En Russie il y a des « oligarques », et en Amérique des « hommes d’affaires »

Une analyse de 150 articles de CNN, Fox News et du New York Times indique que le terme « oligarques » semble réservé aux milliardaires slaves

Même dans les médias commerciaux, vous verrez de temps en temps faire références aux États-Unis comme une « oligarchie ». C’est le jugement de Jimmy Carter, l’ancien président, mais aussi d’études académiques de référence et même d’éditoriaux dans nos médias les plus prestigieux (Washington Post4/8/14 ; New Yorker4/18/14, par exemple). En effet, Paul Krugman le dit dans le New York Times (11/3/115/15/157/15/19) depuis des années. Trois hommes seulement détiennent plus de patrimoine que la moitié la plus pauvre du pays réunie, et les plus riches utilisent leur fortune pour influencer les médias, la société et le gouvernement.

Le non-oligarque David Koch. (crédit photo : Fred Thompson)

Mais, si les États-Unis sont une oligarchie, qui donc sont les oligarques ? Un des candidats, qui a fait couler de l’encre ces derniers temps, est le multi-milliardaire conservateur David Koch, décédé le 23 août (FAIR.org9/5/19). Koch était la 11e personne la plus riche et la 29e plus puissante du monde avec, selon Forbes, une fortune de plus de 50 milliards de dollars. Ce magnat de la chimie et des énergies fossiles a utilisé ses immenses richesses pour financer les climato-sceptiques et bloquer les initiatives visant à lutter contre la dégradation du climat. Il a financé une multitude de causes de droite, y compris le Tea Party, des médias conservateurs, des politiciens et des think tank. Koch a savonné la planche aux syndicats, s’est opposé aux limitations des armes à feu, a bloqué des projets de transport en commun et a contrecarré les tentatives de nationalisation du système de santé. Ainsi, avec son frère Charles, ils ont façonné le Parti Républicain et la société moderne plus que n’importe qui d’autre.

Pourtant, dans leurs nécrologies, même les médias s’adressant aux publics les plus progressistes se sont abstenus d’employer ce terme à son sujet. Le Washington Post (8/23/19) et NBC (8/23/19) ont préféré parler de « philanthrope ». CBS News (8/23/19) l’a également décrit comme tel, le présentant comme une « icône » qui « a dépensé des millions dans différents hôpitaux en faveur de la recherche sur le cancer ». Pendant ce temps, le New York Times (8/23/19) braquait les projecteurs sur cet « urbain philanthrope sociable et mondain », qui a fait un don d’un milliard de dollars à des œuvres de bienfaisance. (Voir FAIR.org9/5/19). Le ton de ces articles était foncièrement le même que celui de médias plus conservateurs, comme Fox News (8/24/19) ou le Wall Street Journal (8/23/19).

Cette couverture médiatique a suscité un fort mépris en dehors de la sphère des médias commerciaux. La journaliste indépendante Caitlin Johnston (Medium8/23/19) a fait remarquer que si Koch avait été Russe, il aurait été qualifié d’« oligarque », tandis que Adam H. Johnson de The Appeal a twitté (8/23/19) que « oligarque » était un terme connoté réservé à l’élite des pays étrangers ennemis, et non à nos ploutocrates [The Appeal est un organe de presse spécialisé sur la justice criminelle qui vise l’information du grand public et à mettre les dirigeants devant leurs contradictions, NdT].

Qui est – ou n’est pas – un oligarque, selon les médias

Pour mettre ces critiques à l’épreuve, FAIR a analysé les 50 articles les plus récents sur les sites web du New York Times, de CNN et de Fox News en faisant une recherche du terme « oligarque ». (La documentation complète, y compris la liste complète des sources utilisées, se trouve ici). L’étude visait à déterminer :

1- Qui est considéré comme un oligarque ?

2- Quels sont les pays qualifiés d’oligarchies ?

Yevgeny Prigozhin, Oleg Deripaska, Viktor Vekselberg, Victor Pinchuk, Roman Abramovich, Aras Agalarov : C’est la liste complète – et 100% slave – des personnes considérées par CNN comme étant des « oligarques ». En effet, seulement deux articles, sur cet échantillon de 150, ont mentionné des Occidentaux comme tels : un éditorial du New York Times (15/7/19) qui décrivait des gens comme Elon Musk et Richard Branson comme des « spatio-oligarques » et une tribune de Tucker Carlson Tonight (Fox News4/2/19) dans laquelle une représentante de la NRA [le lobby pro-armes à feu, NdT] attaquait Cory Booker, un militant en faveur du contrôle des armes, l’accusant d’être un « oligarque constitutionnel ». Tous les autres venaient de Russie ou d’anciens pays du bloc de l’Est.

