MANIFESTATIONS POUR UNE ALGÉRIE NOUVELLE / Qui veut intimider les femmes?

Par Razika ADNANI

Belles et rebelles

Philosophe, islamologue, Razika Adnani, revient dans cette tribune sur cet incident d’agression portée contre des femmes qui manifestaient à Alger. Elle soulève une question brûlante en sa qualité de membre du Conseil d’orientation de la Fondation de l’Islam de France, membre du conseil scientifique du CERF (Centre d’Étude du Fait Religieux), membre du groupe d’analyse de JFConseil et présidente fondatrice des Journées internationales de philosophie d’Alger. Elle a contribué aux travaux du séminaire «Laïcité et fondamentalismes» organisés par le Collège des Bernardins. Elle a écrit deux manuels de philosophie en 2001 et 2003, Le blocage de la raison dans la pensée musulmane (en arabe) aux éditions Afrique Orient, La nécessaire-réconciliation, une réflexion sur la violence, paru en 2014 aux éditions UPblisher, et Islam: quel problème? Les défis de la réforme paru en 2017 aux éditions UPblisher (France) et en 2018 aux éditions Afrique Orient (Maroc).

À Alger, lors des grandes manifestations du vendredi des femmes ont été agressées et leurs banderoles ont été arrachées. Elles ont été agressées parce qu’elles étaient des femmes et parce qu’elles militaient pour l’égalité homme-femme. C’est moche, c’est horrible et c’est d’autant plus insupportable que les Algériens manifestaient pour la liberté, la justice et l’égalité; pour l’Algérie nouvelle. Cette horrible agression a terni les belles images des manifestations qui ont fait que le monde entier a regardé l’Algérie avec admiration. Les voix de ces femmes agressées nous ont renvoyés à l’Algérie archaïque, l’Algérie de la hogra, l’Algérie des discriminations. Elles nous ont réveillés de nos beaux rêves et elles nous ont mis brutalement face à nos contradictions. Ce qui est encore plus moche, plus horrible et plus insupportable est le fait que certains essayent de justifier cette agression et de la rendre acceptable. Pour eux, parce que «ce n’est pas le moment» et parce que réclamer l’égalité homme-femme serait gênant pour la «révolution en marche». En quoi dénoncer le Code de la famille humiliant et discriminatoire pour la femme serait-il un obstacle pour se libérer d’un pouvoir despotique? A vrai dire, la justification, «ce n’est pas le moment», nous renvoie à une réalité sordide: nous sommes une société qui n’est pas encore prête pour l’égalité homme-femme et nous avons peur qu’aborder cette question ne réveille les démons qui sont en nous et nous divisent. Cependant, cette crainte n’est-elle pas suffisante pour commettre des actes de violence ou les justifier? Justifier la violence, c’est l’accepter. N’est pas moche seulement celui qui commet la violence, mais aussi celui qui l’accepte. Le slogan «silmia ou pacifique» ne doit pas être scandé uniquement par peur de voir l’Algérie sombrer dans la violence et de voir le terrorisme revenir. Il doit être un principe qui guide notre conduite quelle que soit la situation. Celui qui n’est pas violent uniquement par peur n’est pas pacifique, tout comme celui qui ne vole pas parce qu’il a peur de se faire attraper n’est pas une personne intègre. L’égalité, la justice et la liberté ne sont pas des concepts qu’on prend à moitié, qu’on taille selon ses désirs et ses intérêts personnels. Soit on y croit et toute discrimination, toute oppression et toute inégalité nous révoltent, soit on n’y croit pas. Ne réclamer la liberté, l’égalité et la justice que pour soi et les rejeter pour les autres s’appelle de l’égoïsme et les personnes qui le font, en profitant des moments de révolte, sont des opportunistes qui, lorsqu’ils arrivent au pouvoir, deviennent plus odieux que ceux contre qui ils se sont révoltés. La maturité du peule algérien ne serait qu’une façade si les Algériens continuaient à accepter que la femme soit agressée. Sa liberté et sa dignité ne seraient qu’une illusion si la femme, la moitié de la population, en était privée. La modernité d’un pays se mesure à sa capacité de garantir à la femme sa sécurité, tout autant qu’à l’homme. «Violence et modernité sont contradictoires. S’il y a violence, il y a échec de la modernité qui est avant tout un comportement où le respect de l’autre, dans son sens le plus large, est garanti»1. Celui qui opprime la femme, ou l’agresse, le fait car il pense qu’elle est plus faible que lui. Ses relations avec l’Autre répondent à l’instinct de domination. Ne connaissant pas le sens de la dignité humaine, il ne se gênera pas à opprimer également l’homme et à l’agresser dès lors qu’il se sentira plus fort que lui. Parce que l’existence de l’homme est liée à celle de la femme, dans une société où la femme est opprimée et sa dignité bafouiée, l’homme ne pourra jamais être libre et sa dignité sera toujours offensée. Pourtant, certains non seulement justifient cette agression, mais jugent aussi que les revendications de ces femmes vont à contre-courant de la religion et des traditions. Ils ont donc tranché: la liberté de s’exprimer est un délit et l’égalité homme-femme une chose impensable. L’honnêteté oblige de préciser qu’il s’agit de la religion telle qu’ils la conçoivent et en fonction de la relation qu’ils entretiennent avec les textes, une religion prise en otage par la sacralisation des traditions. Dans les normes traditionnelles, c’est le principe de l’obéissance qui règlemente les relations entre individus: celle de la femme à l’homme, celle des jeunes à leurs aînés et celle du peuple au pouvoir. L’obéissance «s’oppose non seulement à la liberté, mais aussi à l’égalité, puisque celui qui obéit n’a pas les mêmes droits que celui à qui il doit obéissance, c’est-à-dire à celui qui a l’autorité 2». En 1962, les Algériens ont choisi, pour construire la nouvelle Algérie, les traditions au détriment des principes de la modernité. Alors qu’ils se sont battus pour la liberté et l’égalité, ils ont fait d’elles, une fois l’indépendance obtenue, des belles indésirables qu’il fallait écarter. Ils les ont refusées pour la femme et pour les minorités. «La liberté pour laquelle ils s’étaient battus, avait un sens bien défini: la libération du colonialisme. En dehors de ce sens, ils ne lui en connaissaient aucun autre 3». Ainsi ont-ils fait avorter leur projet de construire une Algérie moderne. Si les Algériens ne veulent pas rater leur rendez-vous avec l’Histoire, s’ils veulent en finir avec l’absurdité humaine et sortir de la médiocrité sociale, ils doivent éviter, 57 ans après, de suivre le même chemin et de refaire les mêmes erreurs. L’égalité, la justice et la liberté, pour lesquelles ils sont sortis manifester, ne doivent pas avoir un seul sens:«Lutter contre le pouvoir.» Les femmes agressées vendredi dernier manifestaient contre le Code de la famille rétrograde et humiliant pour la femme algérienne. Un code, faisant partie de l’histoire de l’Algérie de l’injustice, des discriminations et de la hogra, qui dure depuis l’indépendance. Lutter contre ce code s’inscrit dans cette lutte des Algériens et des Algériennes pour leur liberté et leur dignité. Aucune Algérie moderne ne sera possible si ce code n’est pas aboli, si l’égalité homme-femme devant la loi n’est pas un principe, c’est-à-dire quelque chose d’indiscutable. C’est pour cela que dénoncer ce code doit être la cause de tous les Algériens.
1 Razika Adnani: La nécessaire réconciliation, UPblisher deuxième édition,p. 47.
3 Ibid.P.44.
2 Ibid.P.43.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *