LIVRES / MEMOIRES DOULOUREUSES

    par Belkacem Ahcene-Djaballah 

                                         Livres

Qui se souvient de Marguerite ? Chronique du temps qui passe. Essai de Laadi Flici. Enag Editions, Alger 2002, 111 pages, 400 dinars

Dès la première page, lance son avertissement afin que nul lecteur n’ignore. «Ce que vous avez là n’est pas un roman… peut-être un roman dont le héros est le temps », d’où le sous-titre «Chroniques du temps qui passe».

L’auteur persiste et signe. C’est un roman dont le héros est le temps.

L’histoire de base est celle de la révolte (un «soulèvement» selon la justice

coloniale) des habitants «arabes» du village de Marguerite et du procès assez expéditif qui a suivi, en France, à Montpellier.

L’auteur raconte le procès faisant défiler les «accusés», des «musulmans fanatiques» face à une justice restant sourde aux conditions de vie miséreuses des «damnés» de la terre algérienne colonisée, et ne tenant nullement compte des plaidoiries ou articles de certains avocats et journalistes «compréhensifs» de la révolte. En plus des tués, des dizaines des condamnés aux travaux forcés à perpétuité et à l’interdiction de séjour. Des verdicts mal acceptés par les colons d’Algérie… car les fusils dérobés n’ont pas été retrouvés

Heureusement, l’auteur ne s’en tient pas là, et en un style qui n’appartient qu’à lui, il décrit, au fil des audiences (43 au total), le monde alentour. Ce qui donne un mélange étonnant d’événements, de lieux et de personnages. Etonnant en apparence seulement mais rendant plus visible (il est vrai qu’il faut de la patience pour ce qui concerne la lisibilité) le cancer colonial et impérialiste de l’époque (et après) se souciant peu de la «condition humaine» des pays du Sud.

On a donc, ainsi, Hitler, Stendhal, les sionistes massacrant en Palestine occupée, l’Olp, Tennessee Williams, l’état culturel de la France, Martin Luther, Kafka et son œuvre, le Washington Post, El Akhbar, le Festival de Cannes, Edgar Morin, Richard Wagner, Le Pen, Pierre Mauroy, Moufdi Zakaria, Donald Reagan, l’Afrique du Sud, Hemingway, Staline, Jules Ferry, Jabran Khalil Jabran, Abu Kacem Chabi, l’Emir Abdelkader…

On termine la lecture avec, certes, une meilleure connaissance des faits reprochés aux «révoltés» de Marguerite ; mais aussi de l’état du monde en voie de pourrissement sociopolitique… annonciateur de bouleversements profonds.

L’Auteur : Lâadi Flici est né le 12 novembre 1937 à Alger, au cœur de la Casbah d’Alger. Il est assassiné par les islamistes intégristes dans son cabinet de médecin pédiatre (maison natale) à Djamaa Lihoud dans la Casbah le 17 mars 1993. Il fait partie des toutes premières victimes du terrorisme tombées entre mars et juin 1993 après sa candidature aux législatives. Ancien détenu politique. Ancien président de la section universitaire du FLN. Ancien président du Comité exécutif de l’UGEMA. Responsable au sein de l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA) durant les premières années d’indépendance de l’Algérie (après 1962). Membre du Conseil consultatif national (CCN) mis en place par le pouvoir au début des années 1990. Docteur en médecine, conférencier, écrivain, romancier, essayiste et nouvelliste (plusieurs œuvres). Membre fondateur de l’Union des écrivains algériens. Membre du jury lors du premier Festival national du théâtre professionnel, du 16 au 26 septembre 1985 au Théâtre national algérien (TNA). A reçu le Grand prix international de littérature consacré à la ville d’Alger en 1987.

Le Théâtre de Verdure d’Alger porte son nom. Lâadi Flici était militant dans l’âme, il se sentait concerné par l’histoire et la politique culturelle de l’Algérie, il était de tous les combats justes. Il a représenté la génération qui a vécu «avec les yeux de la certitude».

Extraits : «Le peuple algérien n’a jamais déposé les armes depuis des millénaires. Il a toujours fait face les armes à la main, à tous les envahisseurs. C’est un peuple capable de déclencher des révolutions, des révoltes, des soulèvements, des manifestations de masses, des rebellions. C’est un peuple capable éternellement de déclencher des insurrections, des mouvements armés» (p7), «Qu’on ne nous fasse pas prendre des vessies pour des lanternes. L’insécurité c’est pas nous, le chômage c’est pas nous, le racisme c’est pas nous. Nous les bougnoules, le travail que nous faisons, aucune bête au monde ne peut le faire. Aucune bête «(p 41), «La haine, ce n’est pas seulement un sentiment d’inimitié, ce n’est pas seulement le souhait de faire du mal à quelqu’un, ce n’est pas seulement un concept littéraire ou politique ou un acte culturel. Le racisme ce n’est pas seulement un sentiment, ou une doctrine ou une idéologie qui affirme la supériorité d’une race sur les autres ou d’un groupe racial sur les autres (…). La haine, c’est deux révolvers braqués et qui tirent sur des êtres humains» (p51)

Avis : L’auteur écrit en conclusion que «nous avons voulu tout au long de ces épisodes vous dire Marguerite le plus simplement possible». On peut dire qu’il a grandement réussi… à sa manière, assez originale mais très (sur) réaliste et très prenante. Comme si vous y étiez. Flici ? Inimitable !

Citations : «Quand on n’est pas sur la même longueur d’onde, on est ignorant, pas sérieux, stupide, sans fondement» (p 25), «Il faut savoir lire les statistiques et surtout savoir les musiquer (p 25), «Vous avez vu comment raisonne un requin ? Ça raisonne à l’arbitraire. Ça fonctionne à l’arbitraire un requin. Un œillet blanc au poing» (p32), «Un traître est un traître, même s’il est Nobel de littérature» (p 46), «Il n’y a pas de civilisation, il n’y a pas de scientifiques sans l’écriture» (p 66), «L’homme dans la foule n’est plus qu’un atome (…). Les foules sont capables des plus belles actions, comme des plus viles. L’homme qui est dans une foule est un grain de sable parmi d’autres que soulève un vent de tempête» (p 96), «La pacification d’un pays conquis ne se fait ni par la terreur… ni par l’amour. Elle ne se fait pas du tout. Personne ne vous a demandé de nous aimer, nous les Arabes. Et encore moins de nous conquérir… Par la terreur» (p110

Les insurgés de l’an 1. Marguerite (Aïn Torki), 26 avril 1901. Etudede Christain Phéline. Casbah Editions, Alger, 2012.870 dinars, 270 pages (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits. Pour lecture complète voir in www.almanach-dz.com/histoire/bibliothèque d’almanach)

L’affaire de Margueritte (aujourd’hui Aïn Torki) sur les pentes du Zaccar… une révolte populaire (100 à 200 personnes conduits par un certain Yacoub, appartenant à une famille maraboutique) certes circonscrite à un petit village colonial, mais qui trouve une grande valeur annonciatrice… préfigurant tout ce qui allait se passer jusqu’à la révolte suprême, celle de 54 (…)

26 avril 1901. Un petit centre de colonisation (du côté de Hammam Righa… avec sa placette, son église, ses «petits blancs», son garde-champêtre, son institutrice laïque, ses petits colons, son caïd, ses vignobles… et un gros propriétaire terrien détenant à lui seul quelque 1 299 hectares, la plupart acquis par licitation et spoliation… et, tout autour, des tribus réduites à la ruine, à la misère, à l’errance et à la mendicité.

Un soulèvement populaire (des individus «à la recherche d’une mort plus digne qui n’était leur survie»),… cinq européens et un tirailleur «indigène» morts (et non 30 ou 50 comme il est rapporté au public).

La répression s’abat assez vite sur la région et ses habitants musulmans ; ordre est donné «d’amener tous les indigènes de 18 à 60 ans rencontrés». Il y en aura 400. 188 inculpés, 137 incarcérés et renvoyés devant les assises… et des dizaines et des dizaines de victimes (200 selon un article du journal «Turco») des exactions, soit des militaires (tirailleurs, chasseurs et zouaves) organisant des «battues» et des «chasses à l’homme», tuant, brûlant, pillant et violant, soit de colons armés se vengeant à qui mieux mieux.

Un procès en France. Certes, quelques défenseurs. Mais, pas assez pour plaider la révolte politique et un traitement de «prisonniers politiques», les accusés ayant été pris «les armes à la main».

Par contre, beaucoup pour accuser le fanatisme religieux. Certes, aucune condamnation à mort mais des travaux forcés à perpet’ (à Cayenne, en Guyane, connue pour être «la guillotine sèche») pour 9 dont quatre y trouveront rapidement la mort… y compris Yacoub qui avait été «affecté» aux îles du Salut, un lieu suscitant «l’effroi de tous les bagnards», de lourdes peines allant de 5 à 15 ans.

Et des interdictions de séjour. Peu d’acquittements (81). Encore faudrait-il préciser qu’en cours de route (en plus des séquestres des biens), étant donné les conditions inhumaines de transport (maritime), de détention, de non-prise en charge médicale et psychologique, beaucoup (19 entre avril 1901 et l’ouverture des assises) sont morts de maladie ou de déprime… et même les acquittés, ne connaissant pas le français, dénués de tout, furent abandonnés, à Montpellier, à leur sort en terre inconnue peuplée d’«infidèles».

Les interdits de séjour, «rapatriés», seront accueillis par les agents de l’Administration qui les enverront, menottes aux mains, dans le Sud de l’Algérie, au pénitencier. Quant aux «acquittés», il ne leur sera pas permis de revenir auprès de leurs familles et seront «interdits» de pénétrer dans le village.

L’Auteur : Membre de la Cour des comptes (France), ancien coopérant au ministère algérien de l’Agriculture et de la Réforme agraire (fin des années 60), arrière-petit-fils du magistrat colonial qui avait été chargé des premiers constats de l’«Affaire Margueritte»

Extraits : «Sous la pression de l’opinion coloniale, s’était cependant imposée une inculpation massive, en disproportion manifeste avec la réalité des responsabilités individuelles» (p 80),(…), «Je ne suis ni voleur, ni assassin, proclame Yacoub (lors du procès). J’avais du bien, on me l’a pris. Je regrette ce qui s’est passé (la mort d’hommes)… mais je ne crains pas d’en assumer hautement la responsabilité» (p 158)

Avis : Ni idéologue, ni militant, modeste et rigoureux, s’interdisant tout commentaire ou jugement de valeur. Un maximum d’éléments d’information… sur un événement que beaucoup d’Algériens ont mis aux «oubliettes» de leur Histoire. Et, pourtant, une page (parmi les toutes premières) de la lutte pour la libération (…)

Citations : «Le politique en Algérie-et cela explique beaucoup de choses- dépend du colon, l’administration dépend du politique et, au fond, c’est toujours l’Arabe qui, par cette succession de responsabilité, paye les pots cassés» (extrait d’une déposition de témoin… un colon européen, p 151)


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             La mémoire courte ?

                                      par Abdelkrim Zerzouri

Le 19 mars, une date au cœur du conflit mémoriel franco-français ? Elle n’est certainement pas l’unique point de discorde, mais cette date étale au grand jour la non-concordance des visions à propos d’une histoire partagée sans être totalement assimilée en une seule pièce. En Algérie, c’est une «fête de la victoire» qui incite à cultiver cet esprit de vaillance du peuple algérien, de ses chouhada et ses moudjahidine, sorti vainqueur d’une guerre de plus de sept ans et s’est débarrassé du coup d’une colonisation qui a duré 132 ans. En France, la date fait polémique. Si on a reconnu tardivement la «guerre d’Algérie», à travers une loi adoptée le 10 juin 1999 par l’Assemblée nationale, reconnaissant officiellement la «guerre d’Algérie» en lieu et place des opérations de maintien de l’ordre, comme on qualifiait auparavant cette période, on n’est pas encore fixé sur une date à propos de sa célébration officielle.

Le 19 mars 1962, date marquant officiellement la fin de la «guerre d’Algérie», suite aux accords d’Evian, conclus entre les négociateurs algériens et français le 18 mars 1962, divise encore les Français. 61 ans après la proclamation officielle du cessez-le-feu en Algérie, certaines parties refusent en France d’admettre cette réalité. Pourtant, la loi du 6 décembre 2012 a institué le 19 mars journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la «guerre d’Algérie» et des combats en Tunisie et au Maroc, et que le 19 mars est le jour anniversaire du cessez-le-feu en Algérie. Une journée où des cérémonies commémoratives sont organisées dans toute la France, et qui permet de commémorer les accords d’Evian du 18 mars 1962, de rassembler et rendre hommage à toutes les victimes civiles ou militaires qui sont tombées durant la «guerre d’Algérie» et les combats au Maroc et en Tunisie, mais sans l’adhésion des premiers concernés par l’événement, en l’occurrence des associations de pieds-noirs d’Algérie, de harkis, et autres partis politiques, qui considèrent le 19 mars comme une date marquant pour eux le début d’une sombre période.

Comment arriverait-on à réconcilier les mémoires si, comme le prévenait le prix Nobel de littérature, pied-noir, Albert Camus, «De l’Algérie, on ne guérit jamais» ? La date du 19 mars révèle un fossé profond entre ceux qui prônent l’apaisement des mémoires, le chemin le mieux indiqué pour arriver à la réconciliation mémorielle, et ceux qui n’arrivent pas encore à se détacher du passé. «De l’Algérie, on peut guérir», à condition d’assumer entièrement le passé, de ne pas focaliser sur le 19 mars et les 100 jours qui suivirent cette date, tout en passant à l’oubli les horreurs d’une colonisation de 132 ans. La France ne doit-elle pas dans ce cadre régler ses propres problèmes mémoriaux avant de chercher toute réconciliation mémorielle avec l’Algérie, qui semble malgré le crime contre l’humanité du colonialisme, plus disposée à regarder vers l’avenir que certains pans de la société française, qui ont la mémoire courte pour continuer à regarder en arrière, strictement, vers ce 19 mars 1962 ?

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