La Russie était décrite comme une oligarchie dans 89 des 150 articles étudiés, l’Ukraine dans 35 d’entre eux. Ce vocable a également été employé pour d’autres États de l’ancien bloc de l’Est dans 13 articles : la Moldavie (6 fois), le Kazakhstan (2 fois), la Hongrie (2 fois), la Géorgie (2 fois) et l’Azerbaïdjan (1 fois). Il y a aussi eu le Guatemala (1 fois). Au total, 98 % des mentions de pays liés aux oligarques se rapportaient soit à la Russie, soit à des États autrefois sous la coupe de l’Union soviétique.

En revanche, 1 % seulement des articles évoquent un lien entre les États-Unis et des oligarques, ce qui est d’autant plus remarquable que tous les titres de l’échantillon sont étasuniens et qu’ils consacrent beaucoup plus de temps, d’espace et de mots aux questions américaines que celles intéressant l’Europe de l’est.

La connotation ethnique du terme oligarque est apparue très clairement, et à deux reprises, dans un article du New York Times (5/22/19) sur l’évolution du monde du football (c’est nous qui soulignons) :

En 1997, l’homme d’affaires égyptien, propriétaire d’un grand magasin, Mohamed al-Fayed, a pris les rênes de Fulham, une équipe londonienne de seconde division, et l’a conduite à la promotion en 1ère ligue ; en 2003, Roman Abramovitch, oligarque russe ayant fait fortune dans le pétrole, l’aluminium et l’acier a acheté [le club de] Chelsea ; en 2007 Stan Kroenke, le mari de l’héritière Wal-Mart, s’est mis à acquérir des parts du club d’Arsenal. La même année, la famille qui avait détenu Liverpool pendant un demi-siècle l’a cédé à deux hommes d’affaires américains, Tom Hicks et George Gillett.

Le vocable « oligarque », défini par le Cambridge Dictionary comme un individu, ou un groupe de personnes puissantes, exerçant le pouvoir sur un pays ou une industrie, est évidemment tout autant applicable à la dynastie Walton [de Wallmart] qu’à un géant de l’industrie minière comme Abramovich, mais les milliardaires américains sont simplement des « hommes d’affaires », quand ils ne sont pas des « philanthropes », tandis que les russes sont les « oligarques ». En d’autres termes, nos élites se consacrent à l’activité économique ordinaire, ou cherchent à améliorer le sort de l’humanité, tandis que les leurs dominent la politique de façon néfaste.

« Surtout en Russie » (Late Night, 7/20/17).

De nombreux articles soulignent les liens apparents de ces oligarques avec le président Vladimir Poutine (par exemple CNN3/20/193/22/19), même lorsque les oligarques en question ne sont pas originaires de Russie (Fox News3/21/195/14/19). L’animateur du Late Show, Stephen Colbert, (7/20/17) a défini le terme oligarque comme étant, en langue russe, « un gars riche qui ne demande pas d’où vient son argent » (en fait, ce terme vient du grec ancien). Pour être honnête, Colbert plaisantait sur l’utilisation sélective du mot en expliquant que « là-bas, le système politique est contrôlé par de riches élites qui achètent de l’influence et tirent les ficelles du gouvernement, alors qu’en Amérique, on parle anglais ».

En revanche, le Directeur du Renseignement National, James Clapper, semblait très sérieux en tenant des propos xénophobes selon lesquels les Russes avaient un « penchant génétique » pour les desseins répréhensibles comme le népotisme et la recherche du profit. L’invité d’une des émissions de Fox News (5/7/19), a employé le terme de « Russe » avant de se reprendre et de désigner un « oligarque ukrainien », signifiant que la région était un amas de Slaves sournois, complotant et squattant.

Ces trois médias font à peu près le même emploi du terme. Fox News tend à faire plus référence à l’Ukraine — car la chaîne couvre de près l’histoire des liens entre le fils de Joe Biden, Hunter, et un chef d’entreprise ukrainien, tandis que CNN, qui a mis des moyens sur le « Russiagate », cherche les liens personnels entre les oligarques et Vladimir Poutine. Mais dans l’ensemble, ces trois médias ont affiché une tendance commune quant à la façon dont ils appliquaient le mot et à qui ils l’appliquaient.

Emploi du mot « oligarque » au NYT, à CNN, et à Fox News

Bien qu’ils n’attribuent pas l’étiquette « oligarques » à nos élites fortunées et puissantes, les médias commerciaux américains reconnaissent, de temps à autres, que les États-Unis eux-mêmes sont une oligarchie. C’est cependant très rare et circonscrit à des articles consacrés à ce point précis. Pour le reste, les États-Unis sont quasi exclusivement présentés par les médias comme une démocratie, une puissance au service du bien dans le reportage.

Et quand une personnalité politique comme Bernie Sanders suggère que [nos] oligarques ont une emprise sur les médias, les rédacteurs en chef réagissent vivement, clamant au « ridicule » et à la « théorie du complot ». Quel étrange pays que sont les États-Unis, une oligarchie sans oligarques.


Alan MacLeod @AlanRMacLeod est membre du Glasgow University Media Group. Son dernier ouvrage, Propaganda in the Information Age : Still Manufacturing Consent, est sorti en mai 2019 chez Routledge.

Source : Fair, Alan Macleod, 14-09-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.


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