La fin d’un monde

Nous vivons plus qu’une crise sanitaire mondiale. Les pays sont à l’arrêt et les populations angoissées sont confinées. Les bourses et les prix du pétrole s’effondrent. Les gouvernances politiques, l’OMS et le corps médical sont en difficulté. Il est impérieux de les soutenir, d’agir vite, de faire respecter le civisme, les mesures de distanciation sociale et de stricte confinement. Sur le fond, il y a lieu de penser ce moment historique, pour réduire l’incertitude.

Hier

Le fléau du coronavirus marque l’épuisement d’un système injuste né il y a environ trois siècles. Il s’ajoute aux catastrophes qui s’accumulaient : dictature du marché, libéralisme sauvage, marchandisation du monde, loi du plus fort, recul du droit et du multilatéralisme, dérèglement climatique, extrémisme et perte du sens éthique. C’est une fin de civilisation.

Nous vivons un séisme : le système dominant est en train de s’écrouler. Il n’a pas su forger une civilisation égalitaire et protectrice. Il ne s’agit pas uniquement de risque pour l’environnement, l’emploi, la croissance démographique, le développement économique. Un contexte où le prix le plus élevé sera payé par les plus fragiles et les plus pauvres.

Sur le plan immédiat ce qui est en question concerne le rapport Nord-Sud, la sécurité nationale, à cause de la dépendance liée à la technologie et aux approvisionnements, problème stratégique. Sur le plan du projet de société se pose la question de la place de l’humain, les finalités de l’existence, la dignité de l’humanité, son destin et sa survie.

C’est la fin d’un monde, qui a voulu imposer sa conception à tous les peuples. Son hégémonie ne peut fonctionner, même si ses soubresauts veulent faire croire qu’il est pérenne et irrésistible.

L’ambition de devenir maître et possesseur du monde à l’infini et de se passer d’une norme supérieure est en train de s’écrouler. Des sociétés européennes, traumatisées par le dogmatisme religieux, la théocratie et les guerres de religions, sont les premières dans l’histoire à vouloir vivre sans rapport à une transcendance spirituelle. Cette option de la sortie de la religion de la vie, du désenchantement, de la «civilisation de la mort de Dieu», selon l’expression de Nietzsche, n’a pas comblé le besoin de sens. Elle a abouti à de la désorientation.

Aujourd’hui

Ni le marché monde, ni la passion légitime et vitale des arts et des sciences, ni la prolifération des sectes, ne sont arrivés à répondre aux besoins éthiques, aux liens sociaux et affectifs. De surcroît, la modernité reste imprégnée de conceptions théologiques. Le progrès matériel, la raison, la marchandise, l’histoire, l’individu autocentré, sont ses idoles.

Cette situation a fragilisé l’humain. Il est devenu si peu immunisé. Incapable de maîtriser son destin. Malgré de prodigieuses avancées, à force de démesures, de marginalisation du sacré et de la désignation d’un ennemi pour faire diversion, des déséquilibres et dérives ont surgi.

En rive Sud, la situation n’est pas reluisante, mais par bon sens, les citoyens savent qu’ils sont héritiers d’une civilisation qui vise la totalité de la vie. Le problème réside dans le fait que les promesses de l’indépendance n’ont pas été tenues. Ce qui fait défaut, est l’édification d’une société de la connaissance, qui prend soin du bien commun, de la santé et de l’âme. La mondialisation impose un mode d’être incompatible avec les valeurs des peuples.

Malgré tant d’efforts pour favoriser le dialogue des civilisations, des religions, des cultures, réformer les institutions internationales et forger un destin commun, pour corriger les injustices et les aberrations, l’ordre mondial ne veut pas changer de modèle de société.
Cependant, le choc de la mortalité exponentielle causé par le virus et l’ampleur de la crise économique qui va suivre imposent une prise de conscience. Il sera impossible de continuer à vivre comme avant.

Le profit financier illimité, l’instrumentalisation de la technoscience, la jouissance à tout prix, ne peuvent constituer une raison d’être. L’essentiel est absent : la justice et le sens du monde.

