs devoirs de prière ou du carême. Le moins qu’on puisse dire c’est de l’amalgame, de l’amalgame en puissance. De l’amalgame entre le politique et le religieux, de l’amalgame dans les rôles, de l’amalgame dans les langages. On peut comprendre qu’un islamiste parle du devoir de faire carême ou de prière, mais lorsque ça vient de celui qui a fait de la laïcité un cheval de bataille, on reste vraiment abasourdis. De telles assertions ne peuvent que nous ensorceler et troubler, surtout qu’on ne nous a pas prévenus sur les limites de la laïcité qu’on entend nous édifier. 

La laïcité est devenue un concept à géométrie variable, selon qu’on se place au gouvernement ou bien dans l’opposition, selon qu’on est musulman ou athée ou bien d’une toute autre religion. A moins qu’il existe plusieurs formes de laïcité et c’est le plus probable, dans ce cas, on doit bien s’entendre sur une forme bien précise, au risque qu’il y ait des malentendus aux conséquences imprévisibles. Certains proposent une forme de laïcité «libérale ouverte», c.à.d. il y a une liberté d’exprimer ses convictions tout en respectant l’ordre public ; d’autres sont plus enclins à une laïcité stricte dite de «combat» où l’expression de la conviction religieuse doit être confinée à la sphère strictement privée et l’espace public doit être neutre. Toutes sortes de tenues ou de signes ostentatoires qui expriment la religiosité d’une personne est interprétée comme une forme de provocation. Mais dans notre cas, c’est que nous sommes en train d’assister à une forme de laïcité de «négation». On ne se contente pas de sauvegarder la neutralité de l’espace public, mais on adopte plutôt une stratégie offensive qui consiste à profiler publiquement des insultes et des obscénités de telle sorte à chasser tout croyant sensible à sa religiosité de la société et monopoliser ainsi la place publique. Cette offensive va au-delà de l’arène publique, elle ose entrer à l’intérieur même des institutions et administrations publiques, soumises pourtant aux règlements intérieurs et des lois de la république clairs. C’est une forme d’islamophobie qu’on vit en terre d’islam. Les années précédentes, nous avons vu des marches pour déjeuner dans les places publiques pendant le mois de carême. Un fait inédit dans l’histoire. À la différence de l’islamophobie que vivent les communautés musulmanes en Occident où il y a la dictature de la majorité, étant donnée l’histoire de ces pays à majorité chrétienne où il y a tout de même des voies libres qui prennent la défense ce ces minorités confessionnelles, dans notre cas, on vit le phénomène inverse. C’est la tentative d’imposer la dictature de la minorité sur la majorité. 

Parler politique dans les mosquées, se servir des tribunes qu’offre la mosquée pour profiler ou distiller des idées partisanes et idéologiques est la pire manière de pervertir le message religieux. Il passerait du rôle de rassembleur à celui de diviseur et de semeur de troubles. C’est la pire manière d’étouffer les fidèles, c’est aussi une façon de leur manquer de respect. Se servir de leur bonne foi et de leur innocence pour tenter de les manipuler est une façon de les mépriser. C’est un abus de pouvoir et de confiance. L’imam, à l’intérieur de la mosquée, est spontanément doté de toutes formes d’autorités légales et morales, la contradiction n’étant pas permise, pas d’interjection, pas d’intervention, pas de suggestions, et pas d’objections, cela se comprend quand il confère sur la théologie, mais quand il s’invite dans des sujets d’ordre social et politique, il y a nécessairement divergence. Les questions politiques et sociales n’auraient de sens que lorsqu’elles sont plurielles, différentes et contradictoires produit de consensus. Si l’enseignant se sert de la salle de classe pour endoctriner ses élèves ou ses étudiants, si le médecin se sert de la salle de soins pour propager son idéologie, l’administrateur utilise son poste pour servir ses partisans politiques, quelle serait alors la place qui reviendrait au politique ? Mais confiner la religion dans les lieux de culte et lui interdire l’espace public sous prétexte de neutralité n’est-elle pas une autre manière de la neutraliser ? De la mépriser même et de sous-estimer son rôle social. Quel sens donner à une religiosité dont le rôle se limite à la pratique d’une spiritualité strictement privée, voire égoïste ? Quelle est cette nature de bien qu’on ne souhaite pas propager à son prochain et de donner conseil non pas de manière paternaliste et autoritaire mais plutôt de manière humble et respectueuse et à titre amical ? Quel sens donner à un amour qu’on ne souhaite pas partager avec autrui ? L’un des préceptes fondamentaux de l’islam est justement de recommander le bien et d’interdire le mal, bien évidemment en usant des méthodes appropriées avec sagesse «oudôu ila sabili rabika bi el hikmati oua el -maouîdati el hassana» «Par la sagesse et la bonne exhortation (appelle) au sentier de ton seigneur et discute avec eux de la meilleure façon, car c’est ton seigneur qui connaît le mieux celui qui s’égare de son sentier et c’est lui qui connaît le mieux ceux qui sont bien guidés» verset125 sourate : Les Abeilles. Des sociétés avant vous avaient péri pour n’avoir pas recommandé le bien, dit en substance un autre verset. 

Une religiosité qui ne se traduit pas dans le comportement des individus en société n’est qu’une forme de superstition. C’est parce qu’elle essaime l’amour et l’amitié qu’elle doit et qu’elle est en droit de sortir des cloisons des mosquées, sinon on aurait tous les droits de l’enfermer à l’intérieur. Prêcher la bonne parole, ce n’est pas nécessairement faire de l’idéologie. Entre méfiance et vigilance, il y a une nuance ou plutôt une différence. La première nous renferme sur nous-mêmes, nous effraye de tout étranger, nous éloigne de toute nouveauté et nous effrite; la seconde nous pousse à aller vers l’autre, dédramatise l’étranger, nous le fait découvrir et nous le fait aimer avec sa différence ou plutôt pour sa différence. Ce faisant, elle nous enrichit et nous agrandit sans se laisser diluer. La première nous stérilise mais la deuxième nous fertilise. À nous de choisir ! 

*Enseignant à l’université Akli Mohand Oulhadj de Bouira. 


Des manifestants tunisiens s’affrontent sur la question du rôle de l’islam dans leur nouvelle société, en octobre 2011.

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Qui suis-je dans le regard de l’autre ?

par A. Boumezrag

«Le musulman sert l’Islam, l’islamiste s’en sert» Mourad Ifri 

Avant l’avènement de l’Islam, les dirigeants arabes étaient soit des chefs de tribus, soit des chefs de clans jouissant de la même autorité que les rois et une obéissance totale leur était due en temps de guerre comme en temps de paix. Les Arabes avaient avec leurs parents ainsi qu’avec leur clan des relations profondes, l’esprit de clan était leur raison de vivre ou de mourir. L’esprit de société qui régnait au sein de la tribu était exacerbé par le tribalisme. Les chefs de tribus s’arrogeaient une part considérable du butin. Les tribus arabes furent constamment jalonnées de troubles et de désordres. 

Les guerres intestines incessantes firent des peuples arabes et musulmans des proies faciles pour des invasions étrangères. C’est l’Islam qui a unifié les tribus arabes et c’est sous sa bannière qu’ils se sont libérés du joug colonial. En Algérie, le nationalisme et le socialisme ont été malmenés par un Islam renaissant. Nationalisme et islamisme apparaissent comme des visions diamétralement opposées à l’entité politique qu’est l’Etat. Pourtant l’Islam a joué un rôle moteur durant la guerre de libération nationale. Mais les élites « nationalistes » considéraient la religion comme un moyen de mobilisation des masses et non comme une finalité en soi. Il ne faudrait pas non plus omettre de noter la volonté de la puissance coloniale de refouler l’Islam dans le domaine privé pour en faire une valeur refuge des déshérités. 

C’est ainsi qu’après l’indépendance, l’Islam devait s’effacer de la vie publique pour permettre la construction de « l’Etat national ». C’est pourquoi les mouvements islamistes ont depuis longtemps rejeté le nationalisme comme le capitalisme comme instrument du colonialisme visant à détruire l’unité religieuse de l’Islam. Ayant permis de parvenir à l’indépendance et d’amorcer un certain développement, l’idéologie nationaliste et socialiste n’a cependant pas apporté le bien-être à tous, ni fourni les éléments constitutifs car ce que recherchent les populations à travers le nationalisme, le socialisme, l’islamisme, c’est une certaine dignité face à leurs gouvernants et face au monde extérieur : une soif de dignité, de liberté et de justice. 

Entre les bienfaits terrestres hypothétiques et les valeurs religieuses intangibles, le choix devient clair. Faute de bonheur à l’aune des biens consommés, c’est la soif d’absolu qui l’emporte. 

Il ne s’agit pas non plus de se complaire dans un autoritarisme stérile du pouvoir, et de voir dériver sans réagir la société vers un fatalisme religieux, mais de se frayer un chemin vers plus de progrès et de liberté, dans un monde sans état d’âme en perpétuelle évolution où le fort du moment impose sa solution au plus faible. 

C’est donc une réponse à une crise d’identité des valeurs modernes mal assimilées et des valeurs traditionnelles perdues que l’islamisme prend son essor. Facilité en cela par un vide idéologique créé par une équipe de dirigeants sans moralité, ni profession. 

Dire que la forme étatique moderne ne peut avoir de légitimité aux yeux du monde arabe et musulman revient à reconnaître l’incapacité des dirigeants à répondre aux problèmes et aux aspirations des populations dans un cadre étatique. L’Etat se trouve désigné du doigt comme étant responsable de la misère croissante qui frappe la majorité de la population et son incapacité à faire une place à la jeunesse dans le système politique et économique. L’Etat national repose sur des intérêts particuliers, sources d’accumulation personnelle par le biais des commissions et de prédation qu’autorise la détention du pouvoir. C’est la raison pour laquelle les pays arabes veillent jalousement sur leurs frontières et ce, pour des raisons officielles et cyniques dites de « souveraineté nationale », de quelle souveraineté s’agit-il ?     Pourtant, toutes les frontières sont aberrantes et artificielles mais aucun chef d’Etat arabe ne veut remettre en cause les frontières héritées de la colonisation, chacun tient à sa petite épicerie qu’il veut protéger des supermarchés. Les régimes du Maghreb, qu’ils soient monarchiques ou militaires, progressistes ou conservateurs, islamiques ou laïcs, connaissent tous sans exception des mouvements de contestations des peuples au nom de la liberté et de la justice. 

