Algérie / Mohand Amokrane Chérifi : «Ma recette pour un large consensus»

     

Mohand Amokrane Chérifi

    Par S. BENAMAR 

En prévision de la rencontre inclusive que prévoit le président de la République de tenir prochainement avec les acteurs politiques, dans le cadre de l’initiative de rassemblement qu’il a initiée et du dialogue qu’il a engagé, L’Expression a sollicité une fois de plus Mohand Amokrane Chérifi, expert auprès des Nations unies, pour apporter un éclairage sur les conditions de succès d’une telle rencontre. Dans une précédente analyse parue le 11 mai dans notre journal, qui a suscité un grand intérêt auprès de nos lecteurs, M. Chérifi a mis l’accent sur les dangers qui menacent la stabilité de l’Algérie et souligné la nécessite de construire une unité populaire pour dissuader toute menace extérieure. Dans la présente contribution il précise les défis auxquels sont confrontés tous les pays, y compris l’Algérie et, présente la nature des consensus réalisés par ces pays pour rassembler leurs peuples respectifs et faire face à ces défis, qui pourraient inspirer l’Algérie lors de la rencontre prévue par le président de la République et en assurer le succès.

L’Expression: Quels sont les défis auxquels sont confrontés les pays, y compris l’Algérie?
Mohand Amokrane Chérifi: Aucun pays n’est épargné par les défis actuels générés par les conflits régionaux et la récession mondiale, qui impactent dangereusement la Défense nationale et la stabilité intérieure ainsi que les conditions de vie et de travail des populations.
Cette situation était prévisible car la croissance démographique et l’augmentation des besoins des populations en matière énergétique et alimentaire, sont telles que pour préserver leur niveau de vie présent et futur, les pays développent des stratégies visant à élargir leur espace vital, sur terre, sur mer et dans l’espace, et à réduire leur dépendance extérieure.
L’analyse des conflits actuels à nos frontières, sur le continent africain et au Moyen-Orient atteste bien qu’ils sont surtout causés par des considérations économiques, de conquête de marchés et d’accaparement des matières premières, notamment de produits stratégiques, comme le pétrole, le gaz, l’uranium et les métaux rares,.sources de développement et de puissance.
Dans un tel contexte, l’Algérie se trouve particulièrement exposée, car son vaste territoire et ses ressources naturelles suscitent des convoitises, et sa dépendance alimentaire la rend vulnérable au risque de ruptures de la chaîne d’approvisionnement comme c’est le cas des produits céréaliers et oléagineux en provenance de pays en conflit.
Le premier défi est donc le renforcement constant des capacités de Défense nationale pour préserver la souveraineté du pays et l’intégrité du territoire national à la fois par l’acquisition d’équipements de dernière génération et la formation militaire aux nouvelles technologies. Cette politique est en général soutenue par le renouvellement des alliances stratégiques de défense, mais aussi par la consolidation de l’unité populaire et l’exaltation de l’esprit patriotique face à l’adversité.
Le deuxième défi est d’assurer la sécurité alimentaire durable de la population. Le conflit en Europe centrale a occasionné des problèmes d’approvisionnement en produits céréaliers et oléagineux, rendant impératives les politiques de résilience, les autonomies stratégiques par la réduction de la dépendance extérieure et la diversification des sources d’approvisionnement avec des contrats à long terme.
Le troisième défi concerne les conditions de vie et de travail des populations qui connaissent une détérioration accélérée, avec des taux de chômage croissants et une flambées des prix des biens et services de première nécessité, entraînant des mouvements sociaux sur tous les continents pour la défense de l’emploi et du pouvoir d’achat..

Quelles sont les stratégies des pays pour faire face à ces défis, pouvant servir de source d’inspiration à l’Algérie?
Les systèmes de gouvernance qui ont fait face avec succès à tous ces défis sont ceux qui ont la confiance de la population. Car défendre le pays face à toute menace d’où qu’elle vienne ou accepter l’austérité dans un contexte de baisse des ressources, exigent l’adhésion des citoyens.
Comment gagner la confiance des citoyens et la conserver? Les stratégies nationales mises en oeuvre s’appuient sur des dialogues avec les acteurs politiques, économiques et sociaux, y compris les mouvements de défense de l’environnement et de la culture, pour aboutir à des plates-formes consensuelles avec des objectifs communs pour relever les défis précités.
C’est une évidence d’affirmer que seul un consensus national et populaire pourrait rétablir la confiance permettant de faire face à tous ces défis. Dans le contexte actuel, quasiment tous les pays, démocratiques ou non, recherchent à construire ou consolider leur consensus pour sauver l’Etat national des menaces existentielles.
Ces consensus, en règle générale, ont trait aux réformes politiques, économiques, sociales, environnementales et culturelles à réaliser, avec un calendrier et des modalités de contrôle et d’exécution.

Quels sont les enseignements que vous avez tirés des modèles internationaux de consensus?
Il ressort de ces modèles, le souci de rechercher des convergences pour faire face aux défis sécuritaires et économiques que rencontre chaque pays.
Au départ de tous ces processus de construction d’un consensus entre toutes les forces vives d’un pays, on retrouve la volonté politique du pouvoir.
Aucun processus de dialogue entre le pouvoir, l’opposition et la société civile n’a pu aboutir à un consensus national sans la volonté politique des régimes, incarnés par le président, le chef du gouvernement ou les partis politiques au pouvoir. Bien souvent les conférences de consensus sont initiées par le pouvoir dans des contextes de crises politiques de légitimité, ou de troubles sociaux liés à des difficultés économiques et financières pouvant le déstabiliser.
Lorsqu’il y a volonté du pouvoir de contribuer au consensus, il faudrait par avance connaître jusqu’où il peut aller, car sans avancées significatives sur le plan politique, économique et social, le consensus est lent à se réaliser.
Ces conférences lorsqu’elles aboutissent, se traduisent par l’élaboration de programmes de sortie de crise avec la constitution de gouvernements de consensus.
Le cadre du dialogue, fixé dans un règlement intérieur, est considéré comme un facteur qui favorise la réalisation d’un consensus. Le cadre privilégié est inclusif, neutre, transparent et sans préalable. Les participants ont un statut identique, qu’ils soient du pouvoir, de l’opposition ou de la société civile.
L’idéal est que l’organisation de la conférence soit une oeuvre commune. La tentation est grande pour l’organisateur de fixer le programme, voire les grandes lignes du consensus auquel il voudrait aboutir. Pour éviter un échec, l’élaboration du programme gagnerait à être un travail commun des parties prenantes de la conférence.
Le rôle de l’organisateur est celui de facilitateur. ‘À ce titre, il doit:
-avant la conférence, consulter les acteurs politiques et ceux de la société civile pour convenir, notamment des objectifs et du programme de cette conférence,
-pendant la conférence, modérer les débats après la conférence, assurer le suivi des recommandations.
Pour arriver au consensus, il faut rechercher un dénominateur commun. Il n’y a pas de formules miraculeuses. Les différents acteurs disposés au consensus devront se préparer à céder, à renoncer à l’obtention du cent pour cent de leurs positions respectives, en cherchant un accord a minima possible. Dans le cas contraire, l’entente sera difficilement réalisable. Ceux qui arrivent à la table de négociation en exigeant le tout ou rien ont peu de chance de parvenir à leurs fins.
Une autre leçon à retenir des modèles de consensus est la progressivité et la persévérance dans la démarche Qui veut d’emblée le tout, risque de ne rien obtenir. C’est le cas le plus souvent. Il arrive ainsi que des acteurs s’excluent d’eux-mêmes de ces processus à cause de surenchères internes ou de calculs politiciens à court terme. Mais ceci n’empêche pas d’aboutir à un large consensus, car le consensus national ne signifie pas unanimisme.
Le consensus ne s’obtient pas instantanément et ne dure pas indéfiniment. Des efforts de conciliation, avant, pendant et après sont nécessaires pour garantir le succès de tels processus.
Il ressort également de tous ces modèles que les consensus ne signifient ni la perte d’autonomie des acteurs, ni la fin de la compétition politique, encore moins l’abandon de toute opposition. Un autre constat enfin, là où les consensus ont pu se réaliser, la maturité politique des leaders a joué un rôle déterminant.

Quelle démarche pour réaliser un consensus national et populaire en Algérie?
L’Etat et les institutions existent et fonctionnent, bien qu’imparfaitement, mais il faut reconnaître que le système de gouvernance actuel a atteint ses limites et doit changer pour mobiliser les citoyens, qui ont perdu confiance dans ce système, du fait que leurs aspirations politiques et leurs revendications sociales ne sont pas entièrement satisfaites.
La recherche d’un consensus national pour réaliser ces aspirations s’impose plus que jamais car les défis sécuritaires et économiques menacent la stabilité et l’avenir de l’Etat national.
La conférence inclusive projetée par le président de la République, appelée à réunir les acteurs politiques et sociaux, vient à point nommé pour rassembler les principaux acteurs politiques et sociaux et convenir des actions à mener en vue de renforcer la cohésion nationale pour relever ces défis.
Pour le succès de cette rencontre, il est impératif de souligner la sincérité de la démarche en affirmant que l’objectif n’est pas de pérenniser le système de gouvernance actuel avec la caution de l’opposition, mais d’y apporter véritablement des changements progressifs pour la consolidation de l’Etat sur la base du droit et des principes démocratiques dans le respect des constantes nationales.
Un autre facteur de réussite est de créer un climat de confiance en prenant des mesures appropriées d’apaisement et d’ouverture en direction de la société- dans le respect des libertés individuelles et collectives, garanties par la Constitution- qui ne menacent pas la Sécurité nationale.
Afin d’assurer que la conférence sera un cadre de dialogue apaisé et non un lieu de confrontation, les participants devront s’abstenir de tout jugement des autres propositions et centrer leur intervention sur leur propre projet pour l’avenir du pays en tenant compte des acquis, des potentialités et des défis à relever.
Sur le plan politique, afin de préserver ce qui nous unit en tant que Nation, les participants, quelle que soit leur sensibilité, devront s’engager à oeu- vrer pour un Etat de droit et pour la démocratie, idéaux consacrés par la révolution du 1er Novembre et la Plateforme de la Soummam. Au cours des débats, il ressortira d’autres convergences pouvant constituer le socle du consensus, notamment l’unité nationale, la sécurité du pays, son intégrité territoriale, la préservation de ses ressources, qui représentent des principes largement partagés.
L‘urgence d’améliorer les conditions de vie et de travail des citoyens, de sauvegarder le pouvoir d’achat et l’emploi, de défendre les libertés et d’assurer la protection sociale, fera également consensus.
Des propositions- ayant trait à la refondation de l’Etat et de ses institutions ainsi qu’aux réformes structurelles de l’économie pourraient ne pas faire consensus durant les débats, notamment la nature des changements préconisés et le calendrier de mise en oeuvre, mais pourraient converger plus tard. Raison pour laquelle le dialogue gagnerait à être maintenu ouvert au-delà de la conférence.
La Conférence pourrait enfin se clôturer par l’adoption d’une déclaration, d’une plateforme ou d’une charte comportant les principales orientations politiques, économiques, sociales, environnementales et culturelles qui ont fait consensus au terme des débats.

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