Les défis structurels du terrorisme

Du 23 novembre 2015 au 11 décembre 2018. De Paris à Strasbourg. Encore une fois les populations civiles sont frappées par une attaque terroriste. Le lieu est hautement symbolique : le marché de Noël de Strasbourg jouit dune réputation internationale qui assure aux meurtres une visibilité au-delà de nos frontières. Le moment est minutieusement choisi : pendant la crise des gilets jaunes, au moment où la communauté nationale semble désunie. Et juste avant les fêtes de fin d’année où les familles ont coutume de se rassembler.

Tous les éléments convergent pour propager dans les populations civiles un sentiment de panique et de vulnérabilité généralisée. Alors que les opérations de police sont en cours et que les procédures judiciaires sont lancées, il est nécessaire de revenir sur les caractéristiques fondamentales du terrorisme : pour lutter contre l’horreur, un sursaut intellectuel et un travail d’analyse rationnel est indispensable. A cette fin, Cyrille Bret, auteur de « Qu’est-ce que le terrorisme ? » (éd. Vrin) répond aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.

Introduction

Le terrorisme et la lutte contre le terrorisme sont devenus un thème central pour les relations internationales. Considérée par tous les États et les organisations internationales comme un des principaux dangers sur la scène globale, la menace terroriste retient l’attention des opinions publiques et concentre l’attention des autorités politiques.

Pour éclairer les débats actuellement en cours, il convient toutefois de réaliser un retour critique sur les catégories fondamentales mobilisées par les acteurs et les analystes des relations internationales. Premièrement, la définition du terrorisme est un enjeu de puissance à tel point qu’on en vient à douter de la possibilité de cerner le phénomène de façon objective. Deuxièmement, les politiques de lutte contre le terrorisme sont entrées dans l’ère du soupçon : chaque opération anti-terroriste est en butte à l’accusation de « terrorisme d’Etat » de la part des terroristes eux-mêmes mais également de la part de défenseurs des droits de l’homme. Troisièmement, il convient de réinterroger la place du terrorisme dans la géopolitique contemporaine : sommes-nous entrés dans un « âge de la terreur » comme plusieurs spécialistes de relations internationales le soutiennent ? Enfin, doit-on considérer que le terrorisme est devenu la figure contemporaine de la guerre ?

Sur ces quatre questions hautement conceptuelles et terriblement concrètes, il est nécessaire de reprendre la réflexion afin d’éviter raccourcis et amalgames qui obscurcissent l’analyse rationnelle des relations internationales.

« Le terrorisme a une nouvelle fois frappé notre territoire à Strasbourg » a déclaré le Procureur de la République de Paris, Rémy Heitz (12 décembre 2018)

Entretien

Pierre Verluise (P. V. ) : Définir le terrorisme est-il un enjeu des relations internationales ?

Cyrille Bret (C. B. ) : Sur la scène internationale, celui qui définit la réalité gagne un ascendant sur ses rivaux. Définir est un enjeu de puissance. Puissance symbolique, puissance juridique et puissance politique. Dire ce qu’est le terrorisme – et dire ce qu’il n’est pas – c’est en effet désigner l’ennemi. C’est dire qui est terroriste et qui ne l’est pas. Pour mesurer l’importance de cette confrontation conceptuelle et politique, il n’est besoin que de revenir à la dernière Assemblée Générale des Nations-Unies.

Lors de cet événement annuel, le président de la République Islamique d’Iran, Hassan Rohani, a publiquement accusé les États-Unis de terrorisme, dans la presse et à la tribune. Quels étaient les motifs invoqués ? d’une part, il imputait aux États-Unis un soutien logistique à l’attentat perpétré à Ahvaz sur le territoire iranien, le 22 septembre 2018, qui avait fait 22 morts lors d’un défilé militaire. Et d’autre part, il attribuait à l’administration Trump un « terrorisme économique » en raison de son retrait le 8 mai 2018 du traité sur le nucléaire signé en juillet 2015 et des sanctions prises contre l’économie iranienne.

En retour, les États-Unis ont accusé l’Iran de fomenter de nouveau des attentats dans le monde. L’Iran avait en effet eu pour pratique, au début des années 1980, durant la guerre Iran-Irak de faire organiser par leurs services extérieurs des attentats contre les soutiens de l’Irak de Saddam Hussein. Les Français se souviennent de l’attentat de la rue de Rennes le 17 septembre 1986 que le Hezbollah libanais avec commandité (7 morts, 55 blessés). L’accusation de « State sponsored terrorism » ou « diplomatie coercitive » selon l’expression de Gérard Chaliand contre le « terrorisme économique ». Voilà la confrontation exposée aux yeux de tous.

On le voit dans ces exemples comme dans bien d’autres, la notion « terrorisme » est utilisée sur la scène internationales comme une invective symétrique et relative : le « terrorisme », c’est la violence de mon ennemi, quelle que soit cette violence, ses modes d’action et surtout quel que soit mon ennemi. Le vague entretenu délibérément sur ce concept conduit à un relativisme complet où l’organisation Etat islamique peut se présenter comme une armée de résistants et qualifier ses ennemis de « terroristes ».

C’est la première raison pour laquelle il est essentiel de produire une véritable définition du terrorisme : mettre fin aux amalgames qui placent sur un même plan le résistant et le terroriste et faire cesser cette spirale où le terrorisme n’est plus nulle part à force d’être dénoncé partout. Pour lutter contre cette inflation verbale politiquement instrumentalisée, le Conseil de sécurité des Nations-Unies a essayé de clarifier la notion et ses contours à travers une dizaine de résolutions. Mais, à chaque fois, les rivalités de puissance entre les membres permanents, ont bloqué les travaux. Ainsi, la République Populaire de Chine et la Fédération de Russie cherchent avant tout à faire désigner comme terroristes les organisations violentes opposées à l’Etat. Elles souhaitent exclure toute accusation de terrorisme contre les États eux-mêmes.

C’est pour éviter que le groupe Manouchian, actif durant l’occupation allemande, et Breivik, coupable des attentats d’Oslo et d’Utoya soient rangés dans la même catégorie qu’il est essentiel de proposer une définition du terrorisme. Pour sortir du relativisme, je propose de mettre en évidence plusieurs caractéristiques distinctives. D’une part, la caractérisation des victimes : le terroriste se distingue de l’assassin politique et du guérillero par le fait qu’il vise les populations civiles, les passants, de façon indifférenciée. Le guérillero ou le partisan, selon l’expression utilisée par Carl Schmitt dans sa « Théorie du partisan », vise les dépositaires de la force publique armée ou police. Le soldat en uniforme et en arme qui constitue l’incarnation de la souveraineté étatique. Cette absence de discrimination dans les cibles est une violation du principe fondamental de la guerre de respecter la distinction entre combattants et non-combattants. C’est sous cet angle que le groupe Manouchian, assassinant le général allemand Julius Ritter le 28 septembre 1943 en France, est bien différent de Breivik assassinant des membres des jeunesses travailliste sur l’ile d’Utoya le 22 juillet 2011 en Norvège.

D’autre part, le deuxième élément distinctif du terrorisme concerne ses effets : le but est de propager par ces actions une panique généralisée et indéfinie : en tuant plus de 3000 personnes à New York et Washington, le 11 septembre 2001, Al-Qaida n’a ni cherché une victoire militaire par confrontation directe avec les forces armées américaines, ni cherché à distinguer entre dépositaires de la force, musulmans présents sur place et citoyens ordinaires. En frappant indifféremment toutes les personnes présentes dans les avions détournés et les bâtiments détruits, l’organisation a cherché à faire en sorte que, par le biais de l’identification aux passants, chaque résident aux Etats-Unis se sentent potentiellement menacé. « N’importe qui peut être frappé n’importe quand et n’importe où par n’importe quel moyen » voilà le message spécifique de la violence terroriste. C’est un sentiment de terreur, c’est-à-dire de « vulnérabilité généralisée ».
Pour que l’usage de la notion de « terroriste » ne renforce pas la domination du puissant qui impose sa division du monde entre terroristes et non-terroriste, il est nécessaire de poser cette définition objective par les victimes et les effets.

P. V. : Peut-on parler d’un terrorisme d’État actuellement à l’œuvre ?

C. B. : L’accusation est récurrente depuis les débuts du terrorisme moderne, au XIXème siècle : dans sa lutte contre le terrorisme, l’Etat est systématiquement soupçonné de recourir lui-même au terrorisme. Qu’il soit autoritaire comme la Russie tsariste ou qu’il soit démocratique comme la Suède contemporaine, à chaque fois l’accusation de terrorisme d’Etat resurgit aussi bien chez les avocats des droits fondamentaux que parmi les réseaux terroristes eux-mêmes selon un paradoxe douloureux pour les premiers.

Qu’on examine par exemple les réactions du public et des intellectuels face à la « Global War on Terror » déclarée par le président Bush suite aux attentats du 11 septembre 2001. Les opérations militaires comme l’intervention en Afghanistan et l’invasion de l’Irak, les activités de surveillance de masse à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire national et la mise en place de législations dérogatoires comme les PATRIOT Acts I et II ont été souvent dénoncées comme du « terrorisme d’Etat ». On retrouve là encore la symétrie entre terroristes et leurs ennemis. L’anti-terrorisme est depuis longtemps entrée dans l’ère du soupçon.
Les porte-paroles les mieux identifiés de cette remise en cause de l’anti-terrorisme sont le linguiste et essayiste américain Noam Chomsky et le philosophe italien Giorgio Agamben sur le plan intellectuel. Pour le premier, le terrorisme est loin d’être l’arme du pauvre. Les actions terroristes des groupes comme Al-Qaida et Daech mais aussi les mouvements de lutte anti-coloniale, comme le Vietcong, sont des réactions au terrorisme premier et fondamental. Pour Chomsky, le premier terrorisme est celui des Etats-Unis. Pour ce penseur radical, le terrorisme est d’abord et avant tout une arme du fort et du dominant. Rien n’est moins fortuit que sa genèse dans le vocabulaire politique entre les années 1793 et 1798 (date de son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française). Le terrorisme a été inventé par les Etats pour dominer les populations. Et les Etats-Unis l’ont porté à un point de généralisation mondial.

Le procès en terrorisme est également intenté aux démocraties en général par Giorgio Agamben dans Homo Sacer II. En effet, face aux paniques des populations civiles et face aux défis à la souveraineté que le terrorisme suscite, les Etats démocratiques s’engagent dans des législations dérogatoires : état d’urgence et législation anti-terroriste accoutument les pouvoirs publics et les populations à ne plus s’astreindre à un respect scrupuleux des principes de protection de la vie privée, de liberté de croyance et d’expression et de liberté de mouvement. Avec l’anti-terrorisme, les démocraties seraient prises sur une pente glissante qui conduit de l’état d’urgence à l’Etat d’exception permanent. Au nom de la sécurité, les démocraties anciennes, comme le Royaume-Uni suite aux attentats de 2005 et la France suite aux attentats de 2015, adoptent des législations et des pratiques policières dérogatoires et potentiellement funestes à leurs propres principes.

Ces accusations sont graves car elles rendent indiscernables le terrorisme et l’anti-terrorisme, les attaques perpétrées contre les populations civiles et les programmes d’actions destinés à les protéger. Ces accusations sont graves car elles placent sur le même plan les démocraties aux prises avec le terrorisme et les régimes autoritaires qui terrorisent leurs populations. Mais elles doivent être prises en compte pour analyser les relations internationales. Elles mettent en évidence le sentiment d’injustice et la méfiance des populations face aux campagnes anti-terroristes. Il est ainsi essentiel de bien identifier quand l’anti-terrorisme bascule dans le terrorisme d’Etat.

Qu’on examine la Terreur robespierriste théorisée par le discours du 5 février 1794 (18 Pluviôse an II) devant la Convention. Et qu’on examine également les campagnes de bombardement chimiques perpétrées depuis le début de la guerre en Syrie par le régime d’Al-Assad notamment dans la Ghouta en avril 2018. On constatera effectivement que les techniques terroristes ne sont pas l’apanage de groupes non-étatiques, clandestins révolutionnaires ou islamistes. Dans les deux cas, on note la même indifférence à la distinction entre combattants et non combattants. Et on relève la même volonté d’instiller une panique généralisée à toute une population et indéfinie dans le temps. Robespierre et le Comité de Salut Public suspendent les tribunaux ordinaires, violent le principe du contradictoire, récusent les droits de la défense et font exécuter sommairement sur simple dénonciation des opposants politiques souhaitant faire trembler tous les ennemis de la révolution. Bachar Al-Assad utilise quant à lui des armes qui rendent impossible par construction le ciblage sur les combattants, créent un effet d’épouvante sur les populations civiles et visent ainsi le rétablissement de sa domination. En effet, une arme chimique ne distingue pas entre les soldats et les civils. De plus, sa propagation rapide crée un traumatisme collectif massif. C’est bien un effet de terreur qui est visé. Que le régime Al-Assad ne soit pas le seul des protagonistes du conflit syrien à utiliser ces armes ne change rien à l’affaire : dans le cas du Comité de Salut Public comme dans celui de Bachar Al-Assad, les pouvoirs publics utilisent une violence indiscriminée pour établir une domination par la panique générale.

Contrairement à ce que soutiennent Agamben et Chomsky, tous les Etats ne se valent pas dans la lutte contre le terrorisme, notamment islamiste. Entre un Etat qui sombre dans la surveillance de masse et l’autorisation de la torture et un Etat qui soumet son anti-terrorisme au contrôle des parlementaires, du juge et de l’opinion publique, il y a toute la différence qui sépare un État autoritaire d’un Etat démocratique.

Le terrorisme d’Etat n’est donc ni la vérité de l’Etat ni une illusion dangereuse. Oui, certains pouvoirs publics recourent à la terreur méthodique. Ce fut le cas de l’Etat stalinien durant les années 1930 et des gouvernements sud-américains appuyés par l’opération Condor de la CIA durant les années 1970 Mais tous les Etats ne sont pas structurellement terroristes.

P. V. : Le terrorisme ouvre-t-il une nouvelle époque des relations internationales ?

C. B. : Dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001, plusieurs géopoliticiens de renom ont considéré que le monde avait basculé dans une nouvelle ère : l’âge de la Terreur. Ces attentats marqueraient l’irruption de « l’hyperterrorisme » dans les relations internationales pour reprendre l’expression de François Heisbourg.

Plusieurs éléments nouveaux apparaissent, en effet, à l’occasion des attentats du 11 septembre sur la scène mondiale. D’une part, le caractère massif des meurtres qui font près de 3000 victimes. D’autre part, le statut mondial de cet événement, ciblé sur des symboles internationalement connus et retransmis immédiatement à travers la planète. Avec cet événement, les relations internationales auraient basculé. Le terrorisme serait devenu un des principales menaces à la paix internationale au même titre que la prolifération nucléaire par exemple.