Or dans ces pays où la croissance de la population progresse souvent à un rythme vertigineux, l’élan démographique nourrit la dynamique islamique. D’un autre point de vue, on peut s’interroger sur les capacités de l’islamisme à se constituer en une nouvelle force politique, économique et culturelle qui pèse sur l’échiquier international, à se présenter comme une alternative crédible, capable de répondre aux graves défis qui se posent aux sociétés arabes et musulmanes. 

En d’autres termes, l’Islam est-il compatible avec les institutions modernes au sens classique du terme ? Epouse-t-il les frontières actuelles ? Existe-t-il un véritable modèle islamique ? 

Constitue-t-il un frein au développement économique, au progrès scientifique, aux droits de l’homme, à la démocratie comme le prétendent les Occidentaux ? 

Il appartient dès lors aux chercheurs arabes et musulmans de prouver et de démontrer sur le terrain de la science et de la clairvoyance face à l’arrogance de l’Occident, la grandeur de l’Islam. 

Malheureusement les courants islamistes travaillés par des forces internes et externes effraient la majorité des musulmans face à l’Islam et face à son environnement. Etant surtout de nature idéologique et politique, les mouvements islamistes n’ont pas conçu de programme global et cohérent de réforme, n’ont pas débarrassé l’Islam du carcan dogmatique dans lequel il a été enfermé, n’ont pas fait de l’Islam un cadre de discipline morale protégeant la jeunesse de la délinquance, de la prostitution, de la drogue et des autres fléaux sociaux. 

Sans renouvellement intellectuel, l’islamisme a eu pour seul résultat de déconnecter de plus en plus l’Islam des besoins urgents des sociétés arabes et musulmanes car les populations aspirent simultanément au bien-être matériel occidental et au respect des valeurs morales de l’Islam. 

Elles rejettent l’occidentalisation plus que le progrès technique et scientifique, les injustices générées par la modernité plus que la modernité elle-même. « Elles ne veulent pas aller au paradis avec le ventre vide » pour reprendre l’expression du défunt président Boumediene ! Dans ce monde matériel éphémère, de nombreuses personnes ne sont sensibles à la vérité divine que si elles ont un ventre bien plein. Ces gens sont comparables à des bêtes que l’on reconduit à leur enclos au moyen d’une botte de foin maintenue à une certaine distance devant leurs bouches. Ils ne reconnaissent pas cette vérité si elle ne s’adresse qu’à leurs seuls esprits à la différence des Occidentaux qui ont développé un esprit critique indéniable. L’Islam s’adresse plus à la tête et au cœur des hommes qu’à leurs ventres et à leurs passions (l’argent, le pouvoir, les femmes).         

La société moderne mondialisée est devenue « un troupeau de consommateurs infantilisés » par un marketing ravageur omniprésent et omnipotent. Pour user d’une métaphore, les musulmans ne peuvent pas inviter les chrétiens « à mettre de l’eau dans leur vin », ce ne sera plus du vin. De même que les Occidentaux ne peuvent pas demander aux musulmans d’ajouter du vin à leur eau, ce ne sera plus de l’eau. A chacun sa boisson. 

La démocratie c’est d’abord la liberté de choisir entre l’eau et le vin ; entre le chemin de Dieu et le chemin du diable. L’eau est un don de Dieu. Le vin est un produit de l’homme. Dans son acception comme soumission à Dieu, la religion est verticale dans le rapport de l’homme avec son Créateur, c’est-à-dire spirituelle et de ce fait douce, paisible, calme. 

Elle est horizontale dès que l’homme cherche à la partager avec son prochain, elle devient politique et par conséquent explosive. L’essentiel est de saisir l’Islam dans toutes ses dimensions. « Ce n’est pas un artichaut » ; on prend ce qu’on veut et on laisse le reste.        

Aujourd’hui, l’Occident domine le monde arabe et musulman grâce entre autres à sa haute technologie de pointe et à ses armes sophistiquées de destruction des masses que les dictatures arabes et africaines s’arrachent à prix d’or au détriment du bien-être de leurs populations affamées et meurtries. 

Des armes qui visent à impressionner les peuples, voire à les réprimer, finissent généralement par être rouillées sans avoir servi pour être de nouveau renouvelées, il y va de la pérennité des régimes. Et que vive le complexe militaro-industriel occidental, vigile de la civilisation moderne. Le temps est une arme redoutable contre les tyrans. Les despotes finissent par succomber à l’usure du temps. 


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