L’Indonésie est-elle une démocratie ?

La question est purement rhétorique. Qui peut graver dans le marbre ce qu’est « une » démocratie ? Difficile aussi de juger une fois pour toute si l’Indonésie en est une ou non. D’aucuns la qualifient pourtant de « troisième démocratie du monde ». Pour Marcus Mietzner, professeur à l’Australian National University, « il ne fait aucun doute que l’Indonésie est à présent le pays le plus démocratique de l’Asie du Sud-Est, et c’est une chose que personne n’aurait prédit en 1998″, l’année de la démission de Soeharto. En évitant les étiquettes, comment expliquer le fonctionnement politique de la société indonésienne ?Ce fonctionnement a pour base une constitution rédigée dans la foulée de la proclamation de l’indépendance, la « loi de base de l’État de la République d’Indonésie de 1945 » («Undang-Undang Dasar Negara Republik Indonesia Tahun 1945»). Selon l’article premier de cette constitution, « la souveraineté est dans les mains du peuple et est exécutée selon la Constitution ». Il établit donc un principe qui rejoint la définition de la démocratie par le Larousse en ligne : « Système politique, forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple ».Cette « souveraineté du peuple » est désormais instituée à la base de la société par une loi promulguée en 2014.

D’après l’article premier de cette loi, « le village […] est une unité sociale légale ayant des limites territoriales et l’autorité pour réglementer et gérer les affaires administratives et les intérêts de la communauté locale sur la base d’initiatives de la communauté […]. » Dans son livre Indonesia, Etc.: Exploring the Improbable Nation (2014), la journaliste et écrivaine américaine Elizabeth Pisani décrit le fonctionnement égalitaire d’une assemblée dans laquelle elle ne parvient pas à deviner qui est le chef d’un village qu’elle visite dans le centre de Java. Ce fonctionnement est ancestral. Raffles, qui a été lieutenant-gouverneur chargé des Indes néerlandaises (1811–1816), qualifie le village javanais de « république ». Des inscriptions des VIIIème et IXème siècles trouvées dans ce même centre de Java révèlent que les princes respectent l’indépendance des prospères communautés agraires qui leur procurent un revenu en échange d’une protection spirituelle.Au niveau national, les articles 2 et 3 de la Constitution établissent l’institution fondamentale du fonctionnement de l’État indonésien, l’Assemblée délibérative du peuple » (Majelis Permusyawaratan Rakyat) ou MPR, formée du Conseil représentatif du peuple (Dewan Perwakilan Rakyat) ou DPR et du Conseil représentatif des régions (Dewan Perwakilan Daerah) ou DPD. Les membres des deux chambres sont élus au suffrage direct tous les cinq ans. Le MPR investit le président et a le pouvoir de le destituer, avec l’accord de la Cour constitutionnelle, un organisme créé en 2003.

L’EXÉCUTIF SUBORDONNÉ AU LÉGISLATIF

Le DPR « détient le pouvoir de former des lois », mais les projets de lois doivent être l’objet d’un accord avec le président. Le DPD peut proposer au DPR et discuter des projets de lois qui concernent notamment l’autonomie régionale, les rapports entre le centre et les régions et l’exploitation des ressources naturelles. Son rôle est uniquement consultatif et non législatif : il n’est donc pas une véritable chambre haute.« Le président de la République d’Indonésie, précise l’article 4, détient le pouvoir de gouvernement selon la constitution » et « a le droit de proposer des projets de loi au DPR ». Le président est lui aussi élu au suffrage direct. Nous venons de voir que l’adoption d’une loi exige un accord entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Quant au pouvoir judiciaire, il « est un pouvoir indépendant », souligne l’article 24, détenu par une Cour suprême et une Cour constitutionnelle.L’État indonésien fonctionne donc selon le principe de la séparation des trois pouvoirs, les trias politica, selon la notion élaborée par Locke (1632-1704) et Montesquieu (1689-1755). La séparation de l’exécutif du législatif se traduit par la nécessité pour le président d’avoir une majorité parlementaire pour pouvoir gouverner. En outre, bien que le chef de l’État soit élu au suffrage direct, selon la législation actuelle, sa candidature doit être présentée par un parti ou une coalition de partis représentant au moins 20% des sièges du DPR ou 25% des voix aux dernières élections législatives. De ce point de vue, il y a donc une subordination de l’exécutif au législatif.

UNE JUSTICE SOUS INFLUENCE ?