C’est le résultat de l’oubli de l’éthique et des limites. La marchandisation du monde, le néo-colonialisme, des actes contre-nature et le dogmatisme matérialiste ruinent l’humanité. Le monde est intoxiqué au consumérisme et à la flatterie des bas instincts, au lieu d’apprendre à vivre l’essentiel, maîtriser ses pulsions et se réaliser pour s’épanouir.

Avec détermination et courage, il s’agit de passer d’un cercle infernal à un cercle vertueux. Le message du virus, pour le croyant est un message divin : respectez les lois de l’existence, sinon les désordres vont redoubler. Il n’y a pas de liberté sans loi, ni de science sans conscience.

Demain

Maintenant que tout est figé, le changement n’est pas impossible. Les réponses techniques aux questions sont insuffisantes. La bonne façon pour relever les défis est de revenir aux fondamentaux. Restons nous-mêmes et donnons la priorité à l’éducation du juste milieu, qui allie tradition et modernité.

En termes de pensée politique, se confirme qu’il y a lieu de garantir l’État de droit, la souveraineté populaire et les libertés publiques, remparts contre les périls. Les peuples musulmans doivent y contribuer en mettant fin à la réaction nihiliste, aveugle et contre-productive du fondamentalisme, en pratiquant la vigilance et en se ressourçant à la culture de la modération, du droit et de la dignité, préconisées par le Coran et le Prophète.

La fin de civilisation nécessite de créer ensemble une nouvelle. Le capitalisme sauvage, le collectivisme matérialiste et l’intégrisme religieux sont disqualifiés.

C’est leur faillite qui s’affirme en ce moment. Un nouveau monde est à notre portée.

Il est possible d’associer économie de marché et éthique, science et morale. Une société éclairée sait que les problèmes, les risques et les difficultés sont inhérents à la vie, mais il reste à les anticiper, à partager équitablement les conséquences, à œuvrer, à lutter pour les résoudre.

Il n’y a pas nous et eux, il y a l’humanité mise à l’épreuve. Les peuples doivent s’entre-connaître et s’imposer pour bâtir un nouvel ordre juste et qui ait du sens. Cette rupture est salutaire si on discute du fond. Les élites ne doivent pas être des spectateurs impuissants. L’intelligence collective à terme trouvera des solutions.

Nous devons nous garder des extrêmes, ceux qui imitent aveuglement le modèle moderniste, marchand et libertaire en faillite et ceux qui trahissent la spiritualité et imposent des conduites obscurantistes. La voie du juste milieu fait cruellement défaut à l’humanité. Articuler modernité et authenticité, mondialité et spécificité, liberté et éthique, est l’avenir.

Le virus est l’expression dramatique du commun en péril. Comme l’énonçait en 1945 le préambule de l’Acte constitutif de l’Unesco «les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix».

Repenser le vivre-ensemble, le modèle de développement et les relations internationales par le dialogue et la solidarité sont les moyens civilisés pour affronter les défis. Chaque nation doit pouvoir préserver sa souveraineté, sa sécurité et son patrimoine, en s’ouvrant à la communauté de destin. Nous sommes frères en humanité.

Nous pouvons retrouver une société équilibrée, attachée à la solidarité nationale et universelle. Sont en jeu les questions de la pensée politique et du droit. Les puissants de ce monde ne vont pas se rendre à l’évidence, mais une juste cause triomphe toujours, l’union fait la force.

La place des valeurs de l’esprit est béante. Il est possible de se garder du vide ou du trop-plein. L’étincelle de la foi réfléchie et de la raison raisonnable ne doit pas s’éteindre. L’espoir est permis. L’humanité doit redevenir responsable, sans perdre le sens de la transcendance, comme guidance. Donner un sens à la vie et à la mort reste une haute mission.

Ni surhumain, ni transhumain, ni infrahumain, l’homme doit se connaître et s’impliquer. Aux yeux du croyant, le divin se révèle pour aider à affronter ce qui n’est pas donné d’avance : un homme équilibré et une cité juste. Sans confusion, esprit scientifique et esprit spirituel doivent se conjuguer. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde.

Par Mustapha Cherif , Philosophe. Auteur


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *