Algérie / Le «système» : pourquoi et comment le changer ?

Par Kaddour Naïmi – 

Les actuelles manifestations populaires en Algérie ont désormais comme revendication fondamentale l’élimination de ce qui est appelé le «système» au bénéfice d’un autre. Essayons de cerner les tenants et aboutissants de cette exigence.

Etat et peuple

Le fait social fondamental, pour les citoyens et citoyennes, est de prendre conscience du rôle assumé par l’Etat, institution principale, censée les représenter à travers les personnes qui le gèrent. Cet Etat est au service réel de qui ? De toute la population dans son ensemble, sans exclusion, ou seulement d’une partie de cette population, et laquelle ? L’emploi à tort et à travers du mot «peuple» exige d’en définir le contenu de manière non ambiguë, non manipulatrice : le peuple est l’ensemble des citoyens et citoyennes contribuant à la production des biens matériels et culturels, servant au bien-être de la communauté nationale.

Dans le mouvement populaire algérien actuel, les participants ne sont pas seulement les exploités économiques, mais également des franges qui ne le sont pas, toutefois elles sont dotées de conscience citoyenne : étudiants, enseignants, médecins, pharmaciens, avocats et même magistrats(1), ainsi que des membres influents du Forum des chefs d’entreprises(2). Par conséquent, du peuple sont exclus ses exploiteurs ; en outre, ils ne s’y reconnaissent pas eux-mêmes, s’auto-définissant et se distinguant comme l’ « élite » possédante et dominante.

Notons, cependant, deux faits.

L’insuffisante ou non-intégration des syndicats autonomes dans le mouvement populaire algérien actuel. Toutefois, des salariés affiliés au syndicat UGTA, jusqu’à présent instrument de contrôle de l’oligarchie dominante sur les travailleurs, ont exprimé leur soutien au mouvement populaire dans des termes clairs(3).

Deuxième fait : la paysannerie pauvre des campagnes n’est pas encore mobilisée dans ce mouvement. C’est là un grave handicap, donc une action à entreprendre. Il faut absolument éviter que l’oligarchie dominante ne fasse jouer le peuple des campagnes contre celui des villes. Au contraire, le peuple des villes doit créer au plus vite son alliance avec celui des campagnes, d’autant plus qu’une partie non négligeable de policiers, de gendarmes et de soldats proviennent de la paysannerie.

Le jour ou policiers et soldats, prenant conscience de leur appartenance au peuple (comme agents dominés au service de leurs dominateurs), manifesteront leur solidarité avec le mouvement populaire, c’en est fini, généralement, de la domination de l’oligarchie au pouvoir. Peut-être est-on proche de ce moment(4). Voilà pourquoi est fondamentale toute forme de fraternisation des manifestants avec les policiers, gendarmes et soldats. Durant les manifestations de rue, on a vu certains des premiers aller serrer la main aux seconds, leur parler de manière amicale, leur rappeler avec tact qu’ils font partie du même peuple ; on a même vu des enfants, parmi les manifestants, aller saluer amicalement des policiers. Admirable intelligence de ce qu’il faut faire. En outre, certains policiers et gendarmes exprimèrent discrètement, par une expression de visage ou un signe de main, leur solidarité avec les manifestants.

Ces observations faites, revenons à l’Etat. A force d’être maltraité et humilié, le peuple finit par s’apercevoir que cet Etat est au service d’une minorité, constituée en oligarchie, pour dominer la majorité du peuple afin de s’enrichir en exploitant les ressources naturelles et la force de travail humaine de la nation. Dès lors, une fois que le peuple opprimé n’en peut plus de cette damnation, la question de l’Etat, de son rôle, se pose pour lui.

En Algérie, quand le peuple colonisé prit conscience du rôle colonial de l’Etat français, au service de la composante colonisatrice, il entreprit un combat d’abord politique, ensuite militaire pour éliminer cet Etat colonial. Malheureusement, à l’indépendance, l’Etat autochtone qui prit naissance fut créé et occupé par une nouvelle oligarchie, de nature indigène, à travers un putsch militaire. Cette oligarchie a géré cet Etat jusqu’à aujourd’hui, en réduisant le peuple à une masse de manœuvre dominée par une idéologie (clérical-laïque) d’asservissement, doublée d’une domination bureaucratique, policière et militaire.

Il a fallu au peuple des épreuves, certaines sanglantes, comme expériences de lutte, pour finalement prendre conscience de cette situation, jusqu’à ne plus la supporter : dictature militaire de Ben Bella puis de Boumediène, Octobre 1988, «décennie sanglante», «printemps noir» de 2001, enfin violations constitutionnelles à répétition menant à l’occupation de la présidence étatique au-delà de quatre mandats.

La caste oligarchique occupant l’Etat a exploité au maximum tout ce qu’elle a pu, comme ressources naturelles et force de travail, jusqu’à mettre les jeunes dans la situation de préférer mourir noyés en Méditerranée parce qu’ils ne pouvaient plus survivre dans leur patrie, tandis que les oligarques étatiques et privés s’enrichissaient scandaleusement, de manière crapuleuse, mafieuse, éhontée et sans vergogne, par la corruption de méprisables et vils individus et la répression des honnêtes citoyens. L’Etat est devenu la tanière de tous les méfaits, de tous les forfaits, protégés et défendus par les institutions dévoyées : information, éducation, spiritualité, magistrature, police politique. Par conséquent, ce ne sont pas les citoyens, ce ne sont pas des anarchistes qui firent de l’Etat une institution oppressive parce que prévaricatrice, mais ceux-là mêmes qui le géraient à leur bénéfice exclusif. L’Etat dont ils défendaient la sacralité fut par leurs actions désacralisé. L’Etat qui, après l’indépendance, devait servir le peuple s’est révélé être, très rapidement, une institution de domination du peuple.

Résultat final : le peuple a fini par reconnaître l’imposture et la mascarade. Elles sont devenues telles qu’elles provoquèrent, avec le temps et les humiliations, la séparation puis l’opposition entre ce qu’on appelle la «classe politique» et la «société», plus exactement entre la caste occupant l’Etat (et ses dépendances) et la majorité du peuple, réduit à vendre sa force de travail physique et/ou intellectuel, à prier Dieu pour améliorer son sort vainement, à se diviser et entre-déchirer avec de faux problèmes préfabriqués judicieusement (oppositions religieuses et ethniques, opposition hommes-femmes suite à un «code de la famille» féodal) ou à émigrer, légalement ou clandestinement.

Prendre ou partager ?

A présent, depuis le 22 février 2019, quelle attitude doit prendre le peuple opprimé vis-à-vis d’un Etat prédateuroppresseur et parasitaire(5) notamment en rédigeant une future Constitution ? Car tel est le cas : d’un côté des opprimés sans pouvoir institutionnel, de l’autre des oppresseurs gérant un Etat oppresseur. L’histoire enseigne que prendre le pouvoir étatique, tel qu’il existe, fondamentalement jacobin, accouche toujours d’une nouvelle oligarchie dominante, même si affublée d’adjectifs trompeurs tels que «révolutionnaire», «démocratique», «populaire», etc. Aussi, ne s’agit-il pas de prendre le pouvoir, mais de le partager équitablement entre les citoyens et citoyennes. Cela exige sa transformation radicale.

En voici des implications, dictées non pas par une vision dogmatique ou utopique, mais par les leçons pratiques de l’histoire de l’émancipation sociale.