La séparation de l’exécutif du judiciaire peut s’illustrer dans deux affaires. La première est la condamnation à mort du Français Serge Atlaoui pour trafic de drogue. Le président ne peut intervenir dans une décision judiciaire : son seul pouvoir est la grâce (ce que Jokowi n’a pas fait pour Atlaoui, ni d’ailleurs pour d’autres condamnés étrangers). La seconde est la condamnation d’Ahok, surnom de l’ex-gouverneur de Jakarta, à deux ans de prison pour « insulte à une religion », selon la terminologie indonésienne. Ahok avait été auparavant le vice-gouverneur de Jokowi quand celui-ci était gouverneur de Jakarta avant d’être élu président en 2014, mais Jokowi s’est contenté de déclarer qu’il fallait respecter le verdict.Cependant, ce qui ne laisse pas d’interroger dans l’affaire Ahok, ce n’est pas tant l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir exécutif – qui semble respectée, du moins formellement. Ce sont les raisons d’un verdict qui a dépassé les réquisitions du procureur – une peine d’un an avec deux ans de période probatoire. Cette condamnation avait été précédée de trois manifestations monstres, dont la dernière avait été le point culminant d’une mobilisation islamiste contre un Chinois protestant, jetant 500 000 à 750 000 personnes dans la rue. A la tête de ce mouvement, le FPI (Front Pembela Islam, « front des défenseurs de l’islam »), une organisation islamiste surtout connue pour ses exactions contre tout ce qui n’est pas conforme à sa conception de l’islam. Selon Jemma Purdey, chercheure à l’Australia Indonesia Center, parmi ceux qui soutenaient le FPI se trouvaient, semble-t-il, des promoteurs immobiliers et d’autres intérêts que lésaient les décisions d’Ahok. Les avocats du gouverneur de Jakarta parlèrent de « procès par la foule ». Ahok, quant à lui, renonça à faire appel « pour le bien du pays ». Dans une lettre expliquant sa décision, il confia sa crainte de provoquer une poursuite de manifestations dangereuses l’économie. Non seulement la pression de la rue semble avoir influencé le verdict, mais le condamné lui-même y a cédé.Une autre affaire suscite des questions sur les motivations d’une condamnation : celle de Meiliana, une Chinoise bouddhiste de la ville de Tanjungbalai dans le nord de Sumatra. Meiliana s’était plainte du bruit causé par le haut-parleur d’une mosquée. S’en étaient suivies des émeutes dans lesquelles une foule en colère avait incendié ou endommagé douze temples bouddhistes. Jugée responsable de cette agitation, Meiliana avait été condamnée à un an et demi de prison. Là encore, bien que Jokowi ait soutenu l’intention de Meiliana de faire appel, le président a déclaré qu’il ne pouvait intervenir. Une semaine après ce verdict, le juge qui avait prononcé la sentence était arrêté par la KPK (Komisi Pemberantasan Korupsi, « commission pour l’éradication de la corruption ») pour une transaction illicite dans un autre dossier. Même s’il est peu vraisemblable que la corruption ait joué un rôle dans cette affaire, il est permis de se demander si la justice n’était pas sous influence.

LA LIBERTÉ D’EXPRESSION MENACÉE

Une autre question soulevée par les affaires Ahok et Meiliana est celle de la liberté d’expression. Ahok a été condamné en vertu de l’article 156 du Code criminel indonésien, selon lequel « quiconque en public déclare un sentiment d’hostilité, de haine ou de mépris envers un ou plusieurs groupes du peuple indonésien, est menacé d’une peine de prison de quatre ans au plus ». Le texte ajoute une précision : « Est condamné à une peine de prison de cinq ans au plus quiconque exprime en public un sentiment ou commet un acte : a. qui en substance a un caractère d’hostilité, d’abus ou de diffamation envers une religion pratiquée en Indonésie. »En septembre 2016, Ahok, alors gouverneur en poste, avait déclaré à des habitants de Jakarta dans le cadre de la campagne pour l’élection du gouverneur de la ville : « Mesdames et Messieurs, vous ne pouvez pas voter pour moi parce qu’on vous ment en utilisant la sourate Al Maidah 51 [du Coran]. C’est votre droit. Donc si vous avez le sentiment que vous ne pouvez voter, parce que vous avez peur d’aller en enfer, qu’on vous prend pour des idiots, ça ne fait rien parce que c’est votre droit personnel. » L’inculpation d’Ahok pose ainsi deux problèmes. Le premier est celui de l’interprétation de la loi : les propos du gouverneur ne visent en effet pas la religion musulmane mais ceux qui y font référence pour le discréditer. Le deuxième est l’utilisation de la loi dans un débat politique. En l’occurrence, une des institutions qui caractérisent un système politique démocratique est utilisée pour verrouiller ce qui constitue l’essence même de la vie démocratique, à savoir le débat.L’affaire Meiliana révèle un autre contexte. En 2016, cette jeune femme s’est plainte à une voisine du bruit excessif du haut-parleur de la mosquée de son quartier. La rumeur s’est alors répandue que Meiliana réclamait l’interdiction de l’appel à la prière. Des messages provocateurs ont ensuite été diffusés sur les réseaux sociaux, menant à deux nuits d’émeutes au cours desquelles quatorze temples chinois ont été brûlés. Meiliana a finalement été condamnée en août 2018 à dix-huit mois de prison en vertu du même article 156. Cette condamnation a aussitôt été dénoncée, à commencer par les deux plus grandes organisations islamiques d’Indonésie et du monde, la Nahdlatul Ulama (NU) et la Muhammadiyah. « En tant que musulmans,avait notamment déclaré Robikin Emhas, directeur du département juridique de la NUnous devons considérer de telles opinions comme une critique constructive dans une société pluraliste. »

LE POISON DE L’INTOLÉRANCE

Une autre affaire qui montre les limites de la liberté d’opinion et d’expression en Indonésie est le cas d’Alexander Aan. Cet habitant de la province de Sumatra occidental a été condamné en 2012 à deux ans et demi de prison en vertu de la « loi sur les informations et transactions électroniques » de 2008. Aan, d’une famille musulmane, avait rejoint un groupe Facebook d’Indonésiens athées, où il expliquait pourquoi il ne croyait plus en l’existence de Dieu. Il a été inculpé, non pour un athéisme qui n’est pas illégal en Indonésie, ni pour « insulte à une religion » comme Ahok et Meiliana, mais pour incitation à la haine religieuse. Il a été mis en libération conditionnelle au bout de dix-neuf mois, en janvier 2014.Pour Benedict Rogers de l’organisation Christian Solidarity Worldwide, « sans l’islamisme et l’extrémisme grandissants, le cas d’Alexander ne se serait probablement pas produit ». Cet islamisme est bien la cause d’une intolérance religieuse grandissante, qui est un des poisons que l’Indonésie doit combattre. Les islamistes sont également, avec l’armée, parmi les milieux qui refusent que l’Indonésie débatte des massacres anticommunistes de 1965-1966. Plus généralement, l’islamisme menace les minorités, religieuses mais aussi ethniques comme les Chinois, ainsi que les LGBT.Certes, l’islamisme n’est pas le seul problème auquel est confrontée l’Indonésie. La répression du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Guinée occidentale brouille la nature démocratique du régime de Jakarta. L’appartenance du territoire à la République indonésienne est un produit de l’histoire, même si l’ancienne puissance coloniale la conteste sur le plan ethnique. Mais l’usage de la force pour maintenir ce territoire dans l’Indonésie affaiblit la légitimité de cette appartenance. A ce conflit politique s’ajoute celui autour d’intérêts économiques comme la mine du Grasberg, exploitée par la société minière américaine Freeport-McMoRan.

ENTRE ISLAMISME ET CORRUPTION

L’existence d’institutions politiques nécessaires à un fonctionnement démocratique n’est pas suffisante pour garantir ce fonctionnement. Les émeutes qui ont suivi la proclamation des résultats de l’élection présidentielle le 21 mai 2019 montrent que ces institutions peuvent être contestées. En même temps, on constate que le « candidat malheureux » Prabowo a eu recours à ces institutions pour contester ces résultats.La candidature de Prabowo n’était pas seulement soutenue par les islamistes. La présence de son ex-épouse Titiek, une fille de Soeharto, devant les bureaux de la Bawaslu, l’agence de surveillance électorale, le jour de la proclamation des résultats de la présidentielle a été bien comprise comme un soutien des nostalgiques de l’époque Soeharto. Mais les islamistes ont montré leur capacité de mobilisation, et par là l’ampleur d’une base sociale fondée sur des références à l’inévitable résonance dans un pays dont plus de 87% des habitants se déclarent musulmans. Yahya Cholil Staquf, secrétaire général de la Nahdlatul Ulama (NU), la plus grande organisation musulmane d’Indonésie et sans doute du monde, déclare qu’il faut arrêter de prétendre qu’il n’y a pas de lien entre l’orthodoxie islamique et la violence.Par ailleurs, un autre facteur menace indéniablement le fonctionnement de la démocratique : la corruption. Il faut souligner l’excellent travail de la Commission pour l’éradication de la corruption (KPK, Komisi Pemberantasan Korupsi),« une des plus fortes institutions anti-corruption du monde, démontrant la reconnaissance d’un problème grave qui mérite d’être traité », selon Samantha Grant, coordinatrice régionale de l’ONG Transparency International pour l’Asie du Sud-Est. Cette lutte contre la corruption, dont le président sortant et réélu Jokowi s’est fait le champion, lèse les intérêts de nombreux groupes.Cependant, l’affaire Ahok a démontré que ces groupes étaient capables d’utiliser les organisations islamistes pour écarter les responsables politiques qui menaçaient leurs intérêts. L’islam n’est pas ici un enjeu mais un instrument. L’islamisme est une menace pour les fondements mêmes de l’État et de la nation en Indonésie. Il met en danger la cohésion nationale d’un pays caractérisé par le pluralisme religieux, ethnique et culturel. Il menace également le fonctionnement démocratique par son usage grandissant de la loi pour en définitive empêcher la liberté d’expression. Plusieurs organisations demandent d’ailleurs la révision de la « loi sur le blasphème ».Dans son édition de juin dernier, Le Monde diplomatique publiait un article de Rémy Madinier, spécialiste de l’Indonésie au CNRS, sous le titre : « L’Indonésie choisit la démocratie ». Ce qui fait dire au New York Times : « L’Indonésie s’oppose à la tendance mondiale vers les hommes forts. » Désormais le défi est de poursuivre la construction de cette démocratie.

A propos de l’auteur
Anda Djoehana Wiradikarta

Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.


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