Implication essentielle de la perte de la guerre du Yémen

par Alastair Crooke, Ancien diplomate britannique, fondateur et directeur du Conflicts Forum, basé à Beyrouth.

C’est assez clair, l’Arabie saoudite a perdu. Bruce Riedel note que « les Houthis et l’Iran sont stratégiquement vainqueurs. » À Aden, au siège du gouvernement yéménite favorable à Riyad, les chargés de mission des Saoudiens ont été éjectés par des sécessionnistes laïques, d’anciens marxistes du sud. Que peuvent faire les Saoudiens ? Ne pouvant continuer, battre en retraite serait encore plus difficile. Ils devront braver les Houthis dans le sud du royaume, et dans guerre une mineure assez différente au sud du Yémen. Mohammed ben Salmane (MbS) est coincé. Le commandement militaire houthi ayant en ce moment le vent en poupe, il se désintéresse du règlement politique. Il souhaite engranger d’autres atouts. Les Émirats arabes unis (EAU), qui ont armé et formé les séparatistes du sud, ont choisi de ne pas participer. MbS est seul à porter le fardeau de la responsabilité. Ça va être compliqué.


Qu’est-ce qu’implique cette situation ? Il y a que MbS ne peut tenir parole sur ce que Trump et Kushner exigeaient de lui ; il ne peut plus livrer le monde du golfe à la réalisation de leurs grands projets, et encore moins réunir le monde sunnite pour l’engager en guerre contre l’Iran, ni même vendre aux Palestiniens la situation de dépendance abjecte présentée comme solution.


Qu’est-ce qui a cloché ? Il semble que Mohammed ben Zayez (MbZ) ait dû accepter le point de vue du Mossad : l’Iran, ce serait de la tarte, et sous la pression des sanctions globales, il s’effondrerait rapidement et supplierait de négocier avec Trump. Et le douloureux accord qui en résulterait verrait le démantèlement dans la région de tous les alliés gênants de l’Iran. Le Golfe serait alors libre de continuer à façonner un Moyen-Orient sans démocratie, réformateurs et (détestés) islamistes.


Qu’est-ce qui a fait que les EAU – appelés élogieusement le ‘petit Sparte coriace’ aux États-Unis – reculent ? Ce n’est pas seulement que les émirs ont vu l’impossibilité de gagner la guerre au Yémen. C’est bien le cas, mais, plus important encore, il leur est apparu que ce ne serait pas de la tarte avec l’Iran, et qu’au lieu d’étrangler son économie avec la guerre de sanctions, cette manœuvre étasunienne risquait de dégénérer en conflit militaire. Et dans cette éventualité, les EAU seraient dévastés. L’Iran a averti explicitement qu’un drone ou deux s’abattant au milieu des buildings de verre de leurs quartiers financiers ou dans les installations pétrolières et gazières, les ramènerait vingt ans en arrière. Ils l’ont cru.


Et il y a un autre facteur. « Comme le monde est au bord d’une autre crise financière, » note Esfandyar Batmanghelidj, « peu d’endroits sont aussi pris d’inquiétude que Dubaï. Chaque semaine, une nouvelle manchette augure de la crise à venir dans la ville des gratte-ciel. En baisse de 24% par rapport à l’année dernière, les prix des villas sont au plus bas depuis dix ans. Depuis la crise financière de 2008, le ralentissement du tourisme a fait baisser la fréquentation hôtelière, au moment même où Dubaï s’apprête à accueillir l’Expo 2020 l’année prochaine. Comme l’a écrit Zainab Fattah de Bloomberg en novembre de l’année dernière, Dubaï a commencé à « perdre de son éclat, » son rôle de centre du commerce mondial étant « miné par la guerre mondiale des tarifs douaniers – et surtout par la volonté des États-Unis de faire cesser les affaires avec les voisins de l’Iran ». »


Un drone houthi s’abattant dans le quartier financier de Dubaï, serait le « dernier clou dans le cercueil » de l’émirat (les expatriés partiraient en un éclair). Cette éventualité est bien plus grave que la crise de 2009, quand le marché immobilier de Dubaï s’est effondré en menaçant d’insolvabilité plusieurs banques et grandes compagnies de développement, dont certaines sont liées à l’État, et qu’il avait fallu 20 milliards de dollars de renflouement.


En bref, le golfe a réalisé que le projet de conflit entre MbS et l’Iran est trop risqué, en particulier dans l’ambiance financière mondiale qui s’assombrit très vite. Les dirigeants émiratis se sont opposés à MbZ, l’idéologue de la guerre, et les Émirats arabes unis sont officiellement sortis du Yémen (quoiqu’en laissant sur place leurs mandataires armés) et ils ont aussi pris contact avec l’Iran pour faire savoir qu’ils se retiraient de la guerre.