Non pas se contenter de mettre de nouvelles personnes de l’«élite» pour gérer ce pouvoir étatique, mais en changer les structures mêmes. Se débarrasser de ses fondements féodaux et capitalistes, basés sur l’exploitation de la majorité des citoyens par une minorité d’assoiffés de richesse. Cela signifie que ce nouveau pouvoir étatique doit comprendre et représenter les opprimés de toutes sortes ; autrement, ce nouveau pouvoir n’accouchera que d’une autre forme d’oligarchie, plus «démocratique», en réalité exerçant sa domination de manière camouflée. Car tant que l’exploitation économique perdure, sous une forme ou une autre (privée ou étatique), elle a besoin d’être garantie par une forme de domination politique (étatique). Par conséquent, l’unique manière de se débarrasser de toute forme de domination politique est d’éliminer toute forme d’exploitation économique en la remplaçant par la coopération libre, égalitaire et solidaire des producteurs de biens matériels et spirituels.

Le «haut» et le «bas»

Les observations précédentes impliquent que le changement social ne peut pas être réalisé par en «haut» ni par les gérants de l’Etat oligarchique ni par des soi-disant «experts» de l’opposition, quelle que soit leur couleur politique. Le changement réellement conforme aux intérêts du peuple n’est possible que par le «bas», c’est-à-dire par les comités populaires de base, relayés par des comités correspondants au niveau communal, provincial et national. Quant aux experts, s’ils sont réellement au service du peuple, leur rôle se limite à écouter ses revendications et à les traduire fidèlement du point de vue technique, tout en demeurant à tout moment contrôlés par les représentants dûment mandatés par le peuple, à travers ses comités. L’idéal serait, peut-être, que l’ensemble des comités d’autogestion populaires de base parviennent à constituer des comités d’autogestion au niveau communal, puis provincial, jusqu’à créer un comité d’autogestion populaire national, lequel assumerait les fonctions jusqu’alors dévolues à l’Etat. Alors, ce dernier ne serait plus l’instrument d’une oligarchie dominante, mais du peuple travailleur dans son ensemble.

Quant à ceux qui mettent en avant, pour la privilégier, la «force estudiantine», il faut se méfier de cette conception. Certes, les étudiants sont une composante de la jeunesse susceptible de participer efficacement à un changement social en faveur du peuple. Cependant, la composante estudiantine est privilégiée par rapport à la majorité de la jeunesse qui, elle, est soumise à l’exploitation par la vente de sa force de travail, ou contrainte au chômage. Attention donc à ne pas créer, au sein du mouvement populaire, une «élite» au détriment de l’ensemble, mais que cette «élite» montre la modestie et l’intelligence d’agir non pas pour servir des intérêts de caste mais ceux du peuple dont elle fait partie(6).

De même, parler d’une manière générale de la « jeunesse » est une erreur dangereuse, quand pas manipulatoire. Car parmi cette jeunesse, il y a une minorité qui fait partie intégrante de l’oligarchie dominante. Il est donc plus adéquat de parler de la jeunesse exploitée et dominée.

De même pour les femmes, il est important de les concevoir non pas comme espèce biologique sexuelle différente de celle masculine ; cela a provoqué ailleurs un féminisme qui s’est parfaitement adapté et a renforcé le système capitaliste, où l’on voit des femmes devenues patrons d’usine, militaires et tortionnaires dans des armées impérialistes. Concernant les femmes, il s’agit de les concevoir comme citoyennes exploitées et dominées doublement : par les patrons qui les emploient et par les membres de leurs familles : père, frère, mari.

Structures

Pour que le mouvement populaire parvienne à ses buts ci-dessus formulés, il faut :

  • à la structure étatique centralisée substituer une autre décentralisée, autonome (afin de permettre à chaque unité territoriale de déployer toutes ses capacités créatives) et fédérative ; ce dernier aspect ne menace en rien l’unité de la nation mais, au contraire, la renforce parce que basée sur le consensus librement exprimé, lequel est le fruit de l’égalité réelle entre toutes les composantes géographiques de la nation ; quant au fameux centralisme jacobin, y compris sa forme de «centralisme démocratique», l’histoire en a montré les limites et les tares, notamment son emploi au service de castes dominatrices prétendument «populaires» ;
  • à la structure hiérarchique et autoritaire substituer une structure égalitaire et coopérative ;
  • à la structure bureaucratique substituer une autre efficace et au service des citoyens, où les fonctionnaires sont élus et révocables par le peuple, et uniquement responsables devant lui ;
  • à la structure législative contre le peuple pour le dominer substituer une autre qui laisse libre cours à la liberté totale des citoyens et citoyennes dans l’expression de leurs intérêts à travers des associations librement créées, autogérées et solidaires ;
  • à la structure répressive policière et militaire, au service de l’oligarchie dominante, substituer une autre où police et armée soient réellement l’émanation, l’expression et la défense des seuls intérêts du peuple, et non d’une oligarchie dominatrice ; pour y parvenir, la défense de la nation d’éventuelles agressions extérieures exige non seulement une armée professionnelle, mais également le peuple en arme, sous forme de milices. Celles-ci ont également l’avantage d’éviter que les membres de l’armée professionnelle se transforment en caste dominatrice au détriment du peuple ;
  • à la structure représentative parlementaire constituée de larbins perroquets membres de l’oligarchie dominante substituer une structure de représentants authentiques du peuple, issus directement de celui-ci ou reconnus par lui comme dignes représentants, tous élus par mandat impératif, responsables et révocables à tout moment sur décision majoritaire de leurs mandataires, et ne bénéficiant de rien d’autre que d’un salaire de travailleur moyen, afin d’écarter les opportunistes carriéristes et empêcher la transformation des représentants en caste privilégiée ;
  • à la structure territoriale constituée de fonctionnaires serviles, nommés par une autorité centrale, hiérarchique et autoritaire, substituer une autre où les responsables territoriaux (communes, régions, wilayas, nation), soient issus directement du peuple ou reconnus par lui comme dignes représentants, tous élus par mandat impératif, responsables et révocables à tout moment sur décision majoritaire de leurs mandataires, et ne bénéficiant de rien d’autre que d’un salaire de travailleur moyen, afin d’écarter les opportunistes carriéristes et empêcher la transformation des représentants en caste privilégiée ;
  • à la structure élitiste dominatrice substituer une autre considérant l’égalité sociale absolue et la coopération solidaire entre tous les membres de la communauté nationale, sans aucune exception ;
  • à la structure judiciaire asservie à une caste substituer une autre où les agents de la magistrature soient élus et révocables par le peuple ;
  • à la structure cléricale totalitaire asservissante substituer une autre laïque, où la religion est affaire privée et libre ;
  • à la structure éducative privilégiant le secteur privé, fabriquant une «élite» dominatrice, substituer une autre ouverte gratuitement à tous les enfants du peuple, permettant d’acquérir en même temps les connaissances indispensables et la conscience citoyenne égalitaire, libre et solidaire ;
  • à la structure privilégiant une ethnie substituer une autre accordant à toutes les composantes ethniques du peuple les mêmes droits et devoirs ;
  • à la structure machiste substituer une autre reconnaissant de fait l’égalité absolue entre homme et femmes en matière de droits et de devoirs.

Pour concrétiser ces buts, il faut, à la structure sociale basée sur la possession privée ou étatique des moyens de production et des ressources naturelles, substituer une autre où cette possession soit collectivement celle du peuple. C’est l’unique manière d’éliminer le fléau social permettant à une minorité de s’enrichir et de jouir de la vie au détriment de la majorité. L’expérience historique montre qu’il faut éviter l’erreur auparavant commise : cette possession des biens collectifs ne doit pas être dévolue à un Etat géré par une nouvelle caste dominatrice (capitalisme étatique prétendument «socialiste»), mais gérée par les représentants authentiques du peuple, à tout moment révocables s’ils ne remplissent pas correctement la mission qui leur est confiée. C’est cela la gestion par le peuple et pour le peuple, autrement dit l’autogestion sociale. La possession des moyens de production et des ressources naturelles ne doit pas être un moyen d’exploitation dominatrice du peuple, mais de son épanouissement libre, égalitaire et solidaire. Pour y parvenir il faut éliminer l’existence d’une part de possesseurs de capital, privé ou étatique, et, d’autre part, des possesseurs de leurs seule force de travail physique et/ou intellectuel.

Que donc capital et force de travail soient possédés par la collectivité des travailleurs, de manière égalitaire et solidaire. C’est, là encore, la simple application authentique du principe : «Par le peuple et pour le peuple». C’est là, encore, l’unique solution pour abolir toute forme d’exploitation économique, de domination politique et de conditionnement idéologique.

Pour éviter tout opportunisme carriériste et la formation conséquente d’une caste parasitaire exploiteuse et dominatrice, toute fonction sociale de gestion (fonctionnaire) doit être le résultat d’une élection libre, sur mandat impératif, donc responsable uniquement devant ses mandataires et révocable à tout moment sur décision de la majorité des mandataires.

Ainsi, dans la société, aucune institution ne doit être formée ou produire une caste de privilégiés autoritaires, et cela de la base périphérique local au centre national, quelque soit le domaine d’activité sociale : administration, magistrature, éducation, culture, spiritualité, police, armée, etc. Seul le peuple des opprimés a l’intérêt, donc est en mesure d’opérer ce genre de changement social. En le réalisant, il cesse d’être soumis à l’oppression, et, par la même, élimine de la communauté nationale toute forme d’oppression.

Seulement ainsi la démocratie sera réellement le pouvoir exercé par et pour le peuple. Seulement ainsi l’institution appelé Etat sera un appareil émanant du peuple pour le servir. Seulement ainsi, les institutions et les responsables qui les représentent ont le coût le plus économique pour la nation. Seulement ainsi le peuple n’est pas la dupe d’élections où il est cantonné à choisir ses dominateurs (par le trucage des dictatures ou le conditionnement médiatique des régimes «libéraux») parmi les plus hypocrites, démagogiques et imposteurs. Seulement ainsi le peuple aura la possibilité concrète de manifester toutes ses réelles potentialités en matière de développement économique, social et culturel, thèmes proclamés et rabâchés par les tenants du pouvoir étatique oppressive mais de manière démagogique et trompeuse. Bien entendu, les oppresseurs de tout acabit, notamment leurs idéologues, «experts», «intellectuels» et clercs hurleront, scandalisés : «Mais c’est de la dictature ! De l’anarchie ! De l’archaïsme !» Il s’agit là simplement de voleurs qui crient au voleur, car la véritable dictature est celle de l’oligarchie dominante, l’anarchie est le désordre social par lequel elle s’enrichit au détriment du peuple et l’archaïsme réside dans un système social basé sur l’enrichissement d’une minorité par l’asservissement d’une majorité, réduite à un salaire privé de sa plus-value, forme contemporaine de l’esclavage antique.

Obstacles

Bien entendu, ces objectifs verront se dresser contre eux toutes les forces internes et étrangères qui vivent de l’exploitation de l’être humain par son semblable. Les personnes constituant ces forces sont tellement insérées dans le système exploiteur, dont elles jouissent, qu’elles trouvent des avantages à un capitalisme (privé ou étatique) qui a désormais montré toute sa nature psychopathe et criminogène, jusqu’à menacer la planète d’une apocalypse nucléaire. Cependant, ces personnes ont encore l’imposture de parler de «libéralisme», de «liberté», de «démocratie», de «sacralité» de (leur) Etat, de «science», de «volonté divine», bref de «modèle» à propos de ce système capitaliste d’esclavage moderne, en accusant la revendication de gestion sociale par le peuple et pour le peuple d’ «anarchie», de «communisme», de «monstruosité », etc. Non pas, messieurs les calomniateurs ! Il s’agit en réalité de l’authentique démocratie : demos = peuple, cratos = pouvoir.

Il faut donc prévoir correctement les inévitables réactions, directes et camouflées, de ces forces exploiteuses, ainsi que les solutions adéquates pour les neutraliser. La toute première est de brandir haut et clair le principe «Par le peuple et pour le peuple» ; la seconde solution est de s’atteler le plus tôt possible à trouver les formes organisationnelles pour concrétiser ce principe.

Les premières actions contre le mouvement populaire seront de type propagandiste idéologique, à travers l’immense appareil constitué par les moyens dits d’information, en fait d’intoxication, visant à détruire les acquis du peuple et le développement autonome de son mouvement. Cette procédure se révélant insuffisante, se posera alors, certainement, la question de la violence, déguisée ou déclarée, que ces forces exploiteuses emploieront pour maintenir leur domination. Par conséquent, s’impose pour le peuple la manière de les neutraliser, à travers son organisation créée à cet effet, en solidarité avec l’institution militaire, sinon sa partie sensible au peuple.

Résolution et organisation

Cela fut dit et l’histoire l’a démontré à chaque fois (citation de mémoire) : «Qui fait la révolution à moitié ne fait que creuser son propre tombeau» (Saint-Just). Les changements sociaux radicaux ont échoué essentiellement à cause de deux défaillances : l’insuffisante résolution à supprimer la domination oligarchique, et l’insuffisante organisation. Le cas le plus significatif fut l’exemplaire Commune de Paris de 1871.

A propos du mouvement populaire algérien, on lit cette observation : «Les gens qui cherchent à tout prix à encadrer ce mouvement ou le doter d’une direction veulent, directement ou indirectement, son essoufflement.»(7) Oui et non. S’il est inévitable que certains agents chevauchent le mouvement populaire pour le dévier en le mettant au service de leurs intérêts de caste, par contre tout mouvement populaire, quelque soit l’époque et le pays, ne peut survivre et se développer sans se doter d’une direction. Nier ce fait c’est priver le mouvement populaire de l’instrument principal et décisif de son maintien et de son développement. L’unique problème est de constituer cette direction de manière à refléter fidèlement les intérêts du peuple, ce qui implique une direction caractérisée par la liberté, l’égalité et la solidarité citoyennes.

A ce sujet, voici une proposition. Que chaque regroupement social de base, dans chaque domaine d’activité sociale, crée son comité de gestion (plus exactement d’autogestion), pour ses concertations, décisions et actions, de manière libre, égalitaire et solidaire ; que ces comités se créent des relations entre eux, jusqu’à parvenir à la création d’un comité national, expression générale de la volonté populaire. Enfin, que de ces associations émanent des représentants, chargés de diriger le mouvement populaire. Cependant, étant élus par mandat impératif, donc responsables devant leurs mandataires, donc révocables à tout moment par la majorité de leurs électeurs en cas de manquement au mandat confié, ces dirigeants concrétisent la volonté populaire, sans devenir une caste dominatrice nouvelle.

Un précédent algérien est à considérer : le mouvement populaire de 2001. Il s’agit de connaître correctement cette expérience, de l’analyser, de la comprendre, d’en tirer les leçons indispensables, d’en adopter les aspects positifs et d’éviter les aspects négatifs(8). Pour éviter l’échec du mouvement populaire algérien de 2001, celui des mouvement populaires égyptien puis tunisien de 2011, il est vital que le peuple algérien prenne conscience que son action n’est qu’à son début, qu’elle exige des luttes de longue durée, que les tentatives de récupération et de neutralisation de son mouvement seront nombreuses et de formes insidieuses(9). Par conséquent, que le rapport de force actuellement en faveur du mouvement populaire soit utilisé par le peuple pour se créer ce que l’oligarchie dominante lui a toujours dénié par la répression : sa propre auto-organisation, du local au national, dans tous les secteurs d’activité sociale. Seulement ainsi, le fœtus que sont les manifestations de rue accouchera d’un pouvoir authentiquement du peuple.

Si les jours fériés sont consacrés aux démonstrations de rue, que les autres jours ou soirs soient dévolus à la vitale création des organisations populaires, en veillant à les constituer de manière durable, sur la base des principes de liberté, d’égalité et de solidarité. Pour le peuple, il s’agit de créer les conditions concrètes qui permettent de développer son mouvement de telle manière que nulle force ne puisse le manipuler, le récupérer, le neutraliser ou l’éliminer.

Après lecture de ces observations, la personne qui objecterait, au nom du «réalisme», que le peuple algérien, comme tout autre peuple, est incapable de réaliser un tel changement social, cet objecteur exprime simplement son «réalisme» de privilégié et son mépris arrogant de caste concernant les capacités du peuple. Ce dernier se soulève de temps en temps, généralement à la surprise de tous les «experts» ; il lui reste à trouver comment transformer son soulèvement pacifique en un système social de liberté, d’égalité et de solidarité. Le devoir de tout possédant de savoir, s’il est honnête, consiste à y contribuer. Existe-t-il une autre méthode efficace pour éliminer de la société tout système produisant, fonctionnant et se perpétuant par la corruption et l’humiliation sous toutes leurs formes ?

K. N. ([email protected])

(1) Voir https://www.elwatan.com/edition/actualite/historique-rassemblement-des-magistrats-devant-la-cour-dalger-15-03-2019. C’est constater combien cette oligarchie au pouvoir a tellement abusé de sa domination qu’elle a dilapidé les richesses du pays, exploité cruellement le peuple travailleur, et appauvri jusqu’aux couches de la classe moyenne, en les humiliant par le vol, le mépris, l’arrogance et l’asservissement, notamment les magistrats réduits à n’être qu’une courroie de transmission de l’arbitraire oligarchique.

(2) https://www.algerie-eco.com/2019/03/06/exclusif-le-fce-originel-rejoint-le-mouvement-populaire/

(3) Telle l’Union locale de la zone industrielle de Rouiba/Réghaïa, voir https://www.algerie-eco.com/2019/03/06/ugta-zone-industrielle-rouiba-reghaia-soutiennent-marches-contre-5e-mandat/

(4) Voir https://www.youtube.com/watch?v=CDtxeI-qJ-Y

(5) Voir in https://www.investigaction.net/fr/algerie-du-pretexte-conjoncturel-aux-causes-systemiques-promesses-et-dangers-dune-revolte-de-la-dignite/#_ednref20

(6) Ainsi, on lit cette phrase d’un étudiant : «Les étudiants sont les futurs dirigeants» in https://www.elwatan.com/edition/actualite/pourquoi-le-pouvoir-a-peur-de-la-force-estudiantine-15-03-2019. Mais de quel droit et au nom de qui ?  La direction d’un pays se limite-t-elle donc aux seuls détenteurs de savoir universitaire ?

(7) https://www.elwatan.com/edition/actualite/pourquoi-le-pouvoir-a-peur-de-la-force-estudiantine-15-03-2019

(8) Voir http://www.matierevolution.fr/spip.php?article81

(9) Dans de précédentes contributions, des lecteurs m’ont reproché d’évoquer encore aujourd’hui la révolution russe de 1917, considérant celle-ci comme événement dépassé. Qu’on lise L’Etat et la révolution de Lénine, puis La Révolution inconnue de Voline (librement accessibles sur internet). On constatera comment les politiciens les plus révolutionnaires ont récupéré le mouvement populaire, au point de se constituer en oligarchie inédite, aussi dominatrice que celle combattue auparavant. Si Lénine, Trotski et leurs dévoués «commissaires» bolcheviks ont agi de cette manière, faut-il s’étonner que des politiciens moins révolutionnaires procèdent de façon identique ?


NDLR : Les textes publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs; ils contribuent  librement à la réflexion, sans représenter automatiquement l’orientation de La Tribune Diplomatique Internationale.


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