Les partis politiques tunisiens ont plus que jamais besoin de renouveau, selon ces spécialistes de la Tunisie

Selon les deux chercheuses, les partis devraient, en cette année électorale, éviter les mêmes slogans classiques de lutte contre le terrorisme et la corruption et de lutte contre le chômage, sans quoi, ils détourneront les électeurs des urnes et les mettront dans les rues.

  Par Taieb Khouni

Pour les deux spécialistes de la Tunisie et du Moyen-Orient à la fondation Carnegie Endowment for International PeaceSarah Yerkes et Zeineb Ben Yahmed, les partis politiques devraient s’impliquer davantagen et éviter durant cette année électorale, de répéter les mêmes slogans classiques, ce qui ne les desservirait dans leurs campagnes, pourrait accentuer la frustration populaire.

Dans un article publié sur le site de la fondation, les deux chercheuses passent en revue les huit années post-révolution, dressant un constat global de la situation et des enjeux que pose cette année électorale, dans une analyse assez complète de la scène politique.Publicité

Un consensus utile mais raté

Celles-ci estiment que la grande divergence entre islamistes et laïcs qui avait marqué les premières années après la révolution, est à l’origine de l’intensification d’une polarisation politique, laquelle a mené au fameux consensus Nidaa-Ennahdha, et à tout ce qui en a découlé.

Ce modèle de consensus, certes autrefois crucial pour la stabilité du pays, est jugé “faible” par Sarah Yerkes et Zeineb Ben Yahmed, qui estiment qu’il a mené le pays vers une “stagnation de la plupart des questions politiques.”

“Réunir toutes les parties – dont beaucoup ont des points de vue très divergents sur des questions politiques et sociales essentielles – en une seule entité dirigeante, n’a pas abouti à l’unité et à la cohérence, mais plutôt à la stagnation de la plupart des questions politiques clés.”

Cette stagnation s’est traduite par de nombreux blocages dans la mise en place d’institutions essentielles à la transition démocratique, telles que la Cour constitutionnelle qui n’a toujours pas vu le jour après cinq ans de l’élaboration de la nouvelle constitution, ou encore la lenteur de l’élection du président de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE).Publicité

Plus de chômage, et moins de “dignité”

Les divergences au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), fruit d’un consensus “factice”, n’a fait qu’empirer la situation. Ainsi, des réformes vitales n’ont jamais pu être appliquées, telles que la réduction de la masse salariale ou encore la lutte contre la corruption, des réformes qui auraient pu être capables d’endiguer les problèmes économiques majeurs que traverse la Tunisie depuis des années.

Comme certains l’ont relevé, des dizaines de projets de loi restent bloqués à l’ARP, toujours à cause d’un consensus qui a ralenti le processus de prise de décision politique et économique.Publicité

Pour Sarah Yerkes et Zeineb Ben Yahmed, les deux facteurs qui sont à l’origine de la révolution demeurent toutefois bafoués, à savoir l’emploi et la dignité. Tous les indicateurs économiques sont au rouge, et le taux de chômage a augmenté.

“L’alliance Ennahda-Nidaa n’a pas seulement échoué à atteindre ses objectifs, mais elle a également menacé le processus démocratique en adoptant des lois régressives qui inversent les progrès accomplis (…) En l’absence d’une opposition politique significative et d’une Cour constitutionnelle servant d’arbitre final dans toute législation controversée, le gouvernement de coalition, qui dominait plus de 80% des sièges du Parlement, a été capable d’adopter des lois qui ont éloigné le pays de la démocratie libérale.” notent les deux spécialistes.

Un renouveau est de mise

 Ainsi, pour une relance politique, Sarah Yerkes et Zeineb Ben Yahmed estiment qu’il est nécessaire de renforcer les partis politiques. Une démocratisation réussie requiert des partis forts et efficaces.Publicité

Mais selon les deux chercheuses, la plupart des partis politiques tunisiens “restent très personnalisés, et manquent de solides bases organisationnelles.”

Affaibli et divisé, Nidaa Tounes pourrait ne pas survivre aux prochaines élections, et à l’exception d’Ennahdha, celles-ci estiment que les autres partis politiques ont échoué à se consolider et à élaborer des programmes politiques et économiques compétitifs.

Pour elles, il existe une autre lacune de taille: Les partis politiques tunisiens sont souvent étroitement associés au fondateur du parti ou à son dirigeant actuel. Nidaa Tounes, en est selon elles un exemple.Publicité

Idem pour le CPR qui a commencé à faiblir après l’accès de son leader Moncef Marzouki à la présidence de la République. Celui-ci a ainsi perdu des sièges au Parlement. Il a obtenu seulement 4 sièges, pour ensuite disparaître.

Le tourisme parlementaire constitue également un problème majeur pour la stabilité politique, et se trouve à l’origine d’un paysage politique flou et difficilement compréhensible.