Si le terrorisme a acquis un statut central dans les débats internationaux, il est important d’apporter plusieurs limites et nuances à cette thèse. Premièrement, le terrorisme mondialement médiatisé n’est pas une nouveauté. L’histoire du terrorisme fait corps avec celle des médias industriels. Les attentats anarchistes de la deuxième partie du XIXème siècle culminant dans l’assassinat de Sadi Carnot par Caserio en 1894 et dans les explosions organisées par Ravachol à Paris font corps avec le développement de la presse illustrée de masse. De même, les détournements d’avion et les prises d’otage sanglantes, comme durant les Jeux Olympiques de Munich en 1972, peuvent terrifier parce qu’ils s’appuient sur la généralisation de la télévision dans les foyers partout dans le monde. La première nuance à l’idée d’un âge de la terreur est que le terrorisme a été au centre de l’attention à plusieurs reprises durant les deux derniers siècles.

La deuxième limite tient à la nature du terrorisme. Bien souvent, le terrorisme marque non pas la puissance de ceux qui l’utilisent mais au contraire leur faiblesse. Si un mouvement clandestin violent avait la capacité de remporter une victoire sur ses ennemis (Etats-Unis, France, etc.), il ne recourrait pas à des attentats mais à des stratégies militaires. La parenté entre guerre et terrorisme ne doit pas faire illusion.

P. V. : Le terrorisme est-il la nouvelle forme de la guerre à l’heure de la mondialisation ?

C. B. : Dans le sillage des attentats du 13 novembre 2015 en France, plusieurs voix se sont élevées pour défendre l’idée que le terrorisme constituait la nouvelle forme paradigmatique de la conflictualité internationale. Reprenant les idées lancées par Jürgen Habermas après le 11 septembre 2001, l’historien Pascal Ory a en effet affirmé que le terrorisme était la nouvelle forme de la guerre. Là encore, un examen critique est nécessaire.

Le terrorisme contemporain notamment islamiste essaie d’installer dans les opinions que la ligne de front passe aujourd’hui au milieu des villes et peut s’aviver au cœur même de la paix civile des grandes cités : Bombay, Paris, Madrid, Londres, Berlin, etc. On l’a vu en novembre 2015 : les terroristes des attentats du stade de France, les massacres du Bataclan et du 10ème arrondissement ont été perpétrés de façon à installer l’idée d’attaques militaires. Les équipes adoptaient la tenue et les modes d’organisation des opérations clandestines de forces spéciales, les armes utilisées étaient des armes de guerre, etc. Tout est fait pour que les terroristes puissent, comme à l’accoutumée, revendiquer le statut de « combattants », de « soldats » ou de « guerriers ». D’où la réaction des pouvoirs publics : puisque Al-Qaida puis l’organisation Etat islamique mènent des batailles au cœur des métropoles, il convient de déclarer la guerre en retour à ces organisations. Ainsi, le président F. Hollande déclara en 2015 qu’il n’avait pas d’état d’âme à considérer le terrorisme comme une guerre et les opérations anti-terroristes comme des batailles. En somme, les terroristes et leurs cibles semblent aujourd’hui convenir d’un terrain d’affrontement commun : le terrorisme serait la continuation de la guerre par les moyens de la mondialisation : usage intensif des médias mondiaux en direct, tactique du choc maximal par l’utilisation d’armes traumatisante (armes blanches, armes de guerre, armes de destruction massive).

Si les actions anti-terroristes peuvent comprendre des actions de nature militaire, faut-il accepter la confusion des catégories fondamentales des relations internationales que tentent de réaliser les terroristes pour se draper dans le statut de « soldat » ? Assimiler le terrorisme à des actes de guerre entretient pourtant plusieurs illusions dangereuses. D’une part, elle fait croire que l’action militaire peut consister à massacrer des civils alors qu’il s’agit là de crimes de guerre qui n’ont plus rien de commun avec une campagne militaire. D’autre part, elle confère aux terroristes le statut militaire qu’ils revendiquent pour échapper à l’opprobre de celui de criminels. Enfin et surtout, il diffuse l’idée selon laquelle les terroristes sont engagés dans une confrontation militaire pour obtenir la victoire contre leurs ennemis. C’est là que réside le point le plus problématique de cette assimilation.

Si on examine précisément les tactiques terroristes, on voit qu’elles ne sont pas faites, comme les opérations militaires ou les guérillas, pour obtenir la victoire sous la forme d’une conquête d’un territoire, d’une reddition d’une armée ou d’une soumission des autorités politiques à d’autres autorités. Les victoires que recherchent les terroristes sont plus limitées matériellement mais plus ambitieuses psychologiquement. Remporter la victoire sur le terrain importe moins que d’établir une panique indéfinie et une abdication psychologique.

Par exemple, le 13 novembre 2015, l’organisation Etat islamique n’était précisément pas en mesure de faire plier militairement la France dans une confrontation militaire et ne recherchait pas cet objectif autrement qu’en parole. Le terrorisme n’est pas la nouvelle forme de la guerre. C’est la volonté de se faire passer pour une guerre. Le terrorisme est une guerre qui se nie elle-même car son usage rend la victoire impossible. C’est tout l’objet de l’article préliminaire n°6 du Projet de Paix Perpétuelle que Kant écrit en 1795 précisément au moment où le terrorisme se répand en Europe notamment suite à la Terreur robespierriste. L’usage de techniques terroristes rend par construction la victoire impossible. Les infiltrations clandestines, les massacres en temps de paix, les attaques contre des civils, l’usage d’armes de destruction massive par empoisonnement, etc. sont des moyens qui sape la possibilité même d’une paix par cessez-le-feu, armistice, traité de paix ou soumission. En effet, ces procédés instillent une méfiance insurmontable entre les parties opposées de sorte que jamais ces actes marquant la fin des hostilités ne sera possible.

Voilà à mon sens un passage visionnaire de l’œuvre de Kant sur le terrorisme : de même que le terroriste vise à instaurer une guerre perpétuelle car une violence indéfinie, de même l’anti-terrorisme doit renoncer à se présenter lui-même comme une campagne militaire.

Décembre 2018-Bret-Verluise/Diploweb.com

Cyrille Bret, ancien élève de l’école normale supérieure et de l’école nationale d’administration, agrégé et docteur en philosophie, enseigne la philosophie à l’institut d’études politiques de Paris (sciences po). Il vient de publier Cyrille Bret, « Qu’est-ce que le terrorisme ? », Paris, édition Vrin, 2018. Pierre Verluise, docteur en géopolitique, est le fondateur du Diploweb.com.


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Attentat de Strasbourg : les défis structurels du terrorisme

Cyrille Bret, « Qu’est-ce que le terrorisme ? », Paris, édition Vrin, octobre 2018

4e de couverture

Dominées par l’émotion et submergées par la souffrance, les discussions actuelles sur le terrorisme laissent peu de place à l’analyse philosophique. Pourtant, le terrorisme soulève des défis intellectuels considérables.
Que répondre à ceux qui déclarent doctement que le « terrorisme » est une question de point de vue car « le terroriste de l’un est le résistant de l’autre » selon la maxime relativiste bien connue ? Que dire à ceux qui soutiennent que le l’État est le premier terroriste et que les mouvements terroristes sont toujours des répliques à un terrorisme d’État ? Quelles méthodes adopter en démocratie pour lutter efficacement contre le terrorisme sans se renier ?
Malgré l’effroi suscité par les attentats et en dépit de l’urgence de la lutte anti-terroriste, il faut prendre le temps de l’argumentation philosophique pour répondre au mieux à ces questions. Il en va de la solidité des sociétés que les tactiques terroristes essaient d’ébranler.

Cyrille Bret, ancien élève de l’école normale supérieure et de l’école nationale d’administration, agrégé et docteur en philosophie, enseigne la philosophie à l’institut d’études politiques de Paris (sciences po).

Voir le livre de Cyrille Bret, « Qu’est-ce que le terrorisme ? », Paris, édition Vrin, octobre 2018. Sur Amazon16/12/18 |

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