La démocratie participative : entretien avec Loïc Blondiaux

Dans quelle mesure la démocratie participative est-elle susceptible de compléter et d’enrichir la démocratie représentative ? À l’occasion du festival des idées « La Chose Publique » organisé par La Villa Gillet à Lyon en novembre 2017, Loïc Blondiaux, spécialiste de la démocratie participative, nous a accordé un entretien autour de cette question. Le chercheur était invité à débattre avec Ulrike Guérot lors d’une table ronde animée par Sylvain Bourmeau sur la thématique de l’Europe participative, le 24 novembre 2017.

La démocratie participative : entretien avec Loïc Blondiaux

Loïc Blondiaux est Professeur de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre Européen d’Études Sociologiques et de Science Politique (CESSP) et au Centre de Recherches Politiques (CRPS). Il est un spécialiste reconnu des théories de la démocratie et de la démocratie participative.

Loïc Blondiaux est l’un des fondateurs de Politix, la Revue des sciences sociales du politique, et plus récemment de Participations, la Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont La Fabrique de l’opinion (Seuil, 1998), Le Débat public : une expérience française de démocratie participative (La Découverte, 2007, en co-direction) et Le nouvel esprit de la démocratie(Seuil, La République des idées, 2008).

affiche du festival La Chose Publique 2017

La Chose Publique est un festival conçu et organisé par la Villa Gillet en partenariat avec l’Europe des Citoyens et financé par l’Association Res Publica. Il s’est tenu du 16 au 25 novembre 2017 à Lyon sur le thème « Perspectives européennes ». Loïc Blondiaux a participé avec Ulrike Guérot au débat du 24 novembre, Vers une Europe participative ? (accès au podcast de la conférence).

Les différents thèmes abordés lors de l’entretien :

1) La crise du modèle de la démocratie représentative en Europe
2) Le concept de démocratie participative
3) Les différentes approches théoriques de la participation
4) L’institutionnalisation de la participation
5) Les limites et difficultés de mise en œuvre de la participation
6) Des illustrations d’expériences «réussies»
7) Démocratie participative et numérique : les civic tech
8) La participation à l’échelle européenne

L’entretien avec Loïc Blondiaux

On observe aujourd’hui de nombreux signes d’une crise des démocraties représentatives en Europe : la défiance croissante des citoyens à l’égard des gouvernants, la hausse de l’abstention électorale chez les jeunes et les catégories populaires, l’affaiblissement des partis politiques traditionnels, la montée du vote d’extrême droite, l’emprise de la sphère économique sur la sphère politique, etc. Comment analysez-vous ces dérèglements ? Sont-ils un effet des mutations des sociétés démocratiques contemporaines ou a-t-on affaire à une crise structurelle, liée à la nature même de notre modèle de démocratie représentative qui serait intrinsèquement imparfait ?

Les deux d’un certain point de vue. Il existe structurellement un questionnement autour du caractère démocratique des institutions de la démocratie représentative. Tout au long de leur histoire, ces institutions ont été contestées pour n’être pas suffisamment proches des principes dont elles se réclamaient : les principes d’égalité, de gouvernement par le peuple, etc. Montesquieu et Rousseau considéraient, comme Aristote, que le gouvernement représentatif était un système aristocratique dans lequel une petite élite éclairée exerce le pouvoir pour les citoyens. Alexis de Tocqueville a souligné le risque de majorité tyrannique associé à l’élection. Au XIXe et au début du XXe siècle, le mouvement ouvrier critiquait les institutions de la démocratie représentative car elles ne leur paraissaient pas représenter les ouvriers et faire un sort égal à toutes les populations. Ces institutions, bien qu’imparfaites, se sont toutefois révélées résilientes. Elles ont été capables d’intégrer un certain nombre de critiques et de se moderniser au cours de l’histoire. L’apparition des partis politiques de masse, par exemple, les a considérablement légitimées et les a rendues beaucoup plus efficaces, en permettant une participation active des citoyens en dehors du seul instant de l’élection.

Mais aujourd’hui, les institutions de la démocratie représentative sont confrontées à des mécanismes globaux qui les dépassent, tels que la montée en puissance vertigineuse des acteurs économiques transnationaux ou des GAFA [1], les géants du numérique et de l’Internet, dont l’impact sur les débats publics, les opinions et les modes de vie est considérable. Ces éléments de déstabilisation révèlent la relative inefficacité des autorités politiques à réguler des phénomènes qui paraissent leur échapper. Dans le même temps, l’élévation du niveau d’éducation de la population et la diversification des sources d’information ont accru les capacités de critique envers les gouvernants. Les institutions et les gouvernements des démocraties représentatives sont donc doublement remises en cause, par le haut, avec l’affirmation d’acteurs économiques qui outrepassent les règles démocratiques et à qui les gouvernements ne peuvent imposer leur volonté, et par le bas, avec des citoyens qui n’acceptent plus de déléguer leur pouvoir et leur parole sans avoir la possibilité de s’exprimer.L’idée de participation se présente comme une alternative politique pour revitaliser les démocraties contemporaines et apporter une réponse à leurs dysfonctionnements. Cependant, c’est une catégorie assez floue et multiforme. Quelle définition générale peut-on donner à la notion de démocratie participative ?

La démocratie participative désigne, dans sa définition la plus simple et la plus englobante, l’ensemble des démarches et des procédures qui visent à associer les citoyens «ordinaires» [2] au processus de décision politique, ce qui permet de renforcer le caractère démocratique du régime politique. Elle comprend à la fois la démocratie participative institutionnalisée, qui est mise en œuvre par les autorités afin de compenser un déficit de légitimité et qui est parfois codifiée et imposée par la loi. Elle renvoie aussi à toutes les initiatives plus spontanées et informelles qui résultent des citoyens eux-mêmes et de la société civile organisée, dans le but de prendre la parole, de protester, de revendiquer, d’interpeler les autorités politiques. Cela correspond à ce que Pierre Rosanvallon nomme la «contre-démocratie» [3].

Dans ce sens, la démocratie participative réunit des expériences aussi diverses que les conseils de quartier, les consultations de citoyens, les sondages délibératifs, les forums sociaux, les pétitions en ligne, les actions en justice… On a donc affaire à une catégorie relativement floue et derrière ces démarches de démocratie participative à des projets politiques très différents voire antagoniques.Comment l’idéal participatif a-t-il été théorisé ?

L’idéal participatif a été théorisé suivant deux filiations distinctes en philosophie politique.

Le premier courant théorique, qui remonte aux années 1960-70, s’inspire de Jean-Jacques Rousseau et de la pensée politique républicaine [4]. La démarche participative est justifiée par le souci de rapprocher le fonctionnement des démocraties contemporaines d’un idéal démocratique qui a pu être expérimenté à Athènes par exemple, dans lequel la participation à la formation de la loi est une condition de la liberté et de l’épanouissement des citoyens. L’implication citoyenne dans la politique au-delà du seul vote est donc valorisée en elle-même, car elle est considérée comme une dimension essentielle de la démocratie.

L’autre courant, qui nait dans les années 1980, est connu dans la littérature internationale sous le nom de théorie de la démocratie délibérative. Il insiste sur l’importance, en démocratie, de la discussion, seule à même de légitimer la décision politique et de la rendre efficace. Il s’inspire des travaux de Jürgen Habermas pour qui la légitimité d’une décision en démocratie se fonde sur la participation au préalable de tous les citoyens concernés à un débat et une confrontation publique des points de vue, susceptibles de faire émerger un consensus. L’enjeu est moins la mobilisation des citoyens que la légitimation et la qualité de la décision politique.

Les finalités de la participation sont donc différentes dans chacun de ces deux modèles théoriques. Dans le premier cas, la participation favorise l’engagement politique et le pouvoir d’agir des citoyens, ce que les anglo-saxons appellent l’empowerment des individus. Dans le deuxième cas, la démocratie est renforcée grâce au gouvernement par la discussion. L’enjeu est de parvenir à des solutions d’intérêt général par l’échange et la confrontation d’arguments, au moyen d’un processus de délibération conduit rationnellement et équitablement. On peut résumer ainsi ces deux objectifs : dans un cas il s’agit de fabriquer de «bons citoyens» (concernés, informés, actifs), dans l’autre il s’agit de fabriquer de «bonnes décisions» (rationnelles et bien acceptées).

Ce sont deux logiques différentes qui, dans les expériences de mise en œuvre de l’idéal participatif, peuvent être combinées.

J’ajoute que la complexité de cet idéal participatif peut aussi être perçue dans les formes concrètes que prend aujourd’hui la démocratie participative, c’est-à-dire toutes les démarches qui cherchent à pallier les faiblesses de la démocratie représentative. Derrière le vocable de démocratie participative, on trouve une grande variété de modalités de participation. Des formes très contrôlées, «domestiquées» de consultation des citoyens, comme les conseils de quartier, mises en œuvre par les autorités en place, dans le but de légitimer la démocratie représentative. Et à l’opposé, des initiatives et des expériences politiques, comme Nuit debout et les «mouvements des places» plus généralement, qui visent au contraire à subvertir ces institutions et à proposer des modèles alternatifs de démocratie et de participation, dans une logique de transformation assez radicale et non de complémentarité ou d’amélioration des institutions existantes. Il faut donc penser la démocratie participative sur un continuum qui va de la plus grande radicalité, d’une démocratie «agonistique» (Chantal Mouffe) ou «sauvage» (Claude Lefort, Laurent Mermet) aux ressorts conflictuels et aux visées émancipatrices, à ce qu’on pourrait appeler de la gouvernementalité, au sens où il s’agirait de mieux contrôler la population en organisant et en encadrant la participation des citoyens.Comment la participation s’est-elle institutionnalisée dans les sociétés contemporaines ?

L’institutionnalisation de la participation est relativement récente. Elle remonte aux années 1990, quand sont apparues des lois et des réglementations de la participation, ainsi qu’une certaine standardisation des dispositifs. Parmi ces outils institutionnels, l’un des plus emblématiques est le budget participatif, qui a été expérimenté pour la première fois à Porto Alegre au Brésil en 1989. Il permet aux autorités locales de transférer une partie du pouvoir de décision budgétaire à la population. Ce dispositif existe depuis le début des années 2000 en France et a connu un essor dans les années récentes [5]. Il est aujourd’hui assez standardisé, même s’il en existe des versions différentes.

D’autres dispositifs de participation ont été institués par la loi. Par exemple, la loi sur la démocratie de proximité en 2002 a rendu obligatoire la création les conseils de quartiers dans les communes de plus de 80 000 habitants. Ils interviennent dans le domaine de la politique de la ville et de l’urbanisation. Cependant, leur rôle est principalement consultatif, ils n’ont pas de pouvoir de décision. Les outils de consultation des citoyens ont aussi été élargis depuis les années 1990. Au niveau local, la réforme constitutionnelle de 2003 a instauré un référendum local à valeur décisionnelle, à l’initiative des élus, et un droit d’initiative citoyenne qui permet aux électeurs d’être à l’origine d’une consultation.

Les grands projets de loi ou d’infrastructure à l’échelle nationale ou locale peuvent aussi faire l’objet d’une concertation sous forme de débat public. En France, la Commission nationale du débat public (CNDP), promue en autorité administrative indépendante en 2002, est chargée d’organiser une concertation ou un débat public lors de projets d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national, qui ont un fort impact sur l’environnement (projets autoroutiers, lignes TGV, installations nucléaires, construction d’aéroports, etc.). Son rôle est de faire participer le public au processus d’élaboration des projets et de décision, dans un esprit proche des théories de la démocratie délibérative.

Toujours dans le domaine de la délibération, il existe les jurys de citoyens ou les conférences de consensus, qui portent sur des questions d’ordre médical, technologique, environnemental, sociétal… pour lesquelles les choix politiques sont complexes. La procédure est relativement codifiée : un panel de citoyens «ordinaires» tirés au sort produit un avis consultatif sur la question, après plusieurs sessions d’information et de discussion. Ces dispositifs participatifs sont apparus initialement en Allemagne, aux États-Unis et au Danemark, et ont été importés en France sous le nom de conférence de citoyens. La première conférence de ce type en 1998 portait sur les OGM.

On a ainsi tout un ensemble de dispositifs qui matérialisent la participation dans nos institutions. Il s’agit d’un phénomène relativement récent comme je le disais, mais qui n’est pas spécifiquement français. Il est présent dans de nombreux pays. Par exemple, le gouvernement finlandais a institutionnalisé en 2012 un droit d’initiative citoyenne au Parlement : si une proposition de loi reçoit le soutien de 50 000 Finlandais, une délibération parlementaire doit automatiquement se mettre en place. Et il est en train d’obliger les collectivités locales finlandaises à mettre en place des politiques participatives.Les nombreuses observations et études sur les dispositifs participatifs montrent que très souvent les effets attendus en termes de démocratisation ne sont pas vraiment réalisés. Quelles sont les principales limites et difficultés de mise en œuvre de la démocratie participative ?