Cette mosaïque de partis fragmentés pourrait alors entraver la capacité des électeurs de prendre de meilleures décisions électives et affaiblir la gouvernance.

La Cour constitutionnelle, plus que jamais essentielle

D’autre part, toujours dans les solutions potentielles à la stagnation politique, les chercheuses de Carnegie estiment que des réformes institutionnelles doivent être mises en oeuvre.Publicité

Le travail parlementaire doit être réformé en premier, de manière à permettre aux députés de mener à bien leurs missions. La plupart n’ont pas le budget nécessaire pour se déplacer et aller à la rencontre de leurs électeurs.

Le Parlement doit également essayer de rétablir sa crédibilité en s’attaquant à l’absentéisme, devenu monnaie courante parmi les députés.

Vient ensuite la mise en place de la Cour constitutionnelle, primordiale pour la transition démocratique.

“Une étape claire vers la séparation des pouvoirs consiste à mettre pleinement en place la Cour constitutionnelle, qui servira de garantie à la transition démocratique. Cela constituerait un signal important pour le peuple tunisien que la transition est en marche.”

Sarah Yerkes et Zeineb Ben Yahmed soulèvent également la nécessité que chacun respecte ses prérogatives, et que la présidence de la République n’empiète pas sur le travail du gouvernement, comme le stipule clairement la constitution, qui confère au président de la République la responsabilité de superviser la défense, des relations extérieures, et de la sécurité nationale.Publicité

Le pouvoir local, un motif d’optimisme pour les jeunes

Les deux spécialistes mettent également l’accent sur l’importance de la décentralisation et le pouvoir local, dont le processus devrait être accéléré, notamment en établissant un calendrier pour les élections régionales. “Aujourd’hui, des régions sont représentées par un gouverneur non élu, qui sert d’intermédiaire entre les municipalités élues de manière démocratique et l’État” soulignent Sarah Yerkes et Zeineb Ben Yahmed.

Mais la simple existence d’un pouvoir local aujourd’hui en Tunisie, constitue une raison pour être optimiste, en particulier chez les jeunes, estime les deux chercheuses.Publicité

Citant quelques exemples, les analystes pointent toutefois du doigt un manque de moyens dans plusieurs municipalités, en plus d’un manque d’intérêt de la part des citoyens.

“De nombreux dirigeants nouvellement élus sont énergiques et veulent faire de réels changements dans leurs communautés, mais ils manquent souvent de ressources financières et humaines pour le faire.”

Enfin, Sarah Yerkes et Zeineb Ben Yahmed soulignent le rôle important de la Société civile, qui bénéficie de la confiance des citoyens, avec un gouvernement qui perd de plus en plus sa crédibilité aux yeux du peuple.

Ainsi, les organisations traditionnelles de la société civile, les syndicats et les institutions indépendantes mandatées par la Constitution doivent œuvrer à maintenir cette confiance et à assurer le suivi du travail des institutions politiques, et ainsi veiller à ce que la transition démocratique aille dans la bonne direction.Publicité

Ceux-ci jouent également un rôle majeur dans la formation des futurs dirigeants politiques. 

Lâcher les slogans génériques de lutte contre le terrorisme, la corruption, et le chômage

En conclusion, les chercheuses estiment que beaucoup de choses dépendent des élections de 2019, et que les enjeux vont bien au-delà des frontières de la Tunisie.

Elles estiment que la Tunisie entre dans une phase “difficile” et “cruciale” de son parcours démocratique, et que les dirigeants actuels “sont peu susceptibles” de s’attaquer à la crise socio-économique, “de peur de nuire à leurs chances électorales.”

Selon elles, la clé réside dans les candidats des partis politiques qui pourraient apporter un nouveau souffle, en “développant des idées politiques spécifiques et en travaillant avec la société civile et les autorités locales pour les communiquer, et regagner la confiance du peuple.”Publicité

“Toutefois, si les partis qui entrent en campagne continuent d’utiliser les mêmes slogans classiques de lutte contre le terrorisme et la corruption et de lutte contre le chômage, ils détourneront les électeurs des urnes et les mettront dans les rues.” conclut Carnegie Endowment for International Peace.

Sarah Yerkes  est membre du programme Carnegie pour le Moyen-Orient. Ses recherches portent sur les développements politiques, économiques et sécuritaires de la Tunisie, ainsi que sur les relations entre l’État et la société au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Zeineb Ben Yahmed  est une ancienne analyste de recherche non résidente du Programme pour le Moyen-Orient du Carnegie Endowment for International Peace. Ses recherches portent sur la démocratisation, l’économie, la politique et les relations État-société en Tunisie. Elle est titulaire d’une maîtrise en Politique comparée de la London School of Economics.

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