Lettre ouverte au général-major Ahmed Gaïd Salah, chef d’Etat-major des armées algériennes

Mon général, je vous écris pour vous demander de nous restituer les jeunes gens du mouvement du 22 Février que des magistrats, qui ne font pas honneur à leur profession, ont jetés en prison afin de les empêcher d’exercer leurs droits civiques. Ces jeunes gens, pour avoir brandi des spécimens du drapeau berbère, ont été victimes d’un arbitraire d’Etat dont la rumeur de la rue dit que ce sont vos menaces répétées contre quiconque hisserait ce symbole vexillologique qui serait la cause agente de leurs persécutions. Je comprends que vous ne vouliez voir flotter au-dessus de la tête des manifestants que le seul emblème national.

photo : Sami K

Or, c’est précisément au nom de cet emblème que je vous écris. Emblème pour lequel vous et moi partageons le même amour – vous, pour avoir combattu pour lui les armes à la main, moi, pour avoir écrit son histoire racontée dans un livre paru en 2014. En rédigeant cet ouvrage, j’ai fait de notre pays l’un des rares à disposer d’une histoire de son emblème national – qui réponde aux exigences du métier d’historien – aux côtés de la Chine, des États-Unis, de la France et de l’Inde. Beaucoup de pays ignorent tout de leur symbole vexillologique. Le nôtre a la chance de disposer de matériaux riches et variés. Encore fallait-il les identifier et les rassembler. J’ai mis quatre ans à les recueillir en parcourant leurs traces en Algérie, en France, en Espagne, en Italie et aux Pays-Bas, et en interrogeant un grand nombre de témoins et d’acteurs historiques parmi lesquels cette véritable mémoire du nationalisme indépendantiste algérien entre 1943 et 1962 que fut le défunt docteur Chawki Mostefaï (je déplore qu’aucun historien algérien n’ait songé à enregistrer sa mémoire). Voyez-vous, chacun de nous, a manifesté à sa façon son amour à ce drapeau – vous, par les armes, moi, par la plume. Les jeunes gens injustement emprisonnés ont eux aussi leur façon d’aimer leur pays. Parce qu’il n’y a pas une seule manière d’exprimer son attachement à sa patrie. Ce qui m’enhardit, mon Général, pour vous dire que vous avez tort de penser que ces jeunes gens, en brandissant l’étendard berbère, ont cherché à attenter à leur emblème national. Ce tort est d’autant plus préjudiciable qu’il vous conduit à mettre – à votre insu – les deux symboles vexillologiques sur un même plan, ce que les jeunes gens en question sont loin d’avoir fait. Car ils restent aussi attachés que vous et moi à la patrie dont ils ne contestent pas sa symbolique des trois couleurs semées du croissant et de l’étoile.

Vous avez dû l’observer, souvent, ils brandissent les deux drapeaux à la fois. En agissant ainsi, ils ne répudient pas leur allégeance à la nation, ils n’affirment qu’une chose, à savoir que le contenu culturel de notre algérianité ne se réduit pas à son arabité et à son islamité. Et c’est afin que nul n’oublie que l’Algérie n’est pas qu’arabe et islamique qu’ils déploient cet étendant marqueur de l’identité berbère. L’emblème national continue donc d’exprimer l’adhésion à une Algérie une et indivisible qu’ils portent dans leurs cœurs sincères comme le fusil que vous portiez lorsque vous aviez leur âge. Quant à l’étendard berbère, il ne fait que traduire la fierté retrouvée de notre profondeur historique restée mutilée si longtemps. Leur geste est conforme à la Constitution et aux lois fondamentales du pays. Les magistrats qui les ont condamnés ont bafoué leurs droits. La confusion n’est donc pas légale, mais idéologique. D’aucuns vous attribuent cette confusion que vous aurez exprimée dans vos différents discours télévisés. J’ai le sentiment que vous ne comprenez pas tous ces jeunes gens qui crient leur soif du changement politique pour plus de dignité, de démocratie et de liberté (chaque époque à ses combats à mener), à cause du fossé générationnel qui vous sépare d’eux. C’est pourtant dans cet écart que les nouvelles générations établissent leur affirmation de soi et construisent leur émancipation vis-à-vis des anciennes.

Votre incompréhension de cette jeunesse, vous l’avez, mon Général, exprimée à travers votre conception de la nation algérienne qui remonte aux années 1930. Lorsque, en effet, vous dites que «l’armée algérienne est badisiste et novembriste», ce sont vos propres mots, vous réitérez une idée sous-jacente que Messali a exprimée en 1936, à l’époque du Congrès musulman, pour exprimer sa divergence avec ses dirigeants. Il a dit, et les rapports de police ont conservé le souvenir de ses paroles, que ce qui séparait son parti des autres tendances constitutives du Mouvement national, c’était l’indépendance qu’il réclamait sic et nunc, c’est-à-dire «ici et maintenant». Aussi, à l’adresse de l’Association des Oulémas musulmans d’Algérie fondée par Ben Badis en 1931, il a répété en 1937 qu’il souscrivait à son programme. Lorsque, cette année-là, il a fondé le PPA, il est allé jusqu’à orner les cartes d’adhérent de son nouveau parti de la devise badisienne : «L’Algérie est notre patrie, l’islam est notre religion et l’arabe est notre langue.» C’était là, pour lui, l’expression culturelle de l’indépendantisme algérien qu’il n’a cessé de prôner depuis l’époque de l’Étoile nord-africaine. En revanche, sur le plan politique, tout opposait Messali à Ben Badis. Pour se démarquer de l’indépendantisme, le réformiste religieux a théorisé une doctrine politique qui distinguait dans la nationalité deux niveaux – à ses yeux – sécables l’un de l’autre : celui de la «nationalité politique» (jinsiyya siyasiyya), d’un côté, et celui de la «nationalité ethno-religieuse» (jinsiyya qawmiyya), de l’autre. Il suffisait, selon lui, que la France laissât les Algériens vivre en paix leur nationalité religieuse et ethnique pour qu’ils lui concèdent leur nationalité politique et reconnaissent par-là même la légitimité de la puissance coloniale tutélaire. Quand donc vous dites que l’armée est dépositaire de l’héritage des oulémas islahistes et du 1er Novembre, vous voulez dire qu’elle s’identifie à cette double tradition représentée Ben Badis et Messali Hadj. Mais l’un et l’autre parlaient de la nation et non de son armée.

L’Armée algérienne, si vous me le permettez mon Général, ne doit se drapeau d’aucune couleur politique en particulier. Car ses couleurs sont celles du pays et non les siennes. Elle doit par conséquent être ce que sont toutes les armées modernes dignes de ce nom : un instrument de la nation pour la protéger des agressions extérieures et non pour lui dicter sa conduite politique. Lui prêter pareille ambition, c’est reconnaître sa politisation et, donc, son implication dans le système de crises à répétitions sous le régime duquel nous avons vécu et continuons de le faire depuis l’Indépendance. La responsabilité de ceux qui ont instauré un tel système (qui s’est souvent retourné contre ses propres créateurs ainsi que leurs zélés continuateurs) est à la mesure de tous les ratages multipliés pour se sortir du sous-développement politique, social, économique et culturel. C’est ce système qui a produit la sorte d’identité meurtrière dans laquelle nous nous sommes enfermés en retournant notre appareil éducatif, érigé telle une désolante machine idéologique de l’intolérance et de l’obscurantisme, contre nous-mêmes (après qu’il fut dans les années 1960 et 1970 une institution de lumières), et qui nous a coûté une guerre civile, laquelle – excusez la comparaison sacrilège – a duré plus longtemps que la guerre de Libération nationale et dont personne en haut lieu n’a voulu qu’on en tire les leçons pour l’avenir. Car le passé ne doit servir qu’à cela : méditer ses expériences pour mieux avancer, et non le figer pour en faire un corps de doctrines, quand ce n’est pas pour l’oublier, «pour les besoins de la Cause», selon la terrible formule consacrée. Les nations oublieuses sont vouées à la mort, engluées dans la répétition des mêmes erreurs et des mêmes travers qui finissent par lui coller et devenir sa seconde nature. Quant aux nations qui passent leur temps à glorifier leur passé, elles sont absentes à leur contemporanéité. Du coup, elles réduisent les générations montantes au silence, lorsqu’elles ne les poussent pas au désespoir, qui est, selon ledit poète, comme «l’océan aux eaux amères».   

La conception monolithique de l’Algérie est aujourd’hui caduque. Des gens ont versé leur sang pour qu’il en soit ainsi. L’Algérie saura un jour leur être reconnaissante pour les avancées qu’ils lui ont fait faire. La dernière Constitution a aboli ce monolithisme unanimiste en reconnaissant que le peuple algérien n’est pas uniquement arabe et musulman (bien qu’elle ait dans les faits réduit les musulmans aux sunnites et oublié au passage les autres Algériens non-musulmans), il est aussi Berbère. La pensée politique algérienne a donc troqué le paradigme culturel et politique forgé dans les années 1930 auquel vous êtes resté attaché au profit d’un nouveau cadre d’intelligibilité nationale qui fait de l’étendard berbère l’expression de l’affirmation de la nouvelle identité culturelle de la nation algérienne dont nul ne conteste ni ne rejette l’emblème.

Vous comprenez, maintenant, pourquoi je vous disais que ces jeunes gens, injustement emprisonnés et auxquels la République doit des excuses pour avoir bafoué leurs droits, ont une autre façon d’aimer leur pays. Il se trouve que cette façon est une et plurielle à la fois, et c’est ce qui a échappé à votre perspicacité, je le reconnais, dans un contexte national et international difficile qui vous a conduit à assumer de lourdes responsabilités et à cristalliser de toutes sortes d’attentes qui n’abondent pas toutes dans le même sens, les unes voulant perpétuer le statu quo et les autres aspirant au changement. Cela ne m’empêche pas de vous déclarer qu’il ne sert à rien de dire qu’on veut établir le pluralisme politique si, en même temps, on s’emploie à malmener le pluralisme culturel qui en est le socle naturel.

Et puisque j’en suis venu à vous demander la libération d’innocents jeunes gens, je vous demande également, avec tout le respect et les égards que je vous dois de bien vouloir sortir des geôles de la République M. Lakhdar Bouragaâ. Cet homme est, comme vous, un héros de la guerre de Libération ; mais il est aussi une des consciences de l’Algérie actuelle. Or, on n’enferme pas les consciences dans l’obscurité et on ne les bâillonne sous aucun motif. Il faut que la politique dans notre pays soit rétablie dans sa dignité. Justement parce qu’elle n’est rien d’autre que la métabolisation du conflit et son apprivoisement par la parole raisonnée en vue de la seule fin ultime qui vaille : le bien commun.

J’ai dit et vous prie de m’en excuser.

Mes salutations empressées.     

Par Houari Touati , Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).


08.08.2019

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