Il est clair que l’expérience de la démocratie participative a produit jusqu’à présent plus de déceptions, de frustrations, que de renouvellement véritable de la démocratie, et les échecs sont plus nombreux que les réussites. Mais il est peut-être un peu tôt pour tirer un bilan global de ces expériences, car nous sommes seulement au début d’un lent processus d’acculturation des acteurs à ces démarches de participation. Il faut probablement envisager une période d’acclimatation à l’idée que les citoyens peuvent légitimement être associés à la décision.

Malgré tout vous avez raison de pointer ces limites. Quelles sont les grandes critiques et difficultés ?

La première critique a trait au caractère assez marginal de l’offre de participation dans la décision publique. La plupart des démarches de participation porte sur des questions relativement secondaires, aux enjeux dérisoires. Les autorités publiques hésitent à soumettre à la participation des projets ou des choix importants, par peur de la confrontation politique ou de perdre la maîtrise de la décision. Et, dans la grande majorité des cas, la participation n’influe pas sur la décision. Elle reste de l’ordre de la consultation plus que de la co-construction de la décision avec les citoyens. Bien souvent, elle n’est qu’un habillage pour entériner des choix déjà faits par les représentants. Lorsque les citoyens consultés ont le dernier mot, c’est pour une part de décision très résiduelle, comme c’est le cas avec les budgets participatifs. Il en résulte un manque de confiance des citoyens dans les dispositifs participatifs et une réticence de leur part à s’y impliquer.

La deuxième critique, massive, majeure et récurrente concerne la représentativité des publics ou des personnes qui participent. Dans les dispositifs de participation ouverts, on constate une surreprésentation des catégories sociales les mieux intégrées et des plus âgés. C’est une limite à laquelle est déjà confrontée la démocratie représentative et que ne semble pas contrecarrer jusqu’à présent la participation institutionnalisée. Celles et ceux qui participent aux conseils de quartier par exemple sont le plus souvent des personnes installées de longue date sur le territoire, bien dotées en capital culturel et déjà engagées dans les formes de participation traditionnelles (élections, militantisme…). Le risque est donc de renforcer les positions des catégories favorisées et de reproduire les inégalités politiques existantes. Mais il faut souligner que, même s’il est beaucoup plus compliqué de mobiliser les catégories populaires, ça n’est pas complètement impossible, à condition qu’il y ait une vraie volonté politique et un enjeu pour ces catégories à participer. On dispose d’outils qui permettent de le faire. Le mouvement ATD Quart Monde a développé une démarche dite de «croisement des savoirs» qui repose sur l’idée selon laquelle les responsables politico-administratifs ont autant à apprendre des personnes en situation de précarité que l’inverse. La sociologue Marion Carrel a beaucoup travaillé sur ceux qu’elle appelle «les artisans de la participation», à savoir des intermédiaires capables de recréer des liens de confiance avec les personnes les plus éloignées des institutions et de les faire participer. Mais cela demande du temps, beaucoup de volonté politique et ne s’est expérimenté jusqu’à présent qu’à de très petites échelles [6]. Dans le même ordre d’idées, la méthodologie du «Community Organizing» a fait les preuves de son efficacité aux États-Unis notamment pour mobiliser efficacement les habitants des quartiers autour de questions qui les intéressent directement [7].

La troisième limite des expériences menées, également structurante, est leur échelle. Dans la pratique, on arrive bien à faire participer les citoyens à une échelle micro-locale, à l’échelle du quartier, mais c’est beaucoup plus difficile sur des territoires plus vastes et sur des enjeux plus globaux. Or cette restriction de l’espace de la participation en limite l’intérêt, car d’une part, les différentes demandes et points de vue ne sont jamais confrontés et discutés dans un dialogue de face à face entre les citoyens, et d’autre part, les décisions les plus importantes se jouent à un niveau plus élevé, l’échelon intercommunal, la métropole… où la participation est peu présente. Cette «démocratie de proximité» ne doit pas être confondue avec ce qu’on entend par démocratie participative.Existe-t-il malgré tout des dispositifs participatifs ou délibératifs qui fonctionnent bien ou qui ont bien fonctionné, en permettant une plus grande expression politique, une participation de tous ou une plus grande efficacité de l’action publique ?

L’évaluation des expériences participative est assez délicate, car les différentes parties prenantes n’en bénéficient pas toujours de manière égalitaire. D’après ce que j’ai pu observer, une démarche de participation a bien fonctionné dès lors que les différents acteurs en présence en sortent un peu frustrés. Si l’un seul des acteurs semble avoir profité du dispositif, c’est que celui-ci n’a pas été véritablement démocratique ou loyal.

Mais effectivement, on a des exemples en France et à l’étranger d’expériences participatives assez concluantes me semble-t-il.

En France, le budget participatif parisien, qui a vraiment été porté politiquement, a permis de réels changements dans le fonctionnement des services de la ville de Paris, même s’il ne représente que 5% du budget d’investissement de la ville. Le budget participatif est un outil relativement robuste, qui, lorsqu’il fait l’objet d’une vraie volonté politique, peut objectivement produire des effets non négligeables.

On peut aussi mentionner, toujours en France, la consultation autour de la loi sur la République Numérique fin 2015. La secrétaire d’Etat chargée du Numérique et de l’Innovation, Axelle Lemaire, responsable du projet de loi, avait mis en place une plateforme Parlement et citoyens permettant aux internautes de contribuer, de voter, de déposer des amendements à la loi. In fine, cinq articles de loi sont issus de la plateforme et des modifications sensibles dans le texte initial ont pu être apportées. Les participants à la consultation, qui ont été interrogés par la suite, ont eu en majorité le sentiment que leur point de vue avait été pris en compte (bien que, parmi ces participants, on ait constaté une surreprésentation des cadres et professions intellectuelles supérieures, des diplômés du supérieur long et des hommes).

A l’échelle locale, certaines villes ont complètement institutionnalisé la participation et font preuve d’un grand volontarisme politique dans ce domaine. C’est le cas par exemple de la commune de Saillans dans le département de la Drôme, un village de 1300 habitants. Saillans expérimente depuis les élections de 2014 un mode de gouvernance «participative et collégiale» dans le but de faire participer tous les citoyens à la politique municipale. Près d’un quart de la population adulte de la ville a participé à des groupes de travail et à des commissions participatives dans le cadre de cette municipalité. À l’étranger, Madrid et Barcelone expérimentent aujourd’hui des formes de consultation et de participation assez innovantes, qui passent beaucoup par le numérique, et défendent une nouvelle conception de la gouvernance municipale. Le numérique et plus précisément un outil comme les civic tech (les technologies citoyennes) peut-il favoriser la mobilisation et la participation citoyenne ?

Les civic tech [8] renferment une promesse sans doute excessive de renouvellement de la démocratie par le numérique. Il ne faut pas la surestimer et verser dans ce qu’on appelle le «solutionnisme technologique». Les technologies ne résoudront pas des problèmes qui tiennent aux relations sociales et aux contextes sociaux eux-mêmes.

Néanmoins, ces technologies renferment un réel potentiel d’innovation démocratique et de transformation du mode de participation des citoyens. Les civic tech regroupent un ensemble d’initiatives et de propositions politiques très différentes : des applications pour comparer les programmes électoraux (voxe.org), des sites de pétitions en ligne (change.org), des sites de contrôle de l’activité des élus (Regards Citoyens) ou de suivi du processus d’élaboration des lois au Parlement (La fabrique de la loi), des outils collaboratifs en open source permettant la concertation en ligne et de co-rédaction de la loi (Open Democracy Now !), des plateformes de débat pour associer les citoyens à l’écriture de la loi (Parlement et Citoyens), etc. Pour une introduction aux civic tech, je vous renvoie à l’article de Clément Mabi sur le site La vie des idées, dans lequel il propose une typologie qui permet de rendre compte de la diversité des stratégies des civic tech pour renouveler le fonctionnement de la démocratie [9].

Les interfaces numériques proposées par plusieurs de ces civic tech favorisent la contribution à distance de personnes qui ne se déplaceraient pas forcément dans les instances classiques de démocratie participative. Avec le numérique, les jeunes par exemple participent beaucoup plus facilement que dans les circuits de représentation politiques classiques. Un autre avantage intéressant des civic tech est qu’elles permettent de faire des choix politiques au moyen d’outils numériques assez sophistiqués avec un séquençage du processus de décision par consentement. Elles donnent aussi la possibilité de cartographier les problèmes et controverses, de les modéliser par des solutions d’image, ce qui facilite l’appropriation des questions politiques par les citoyens.

Les civic tech proposent donc un ensemble de solutions qui ne sont pas parfaites, mais qui viennent combler des manques dans le fonctionnement classique des institutions. Et surtout, elles importent dans le débat politique, me semble-t-il, des principes de transparence, d’horizontalité, d’inclusion, de contribution, qui viennent quelque peu chahuter les schémas habituels de la démocratie représentative.L’Europe vous semble-t-elle une échelle appropriée pour développer la démocratie participative ?

Oui clairement. Le transfert de pouvoir des États-nations vers l’Union européenne aurait dû s’accompagner de la création à la fois d’un espace public de débat à l’échelle européenne et d’instruments de participation qui permettent aux citoyens soit d’être consultés, soit d’interpeler les pouvoirs européens. Or, ce n’est pas du tout le cadre qui a été mis en place. Le déficit de participation citoyenne à l’échelle européenne trouve ses racines dans la construction européenne originelle. L’Union européenne est une structure politique qui a été pensée par les élites, pour, dans une large mesure, échapper aux formes démocratiques traditionnelles. Par exemple, la Commission européenne, qui joue un rôle majeur dans l’initiative des politiques européennes, n’a absolument rien de démocratique dans son fonctionnement et repose plutôt sur une logique d’expertise. Par ailleurs, l’Union européenne a démontré à plusieurs reprises qu’elle était capable de remettre en cause la volonté exprimée par ses citoyens. Ce fut le cas lors du fameux projet de Traité constitutionnel européen de 2005 : après son rejet par référendum par la France et les Pays-Bas, son adoption sous une autre forme – le Traité de Lisbonne – a été perçue par beaucoup de citoyens européens comme un véritable déni de démocratie. Les quelques instruments mis en place par l’UE pour faire participer les citoyens n’ont absolument pas la portée politique attendue pour ce type de démarche. Je pense par exemple à l’initiative citoyenne européenne entrée en vigueur en 2012, qui, jusqu’à présent, ne s’est pas encore installée comme un outil véritable de démocratie participative.

Une vraie question démocratique se pose donc à l’échelle européenne. Malgré le renforcement des pouvoirs du Parlement au cours de ces dernières années, il me semble que les institutions européennes continuent à n’être ni lisibles de la part des citoyens, ni perméables à leurs initiatives. Lorsque l’Union européenne s’ouvre à la société civile, par exemple à travers les procédures de consultation publique de la Commission, elle le fait essentiellement en direction des groupes d’intérêt et de ce qu’on appelle la société civile organisée. Or, le vrai problème aujourd’hui est la possibilité pour les citoyens ordinaires non seulement de comprendre la manière dont fonctionne l’UE, mais aussi de s’exprimer sur les dossiers qu’elle porte.

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

Notes

[1] L’acronyme GAFA désigne quatre des entreprises les plus puissantes de l’Internet : Google, Apple, Facebook et Amazon.

[2] Par citoyens «ordinaires», il faut entendre des citoyens sans responsabilité politique, non organisés et profanes.

[3] Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.

[4] Parmi les travaux fondateurs de ce courant, on peut mentionner : Carol Pateman, Participation and Democratic Theory, Cambridge University Press, 1970.

[5] Fin 2017, 47 communes françaises de toutes tailles (du village à la capitale) disposaient d’un budget participatif. Elles n’étaient que 6 avant 2014. Les budgets participatifs concernent aussi les régions (Île-de-France et Nord-Pas-de-Calais) et les lycées (la Région Poitou-Charentes fut précurseur). Source : site lesbudgetsparticipatifs.frenquête 2017.

[6] Marion Carrel, Faire participer les habitants. La citoyenneté et le pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, ENS Editions, 2013.

[7] Julien Talpin, Community Organizing : de l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, Raison d’agir, 2016.

[8] Le chercheur Clément Mabi les définit comme «l’ensemble des outils numériques ayant pour ambition de transformer le fonctionnement de la démocratie, d’améliorer son efficacité et son organisation grâce à un renouvellement des formes d’engagement des citoyens» (C. Mabi, « Citoyen hackeur. Enjeux politiques des civic tech »La Vie des idées, 2 mai 2017).

[9] Clément Mabi, « Citoyen hackeur. Enjeux politiques des civic tech »op.cité.

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