Il n’est désormais plus concevable que MbS puisse faire ce que Trump et Netanyahou voulaient obtenir de lui. Cela signifie-t-il que la confrontation des États-Unis avec l’Iran et le Deal of the Century de Jared Kushner sont oubliés ? Pas du tout. Dans la perspective des élections de 2020, Trump doit caresser dans le sens du poil deux groupes électoraux clés, l’AIPAC et les chrétiens évangéliques sionistes. Il est aussi fort probable que Netanyahou, en tête de campagne électorale, reçoive d’autres ‘cadeaux’, dans le cadre de la courtisanerie des électeurs nationaux (et des donateurs).


En ce qui concerne la confrontation des États-Unis avec l’Iran, il semble que Trump baisse le ton. Il espère que la magie des sanctions économiques mettra à genoux la République islamique. Mais rien ne montre cela, et il n’y a aucun signe de plan B étasunien réaliste (l’initiative de Lindsay Graham n’en est pas un).


Où en est MbS quant aux intérêts étasuniens et israéliens ? Eh bien, pour être brutal, et en dépit des amitiés familiales… facilement remplaçables, peut-être ? Il flotte de nouveau dans l’air l’odeur du désengagement de la région définitif des États-Unis.


En fin de compte, la perte de la guerre du Yémen signifie essentiellement la fin de l’espoir que le magicien Trump calmerait la panique dans le golfe, panique due à la normalisation de l’Occident avec l’Iran (avec le JCPOA), et laisse ainsi l’Iran au rang de première puissance régionale. L’avènement de Trump, à cause de ses affinités avec l’Arabie saoudite, semblait promettre aux monarchies du Golfe la possibilité de verrouiller à nouveau le bouclier étasunien au-dessus d’elles, ce qui les aurait protégées de tout changement important, tout en laissant l’Iran enchaîné et incapable d’assumer sa suprématie sur la région.


Une implication mineure pour le Yémen, est que les espoirs considérables de Trump et Netanyahou envers MbS et MbZ, se sont révélés chimériques. Depuis le début, il s’est avéré que ces deux-là n’avaient pas les reins assez solides. Et maintenant le monde le sait. On ne peut pas leur faire confiance. Ils ont été battus par une armée hétéroclite de durs à cuire de la tribu houthie.


La région observe maintenant que la guerre n’arrive pas (bien qu’elle soit à un poil). Trump n’est pas allé bombarder l’Iran de son propre chef. Et les monarchies du golfe comprennent maintenant que s’ils s’amusaient à ça, c’est eux qui en paieraient le prix fort. Paradoxalement, il appartient aux EAU, principal groupe de pression contre l’Iran à Washington, de mener la campagne de pacification avec l’Iran. Il s’agit là d’une leçon salutaire de realpolitik pour certaines monarchies du golfe (et Israël). Et maintenant qu’elle a été apprise, il sera difficile d’inverser aussi facilement la situation.


Le virage stratégique vers une architecture de sécurité différente est déjà en cours. La Russie et la Chine proposent une conférence internationale sur la sécurité dans le golfe Persique. La Russie et l’Iran sont déjà d’accord pour organiser des manœuvres navales communes dans l’océan Indien et à Ormuz, et afin de protéger ses pétroliers et la navigation commerciale, la Chine envisage aussi d’envoyer là-bas ses navires de guerre. Il y aura manifestement de la concurrence sur place, mais l’Iran a toujours la haute main sur Ormuz. C’est un puissant moyen de dissuasion (même si cette menace ne doit pas être mise en pratique).


Bien évidemment, rien n’est sûr en ces temps versatiles. Le président des États-Unis est inconstant, enclin à la volte-face. Et il y a encore aux États-Unis de puissants intérêts qui souhaitent voir l’Iran complètement rasé. D’autres à Washington – la droite nationaliste – sont beaucoup plus enclins à défier les faucons iraniens. Peut-être ont-ils raté leur heure ? Le fait est que Trump a annulé (pour d’autres raisons que celles indiquées) l’intervention militaire. Les États-Unis entrant en ce moment dans la saison des élections, ils se concentrent sur leur nombril. Dans atmosphère partisane tendue d’aujourd’hui qui règne là-bas, la politique étrangère est déjà une question oubliée.


Trump continuera probablement à jeter quelques os à Israël, mais ça changera quoi ? Sans doute pas grand chose. C’est une piètre consolation, mais ça aurait pu être bien pire pour les Palestiniens. Et le Grand Israël dans tout ça ? Un lointain espoir hardiment innovant.

Strategic Culture FoundationAlastair Crooke, 19 août 2019


Original : www.strategic-culture.org/news/2019/08/19/the-deeper-meaning-in-lost-war/

Traduction Petrus Lombard


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