Les multiples incarnations du temps : hypothèses

par Hacène Saadi *

Dans le texte qui suit, il est question d’un certain nombre d’hypothèses, de la plus intuitive sur la perception du temps qui passe, de l’écoulement de la durée, jusqu’à celles de certains physiciens (physique théorique) contemporains qui reposent le problème (il va sans dire d’une extrême complexité), sur la nature du temps, et quelques petites excursions autour des problèmes connexes, et donc inévitables, touchant le biologique inscrit dans la durée.

1. La marche inexorable du passé dans l’avenir : chaque moment qui s’écoule dans le présent devient un moment du passé, à tel point que moi, être humain, je ne finis par me rappeler que des moments du passé ! J’ai l’illusion de vivre dans mon présent, mais ce présent que je me dis je suis en train de vivre ne cesse de s’écouler dans la durée, laquelle n’est perçue (saisie, réalisée), que comme un passé : ce présent que j’ai l’indéracinable, l’inéluctable illusion de vivre devient vite du passé. Alors ? C’est l’éternelle marche du passé dans l’avenir, c’est elle seule qui existe. En d’autres termes, la compréhension humaine de cette notion, cette réalisation (de notre esprit décidément limité) d’une division, d’une séparation entre passé, présent et futur n’a plus de sens.

2. La perception du temps, du passage du temps, de l’écoulement de la durée, de la succession des instants, des évènements, des actions, du temps t1 au temps t2 est inscrite dans nos gènes, et donc au niveau biochimique dans la molécule ADN, comme conséquence du processus d’évolution de la matière vivante subissant des transformations successives au contact de l’environnement (naturel ou physique). Evolution sous-entend transformation, et transformation implique logiquement une succession de formes et caractéristiques (ou particularités physiques) issues de cette transformation que l’organisme vivant, dans son interaction avec le monde extérieur, subit dans le milieu où il s’est produit, comme conséquence de forces ou d’actions de ce milieu ; cela entraîne donc une succession d’événements qui agissent sur l’organisme au temps t1, au temps t2, et ainsi de suite. L’organisme évolue suivant un long processus d’organisation et de réorganisation répondant à cette action sur et interaction avec le milieu environnant (d’où le terme d’adaptation). Tous ces processus (mouvements, relations, actions, transformations) s’inscrivent ainsi, logiquement, dans la durée. Il en résulte à la longue un programme, ou un «blue print» de la mémoire de tous ces processus, qui va s’inscrire (ou s’intégrer) dans les éléments constitutifs de l’organisme vivant, c’est-à-dire dans les gènes, qui sont les segments de la molécule ADN, responsables de la transmission héréditaire des caractères (de l’espèce humaine, dans notre propos) physiques ou biologiques qui vont constituer le phénotype, ou l’expression physique de l’organisme complexe dans son milieu naturel. Inutile d’aller plus avant dans la description détaillée de cette molécule, elle est dans tous les manuels de biologie. En revanche, il serait intéressant d’ouvrir une petite parenthèse sur une nouvelle révolution en biologie, appelée «épigénétique», qui considère que nous ne sommes pas seulement le produit de nos gènes, mais que à travers nos actions, nos comportements au quotidien, nous allons indirectement agir sur nos gènes, à travers cette interdépendance entre individus et environnement, en activant ou inhibant certains gènes. Dans ce contexte précis, le livre de Joël de Rosnay, homme de science et informaticien (avec plus de cinquante ans de recherche en biologie et en informatique, auteur de plusieurs ouvrages qui font autorité, entre autres «Surfer la vie» (2012, Les Liens qui Libèrent, éditeur) «Je cherche à comprendre : les codes cachés de la nature» (2016, Les Liens qui Libèrent, ed.) «2020 : les scénarios du futur» (Fayard,2007, 2015)) intitulé «La symphonie du vivant : comment l’épigénétique va changer votre vie» (Les Liens qui Libèrent, 2018) est un véritable bain de Jouvence pour la reprise de conscience de l’être humain en tant que «Chef d’orchestre» entre la nature vivante (je ne dis pas ‘environnement’, parce que cela prêterait à des interprétations étroitement homocentriques, l’homme étant considéré comme seule entité ayant ‘valeur’ dans cette planète abritant la vie dans sa diversité) et sa relation épigénétique avec son mode d’être, de sa construction intelligemment évolutionniste avec celui-ci, en harmonie avec cette nature vivante. La conséquence naturelle de l’être humain en progrès constant est, en politique, une démocratie participative, un idéal de toutes les vraies démocraties de par le monde, une espèce d’«épipolitique» impliquant une coopération foncièrement humaniste, où l’on serait capable de se référer aux «valeurs telles que la reconnaissance de la diversité, le partage, la solidarité, la générosité, l’altruisme ou l’empathie, associées à la volonté de faire le bien autour de soi» («La symphonie du vivant», Les Liens qui Libèrent, p.199)

L’épigénétique(1), chez Joël de Rosnay, se révèle comme une véritable réconciliation entre le lamarckisme et le darwinisme. Pendant plus d’un siècle et demi l’approche du naturaliste français Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829, dont l’œuvre le plus souvent citée s’intitule «Recherches sur l’organisation des corps vivants», Fayard, 1986), avec le phénomène de la «transmission des caractères acquis», c’est-à-dire tout ce qui est acquis et conservé par les individus d’une génération donnée est transmis «aux nouveaux individus qui proviennent de ceux qui ont éprouvé ces changements» (p.107), est en totale contradiction avec celle de Charles Darwin (1809-1882. Œuvre principale : «De l’origine des espèces» ou «On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life», London : John Murray, 1859) qui prône la sélection naturelle, un mechanism essentiel par lequel les individus les mieux adaptés à leur environnement ont une tendance à survivre et produire plus de progénitures que ceux qui n’ont pas cette capacité d’adaptation.

Cette réconciliation entre deux approches apparemment très opposées, va se faire à travers l’épigénétique qui a pour ambition, pourrait-on dire révolutionnaire, d’expliquer ou de tenter d’expliquer que nous ne sommes pas prisonniers de nos gènes (d’après l’idée principale exprimée dans «The Selfish Gene» ou le «Gène égoïste» de Richard Dawkins, 1976, 2éme édition 1989, Oxford University Press(2)) mais que l’expression de nos gènes dans le phénotype (dans l’environnement physique et social) n’est pas à sens unique : ce phénotype à son tour influence, modifie le programme génétique, en ce sens que les acquis sociétaux (langue, culture, idées, modes vestimentaires, traditions, comportements et actions liées à ces comportements, etc.) apportent à leur tour -dans cette interaction continue entre l’inné et l’acquis- des éléments (des sédiments qui incluraient du biochimique et du psychobiologique, du sociologique extraordinairement, pour ne pas dire autre chose de plus vague, amalgamés) importants dans l’évolution, quelle qu’elle soit, de l’individu, l’être social agissant, s’intégrant ou s’adaptant, survivant, prospérant, c’est-à-dire gagnant de plus en plus de nouvelles possibilités avantageuses, d’évoluer et de se développer vers un mieux-être. En d’autre termes, Lamarck revient à la charge : l’hérédité des caractères acquis est de nouveau sur le chantier de l’évolution, qui n’est plus seulement darwinienne ou néo-darwinienne, et gagne du crédit scientifique grâce à des hommes de science de la trempe de Joël de Rosnay, de Henri Atlan («La fin du ‘tout génétique’ ? Vers de nouveau paradigmes en bibliologie», INRA, 1999 ; «L’organisation biologique et la théorie de l’information», Seuil, 2006) et bien d’autres dans ce domaine des polyvalences scientifiques.

Il y a un ADN proprement biochimique de l’individu, comme il y a un ADN sociétal et un ADN de l’intelligence artificielle. C’est un nouveau discours scientifique qui va bouleverser (s’il n’est pas déjà en train de le faire) tous les autres discours scientifiques qui désormais appartiennent à l’Histoire. Le livre de Joël de Rosnay évolue, avec une grande clarté dans l’exposition, des bases de l’épigénétique, jusqu’à l’expression de l’ADN sociétal, en passant par comment manager son corps avec l’épigénétique, la santé, la nutrition, l’exercice physique, le plaisir, le sport et la méditation ; ensuite la mémétique (le ‘méme’ équivalent culturel du gène) ou une nouvelle vision de la société humaine, et bien d’autres choses liées à la manière de «construire sa vie personnelle et de décider des futures évolutions sociétales» .

3. Pour en revenir à la perception du temps, après cette parenthèse plus au moins longue, mais nécessaire pour la compréhension de ce «blue print» (biochimique et biologique, de la génétique à l’épigénétique) et son inscription dans la durée, on est tout simplement amené à se dire que cet écoulement de la durée est tributaire du degré de conscience (qui est lié au degré de complexité du cerveau en termes de structures et d’organisation de fonctions des neurones et de leur plasticité globalement parlant) que l’être vivant a du monde dans lequel il se trouve. Plus on est conscient et plus cette compréhension est aiguë, précise, nuancée, complexe. En dehors de l’être vivant au cerveau complexe, la notion de temps et l’écoulement de la durée n’ont plus de sens. Ce qui nous renvoie à cette hypothèse moderne en physique qui dit que le temps n’existe pas au niveau microscopique (les particules élémentaires : protons et neutrons sans aller plus loin dans les quarks et leur composition) et macroscopique (à l’échelle de l’Univers). A l’échelle du cosmos, le temps humain (ou le temps tel qu’il est perçu par les humains) est infinitésimal ; et dans l’exploration de l’infiniment petit (à partir du moment où l’on adopterait l’espace-temps comme donnée fondamentale pour la compréhension de la notion de temps dans la théorie de la Relativité einsteinienne) le temps n’existerait plus (le 1 millionième d’une seconde et en parallèle la particule élémentaire au seuil du décomposable, sont impossibles dans l’état actuel de nos connaissances sur les capacités du cerveau à percevoir ou à en avoir conscience en termes d’écoulement de la durée, à l’intérieur de la notion espace-temps, et donc «la distinction entre passé, présent et futur cesse d’être pertinente» selon les mots du physicien Carlo Rovelli, ce que nous allons essayer de voir plus bas.

Dans l’entretien entre deux physiciens contemporains (voir Philosophie’ magazine, n° 121, juillet-août 2018), Lee Smolin (chercheur en physique théorique, Institut Périmètre, Waterloo, Canada) et Carlo Rovelli (qui dirige le groupe de gravité quantique, Centre de physique théorique, Marseille, France), sur le problème, extrêmement complexe -c’est bien le cas de le dire- de la nature du temps, il y a un véritable désaccord entre ces deux chercheurs, ce qui va davantage ranimer un débat métaphysique qui remonte à l’antiquité grecque.

Pour Lee Smolin (suivant une idée leibnizienne, elle-même tenant d’une conception aristotélicienne qui dit du temps qu’il est le «nombre du changement») «le temps existe comme une relation entre les phénomènes, et non comme entité». Il est rejoint (en partie seulement, du fait d’un désaccord réel entre les deux : pour Lee Smolin, le temps existe vraiment ; pour Carlo Rovelli, il y a plutôt plusieurs couches de temps) par Carlo Rovelli quand il dit que le temps c’est une manière de chiffrer le changement.

Mais contrairement à Lee Smolin, pour Carlo Rovelli la distinction entre passé, présent et futur cesse d’être pertinente au niveau microscopique, fondamental. C’est-à-dire qu’au niveau des particules élémentaires (protons et neutrons) le temps n’existe pas.

Pour Newton, le temps et l’espace ont une existence indépendante de toutes choses dans l’univers. Ainsi la flèche du temps, laquelle est universelle, est en conséquence indépendante de tout espèce d’événement survenant au monde.

Pour Carlo Rovelli, le temps dont parle la physique newtonienne «n’est qu’un aspect du champ gravitationnel». C’est une couche. Mais en dépit de cette précision sur le perçu et analysé en termes de ‘couches’, cela n’affecte pas la définition, chez Newton, du temps comme dénombrement du changement.

Pour Lee Smolin, il y a deux possibilités, deux façons de voir les relations entre les objets physiques : elles se déploient dans un temps a-priori, comme première hypothèse, ou alors le temps est lui-même un aspect de ces relations, comme deuxième hypothèse. Il se penche plutôt la première des hypothèses, c’est-à-dire que le temps est un a-priori, une «direction dans laquelle les relations se déploient» ; c’est un point de désaccord avec Carlo Rovelli. Toujours selon Lee Smolin, les propriétés des particules que l’on mesure aujourd’hui seraient «le résultat d’une histoire longue et dynamique», et que «dans des états de l’univers proches du big-bang, voire antérieurs à celui-ci, d’autres lois s’appliqueraient» (Voir «The Singular Universe and the Reality of time», 2014, Montréal, co-écrit avec le philosophe brésilien Roberto Mangabeira Unger.)

Pour Carlo Rovelli, la notion de temporalité adoptée par Lee Smolin est contingente, elle «dépend de notre état de l’Univers, elle s’applique bien au moment présent de l’histoire de l’Univers».

Ainsi, selon Carlo Rovelli, il est possible que les lois de la biologie soient déjà apparues dans certaines parties de l’Univers et pas dans d’autres, qu’elles soient déjà apparues dans le passé et qu’elles réapparaîtraient dans le futur. Les lois de succession dans un univers observable ne seraient peut-être pas répétables dans la totalité de l’Univers (qui contiendrait toutes les possibilités, l’observable et l’inobservable : parties de l’Univers sans vie, sans changement, sans temporalité).

En réponse à toutes ces probabilités de Rovelli, Lee Smolin avance quelques questions fondamentales : «Comment tous ces coins d’Univers obéissant à des lois différentes pourraient-ils traverser ensemble les mêmes étapes ? Comment imaginer un Univers dans lequel les changements seraient par endroits irréversibles et par endroits réversibles, par exemple ?

Un Anglais dirait «it’s mind-boggling ! (c’est ahurissant !) et il finira, bon gré, mal gré par croire que le futur existe (et donc qu’il y a aussi un passé et un présent), et s’exclamerait avec enthousiasme tout autant que Lee Smolin : «Tout à coup, je découvrais que le futur existait, qu’il était ouvert, que tout pourrait arriver…J’aime cette idée que nous avons le choix quant à notre manière d’accueillir le moment qui vient et que nous pouvons, de façon très modeste, contribuer à l’éclosion du prochain moment. Cette pensée me rend heureux, j’ai envie de vivre dans un tel monde : un monde qui a un futur !»

Il y a, bien sûr, d’autres études sur la problématique du temps, entre autres celle de Stephen Hawking (1942-2017), dans «A brief history of time» (Bantam, 1988, et traduite en français sous le titre «Une brève histoire du temps» ; puis une nouvelle édition enrichie et actualisée, devenue «A briefer history of time», chez Bantam Dell, 2005, traduite en français «Une belle histoire du temps», Flammarion, Champs Sciences, 2009), livre qui est devenu un best-seller mondial. C’est une étude, à grande échelle, (qui mêle cosmologie, mathématiques et physiques des particules) sur l’Univers, le Big-Bang, les trous noirs, l’expansion de l’Univers, la théorie quantique de la gravitation, trous de ver et voyages dans le temps…qui nécessite un traitement beaucoup plus technique et plus détaillé que celui avancé dans ce petit texte de seulement quelques pages.

Je préfère finir cette réflexion sur cette note de joie, de ce choix ou de cette liberté fondamentale de pouvoir façonner notre propre vie comme on l’aurait toujours rêvé, sur cette croyance en un monde qui aurait un meilleur futur, tels qu’exprimés par la bouche du physicien Lee Smolin.

*Professeur


Notes et références

(1) Le terme « épigénétique » a été utilisé pour la première fois par le biologiste et généticien britannique Conrad Hal Waddington (1905-1975), dans un article intitulé «The Epigenotype» dans le magazine «Endeavour», en 1941. Il a écrit, entre autres, «The Strategy of Genes» (Allen and Unwin, 1957), and «Tools for thought» (posthume, 1977, chez Jonathan Cape Ltd). Le «Oxford dictionary of Psychology», 2015, définit l’épigénétique comme étant des «modifications causées par les facteurs environnementaux qui sont préservées lors de la division des cellules de différents types, et peuvent quelquefois être héritées par la progéniture» (ma traduction).

(2) Dans la préface à la première édition de 1976 (Oxford University Press), Richard Dawkins déclare d’emblée «we are survival machines – robot vehicles blindly programmed to preserve the selfish molecules known as genes. This is a truth which still fills me with astonishment.» (p. V). Et dans la 2éme édition de 1989 (Oxford University Press), argumentée de deux chapitres en plus de notes explicatives, il précise que sa théorie du gène égoïste est une conséquence logique d’un néo-darwinisme orthodoxe (P. VIII).

– Richard Dawkins «The Selfish Gene», Oxford University Press, 1989

– Joël de Rosnay «La symphonie du vivant : Comment l’épigénétique va changer votre vie», Les Liens qui Libèrent, 2018

– Carlo Rovelli, «L’ordre du temps», Flammarion, 2017

– Carlo Rovelli, «Par-delà le visible. La réalité du monde physique, la gravité quantique», Odile Jacob, 2015

– Lee Smolin, «Rien ne va plus en physique ! L’échec de la théorie des cordes», Dunod, 2007

– Lee Smolin, «La renaissance du temps», Dunod, 2014


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