Quel avenir pour la CEMAC au sein de la nouvelle Zone de Libre-Échange Continentale Africaine?

Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine (UA) ont officialisé l’entrée en vigueur de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLEC), le 7 juillet dernier au Niger. Interrogés par Sputnik, des experts camerounais analysent les conséquences pour les pays de la sous-région Afrique centrale.

Une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine (UA) ont officialisé, le 7 juillet à Niamey au Niger, l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC), faisant du continent la plus grande zone de libre-échange au monde avec un marché potentiel de 1,2 milliard de personnes représentant un produit intérieur brut (PIB) de 2.500 milliards de dollars dans l’ensemble des États membres de l’Union africaine (sur les 55 États, seule l’Érythrée n’a pas signé l’accord mais a annoncé qu’elle était disposée à le faire). Une décision historique saluée par l’ensemble des observateurs comme le Dr Ariel Ngnitedem, économiste camerounais au micro de Sputnik.

«Il est bon d’apprécier la volonté politique qui s’est manifestée, car c’est un projet vieux d’un demi-siècle qui avait été lancé par les pères de l’Union Africaine. Il n’avait pas pu prendre corps à l’époque à cause de l’égoïsme des leaders africains. Aujourd’hui, on a l’impression que ces égoïsmes sont battus en brèche et qu’il y a plus de volonté politique à aller vers cette zone de libre-échange africaine», dit-il satisfait.

Abdou Salam Diallo, ambassadeur du Sénégal à Moscou
Les pays ayant en partage le franc CFA pourraient-ils y renoncer? © PHOTO. AMBASSADE DU SÉNÉGAL À MOSCOU

Avant d’ajouter au sujet des disparités observées dans l’intégration économique des différentes régions du continent, étape principale de son développement.

«L’UA a en effet basé son intégration par étape, en commençant par les régions dans le cadre des communautés économiques régionales. Et de ce point de vue, il y a à relever qu’on a une évolution à double vitesse. On note que l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Afrique du Sud (SADC) sont suffisamment avancées alors que l’Afrique centrale reste à la traîne. La Communauté des États de l’Afrique Centrale (CEMAC) peine à percevoir ces opportunités que les autres ont très vite saisies. Une zone de libre-échange suppose la libre circulation des hommes, des biens, des services et des capitaux et on a vu comment la CEMAC“ a mal à son intégration”; c’est la région la moins intégrée en Afrique; celle où le commerce intercommunautaire est le moins développé» se désole Ariel Ngnitedem au micro de Sputnik.

Un point de vue que partage Dieudonné Essomba, expert des questions économiques et financières. Pour l’économiste, si la zone de libre-échange a vocation à améliorer le marché grâce au démantèlement des barrières tarifaires par exemple, l’Afrique centrale a du chemin à parcourir pour bénéficier des opportunités de la ZLEC.

«Les systèmes productifs des pays de la zone CEMAC ne leur permettent pas, en l’état actuel, des choses de valoriser une zone de libre-échange. En réalité, les pays de la zone CEMAC n’ont pas grand-chose à vendre, qui ne serait pas entravé par les droits de douane. Le volume des échanges entre les pays de la CEMAC est d’ailleurs très insignifiant. Si entre les pays de la CEMAC il n’y a pas beaucoup d’échanges, ce n’est pas entre la CEMAC et les autres zones qu’il y aura beaucoup d’échanges. Le potentiel qu’on y retrouve n’a rien à voir avec quelque chose qu’on va valoriser dans les trois années qui viennent. Cependant, la ZLEC leur donne une opportunité pour leur politique économique à venir. Mais pour le moment, ils ne peuvent pas en tirer un bénéfice réel», pense l’économiste camerounais au micro de Sputnik.

Au rang des barrières à faire tomber pour réussir une véritable intégration économique de la sous-région afin de profiter des opportunités de la ZLEC, les experts pointent du doigt les égoïsmes nationaux encore bien ancrés dans les pays qui forment la CEMAC.

«Il y a des opportunités commerciales assez intéressantes pour l’Afrique centrale. Mais pour en bénéficier, il faut commencer par dépasser ses égoïsmes. Précisons que cela est lié à une conjoncture économique, à des problèmes sécuritaires défavorables à l’Afrique centrale. Ces problèmes ne sont pas seulement liés aux pays du bassin du lac Tchad. On a récemment vu comment la stabilité de la Guinée équatoriale a été sérieusement menacée par des problèmes sécuritaires (tentative de coup d’État) liés à la libre circulation des hommes qui sont venus d’ailleurs pour essayer de déstabiliser ce pays», souligne Ariel Ngnitedem au micro de Sputnik.

Si les experts sont convaincus des opportunités que peut offrir la ZLEC notamment la stimulation du commerce intra-africain, l’industrialisation, la croissance économique et le bien-être des pays africains, Dieudonné Essomba émet des réserves quant aux pays de la sous-région Afrique centrale, très peu industrialisés.

«Une zone de libre-échange élargit le marché potentiel, elle donne des clients potentiels. Encore faudrait-il asseoir une véritable industrie qui produit des biens qu’on peut exporter. C’est-à-dire qu’il faut satisfaire la demande des pays partenaires. Il est des interrogations qui me paraissent fondamentales à cet égard, à savoir si aujourd’hui le Cameroun, par exemple, a une offre qui peut intéresser des pays comme le Kenya, le Mozambique, l’Afrique du Sud. Il est regrettable de relever qu’une politique de valorisation de ce potentiel (éventuel) n’est pas vraiment en place», regrette l’économiste.

Ariel Ngnitedem pense pour lui que ce marché potentiel devrait être un stimulateur pour les économies de la région.

«Dans cette mosaïque, il y a la possibilité pour les pays de la zone CEMAC d’offrir leurs services au reste de l’Afrique et d’accéder aux services dans le reste des pays africains. Aussi, ils peuvent trouver des capitaux au-delà de la zone CEMAC pour financer leur économie. Il y a aussi la libre circulation des personnes. Des personnes qui pourraient ainsi s’installer dans d’autres pays et travailler en fonction de leurs compétences et des opportunités offertes par ces différents marchés», souligne l’expert au micro de Sputnik.

Bien que pour le moment, les pays de la CEMAC et de l’Afrique en général exportent essentiellement des matières premières, toute chose qui n’est pas favorable à son décollage industriel, Ariel Ngnitedem pense que:

«La ZLEC va donner lieu à des marchés avec des caractéristiques qui permettent aux entreprises africaines de vendre et d’échanger des produits issus de l’agro-industrie, les produits de la transformation des matières premières. Pour ce qui est des produits agroindustriels, il y a des produits agricoles qui sont traités conditionnés et transformés à l’instar du chocolat, du café, du coton ou du bois qui pourraient être vendus dans la zone. Ces produits seront plus compétitifs, vendus en Afrique que vendus en Europe du fait de l’absence des barrières douanières qui renchérissent les prix. Il faut aller au-delà du pétrole, car les économies basées sur le pétrole sont vulnérables il est de notoriété scientifique que tout pays en Afrique pour survivre est obligé de diversifier son économie», analyse l’expert, au micro de Sputnik.

S’il parait crucial que le processus de la ZLEC soit accéléré et que la libéralisation des tarifs douaniers et des services soit matérialisée, les pays de la sous-région Afrique centrale devraient par ailleurs insister sur un bon nombre d’obstacles spécifiques.

«Il s’agit essentiellement des problèmes liés à la mobilité des facteurs. Par exemple, l’absence de moyens de communication entre les différents pays de la CEMAC (routes et chemins de fer) et les problèmes politiques. Les problèmes de sécurité sont des facteurs négatifs tout comme l’absence des communications, qui amenuisent les chances de réussite de cette zone de libre-échange. La zone de libre-échange suppose que vous n’avez plus de barrières tarifaires, que vous n’avez plus d’impositions douanières, mais tout ceci ne suffit pas. Encore faut-il qu’il y ait des marchandises, car ce n’est pas la zone de libre-échange qui va créer la production, elle permet tout simplement la circulation de la production. Si vous ne produisez pas parce que vous êtes dans l’insécurité, la ZLEC ne vous sert à rien», pense Dieudonné Essomba au micro de Sputnik.

À côté des challenges liés à l’infrastructure et à la sécurité dans la sous-région, Ariel Ngnitedem souligne aussi la question de la monnaie. Pour lui, cet outil principal des échanges peut être un sérieux frein au commerce intra-africain.

«Nous avons beaucoup de banques centrales sur le continent, il y a des pays qui ont leur banque centrale à eux, il y a des regroupements en Afrique de l’Ouest qui ont déjà un agenda pour passer du franc CFA à une monnaie commune dans cette sous-région. En Afrique centrale ce n’est pas encore dans l’Agenda. Il faudra dans un premier temps s’accorder sur le taux de change, mais à terme, il faudra opter pour une monnaie unique africaine si on veut véritablement tirer le meilleur parti de cette zone de libre-échange. Le problème de monnaie est un obstacle qu’on doit absolument régler», précise-t-il au micro de Sputnik.

Alors que le débat se poursuit dans l’opinion au sujet de l’opportunité de la ZLEC dans la sous-région CEMAC, dans un contexte de faible intégration économique et de défis sécuritaires, Ariel Ngnitedem tente de trouver l’équilibre entre tous ces enjeux.

«Il faut faire la part des choses entre s’ouvrir et se prémunir des problèmes sécuritaires. Le risque est de concilier l’ouverture avec la protection contre le déstabilisateur au plan sécuritaire. Si on s’en tient aux pays comme les États-Unis par exemple, quand ils ont été frappés par les terroristes en 2001, ils n’ont pas fermé complètement leur frontière; mais ils se sont plutôt employés à renforcer la sécurité à l’entrée de leur frontière tout en permettant au commerce de se développer. Les pays du lac Tchad doivent relever ce défi en mettant un point d’honneur au renforcement de leur sécurité. Au plan économique, ils doivent protéger leurs économies des risques d’afflux de marchandises par les plus entreprenants en produisant beaucoup plus pour faire concurrence», conclut l’économiste au micro de Sputnik.

Dans un an exactement, le démantèlement tarifaire dans le cadre de la ZLEC va commencer. Le marché devrait être actif à partir du premier juillet 2020. L’UA estime que la ZLEC permettra d’augmenter de près de 60 % d’ici à 2022 le commerce intra-africain et de donner un coup de fouet à l’ensemble de ses économies. Les plus sceptiques évoquent le manque de complémentarité des économies et craignent que des importations bon marché ne portent préjudice aux petits producteurs agricoles et industriels.



Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *