Noam Chomsky : « En Ukraine, la voie diplomatique a été exclue. »

Noam Chomsky avec David Barsamian, Transcription de l’interview Chronicles of Dissent   

Pouvez-vous seulement vous rappeler quand ça a commencé ? Cela ne vous semble-t-il pas être une éternité ? Et le timing – si tant est que l’on puisse dire que l’éternité est un timing – a été presque miraculeux (si, par miraculeux, vous entendez catastrophique au-delà de toute mesure). Non, je ne parle pas de l’attaque du 6 janvier contre le Capitole et de tout ce qui l’a précédée et suivie, y compris les auditions en cours qu’on peut suivre à la télévision. Je parle de la guerre en Ukraine. Vous savez, l’histoire qui, pendant des semaines, a phagocyté les informations en continu, pour laquelle tous les grands réseaux de télévision ont envoyé leurs meilleurs éléments, même des présentateurs, et qui maintenant se traîne quelque part à la limite lointaine de nos flux d’informations et de notre conscience.

Et pourtant, une guerre apparemment sans fin au cœur de l’Europe s’avère être un désastre sans commune mesure au niveau mondial, comme Rajan Menon a peut-être été le premier à le noter ici même à TomDispatch, menaçant de famine une grande partie de ce que l’on appelait autrefois « le tiers monde ». Dans le même temps, à peine remarquées alors que bien plus désastreuses, les dernières informations concernant le carbone que l’humanité en détresse déverse dans l’atmosphère sont tout sauf réjouissantes. Oui, c’est vrai, les émissions de CO2 ont légèrement baissé au cours de la pire année du Covid, mais ont rebondi de manière spectaculaire en 2021.

En fait, comme l’a annoncé récemment la National Oceanic and Atmospheric Administration, il y a maintenant plus de carbone dans l’atmosphère qu’à n’importe quel moment au cours des quatre derniers millions d’années. Il a également atteint officiellement un niveau 50 % plus élevé que celui du monde préindustriel. Et pour votre gouverne, au cas où vous ne vivez pas dans l’ouest ou le sud-ouest des États-Unis où sévit une méga-sécheresse comme on n’en a pas vu depuis au moins 1 200 ans (avec des températures record le week-end dernier), ou si vous n’avez pas vécu des vagues de chaleur sans précédent en Inde, au Pakistan, en Espagne et ailleurs, ce ne sont pas des nouvelles très réjouissantes.

C’est dans ce contexte général que le remarquable Noam Chomsky, 93 ans, un habitué de TomDispatch, s’est penché sur la guerre d’Ukraine en la replaçant dans ce cadre qui est le plus large et le plus dévastateur possible. Il l’a fait récemment dans une interview intitulée « Chronicles of Dissent » avec David Barsamian de Alternative Radio. L’entretien, qui a été révisé pour des raisons de longueur, est maintenant disponible sur TomDispatch.

David Barsamian : Commençons par le cauchemar le plus évident de ce moment, la guerre en Ukraine et ses effets au niveau mondial. Mais tout d’abord, un peu de contexte. Commençons par l’assurance donnée par le président George H.W. Bush au dirigeant soviétique de l’époque, Mikhaïl Gorbatchev, selon laquelle l’OTAN ne bougerait pas « d’un pouce vers l’est » — et cette garantie a été vérifiée. Ma question est la suivante : pourquoi Gorbatchev n’a-t-il pas obtenu que cela soit mis par écrit ?

Noam Chomsky : Il a accepté un gentlemen’s agreement, ce qui n’est pas si rare en diplomatie. Une poignée de main. De plus, le fait de l’avoir sur papier n’aurait fait aucune différence. Les traités consignés sur papier sont déchirés tout le temps. Ce qui compte, c’est la bonne foi. Et en fait, H.W. Bush, le premier Bush, a respecté l’accord de manière explicite. Il s’est même orienté vers l’instauration d’un véritable partenariat de paix, qui accueillerait les pays d’Eurasie. L’OTAN ne serait pas dissoute, mais elle serait marginalisée. Des pays comme le Tadjikistan, par exemple, pourraient la rejoindre sans en faire officiellement partie. Et Gorbatchev était d’accord. Cela aurait été un pas vers la création de ce qu’il appelait une maison européenne commune sans alliances militaires.

Clinton, au cours de ses deux premières années, y a également adhéré. Selon les experts, c’est vers 1994, que Clinton a commencé, comme ils le disent, à tenir un double discours. Aux Russes, il disait : Oui, nous allons adhérer à l’accord. À la communauté polonaise des États-Unis et aux autres minorités ethniques, il disait : Ne vous inquiétez pas, nous allons vous intégrer à l’OTAN. Vers 1996-97, c’est ce que Clinton a dit assez explicitement à son ami le président russe Boris Eltsine, qu’il avait aidé à gagner les élections de 1996. Il a dit à Eltsine : ne soyez pas trop exigeant sur cette histoire d’OTAN. Nous allons procéder à un élargissement, mais j’ai besoin de ça à cause du vote ethnique aux États-Unis.

En 1997, Clinton a invité les pays dits de Visegrad – Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie – à rejoindre l’OTAN. Les Russes n’ont pas apprécié, mais n’ont pas réagi outre mesure face à cette invitation. Et puis les pays baltes ont rejoint l’Alliance, et là encore, ça a été la même chose. En 2008, le deuxième Bush, qui était très différent du premier, a invité la Géorgie et l’Ukraine à rejoindre l’OTAN. Tout diplomate américain savait très bien que la Géorgie et l’Ukraine étaient des lignes rouges pour la Russie. Ils toléreront l’expansion ailleurs, mais ces pays-là font partie de leur cœur géostratégique et ils n’y toléreront aucune expansion. Pour continuer cette histoire, le soulèvement de Maidan a eu lieu en 2014, évinçant le président pro-russe et l’Ukraine s’est rapprochée de l’Ouest.

À partir de 2014, les États-Unis et l’OTAN ont commencé à faire pleuvoir des armes en Ukraine – des armes de pointe, des formations militaires, des exercices militaires conjoints, des initiatives pour intégrer l’Ukraine dans le commandement militaire de l’OTAN. Il n’y a rien de secret dans tout ça. C’était fait très ouvertement. Récemment, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a fanfaronné sur le sujet. Il a déclaré : C’est ce que nous faisons depuis 2014. Eh bien, c’est évident, c’est là quelque chose de très sciemment extrêmement provocateur. Ils savaient qu’ils entraient dans ce que chaque dirigeant russe considérait comme une démarche intolérable. La France et l’Allemagne y ont mis leur veto en 2008, mais sous la pression des États-Unis, l’invitation a été maintenue à l’ordre du jour. Et l’OTAN, c’est-à-dire les États-Unis, a pris des mesures pour accélérer l’intégration de facto de l’Ukraine dans le commandement militaire de l’OTAN.

En 2019, Volodymyr Zelensky a été élu avec une majorité écrasante — je crois environ 70 % des voix — sur la base d’un programme de paix, un plan pour instaurer la paix avec l’Ukraine orientale et la Russie, pour régler le problème. Il a commencé à le mettre en œuvre et en fait, il a essayé de se rendre dans le Donbass, la région orientale à forte composante russe, pour concrétiser ce qu’on appelle l’accord de Minsk II. Ce qui aurait voulu dire une sorte de fédéralisation de l’Ukraine avec un degré d’autonomie pour le Donbass, ce qui correspond à ce qu’ils voulaient. Quelque chose comme la Suisse ou la Belgique. Il a été contré par des milices d’extrême droite qui ont menacé de l’assassiner s’il persistait dans sa démarche.

Il se trouve que c’est un homme courageux. Il aurait pu aller de l’avant s’il avait eu un quelconque soutien des États-Unis. Ces derniers ont refusé. Aucun soutien, rien, ce qui signifie qu’on l’a laissé tomber et qu’il a dû faire marche arrière. Les États-Unis étaient déterminés à appliquer cette politique d’intégration progressive de l’Ukraine dans le commandement militaire de l’OTAN. Cela s’est encore accéléré lorsque le président Biden a été élu. En septembre 2021, sur le site Internet de la Maison Blanche c’est ce qu’on pouvait lire. On ne le criait pas sur les toits, mais bien sûr, les Russes étaient au courant. Biden a annoncé un programme, une déclaration commune pour accélérer le processus de formation militaire, d’exercices militaires, davantage d’armes dans le cadre de ce que son administration a appelé un « programme renforcé » de préparation à l’adhésion à l’OTAN.

Tout cela s’est encore accéléré en novembre. C’était avant l’invasion. Le secrétaire d’État Antony Blinken a signé ce qu’on a appelé une charte, qui en substance formalisait et étendait cet accord. Un porte-parole du département d’État a admis qu’avant l’invasion, les États-Unis avaient refusé d’aborder la question des inquiétudes russes en matière de sécurité. C’est tout cela qui fait partie du contexte.

Le 24 février, Poutine a lancé une invasion, une invasion criminelle. Les graves provocations dont nous avons parlé ne la justifient en rien. Si Poutine avait été un homme d’État, il aurait fait quelque chose de tout à fait différent. Il serait retourné voir le président français Emmanuel Macron, se serait saisi de ses modestes propositions, et aurait tenté de trouver un compromis avec l’Europe, afin de prendre des mesures en faveur d’une maison commune européenne.

Les États-Unis, bien sûr, s’y sont toujours opposés. C’est une chose qui remonte à loin dans l’histoire de la guerre froide, cela date des initiatives du président français De Gaulle visant à établir une Europe indépendante. Selon son expression, « de l’Atlantique à l’Oural », il s’agissait d’intégrer la Russie à l’Occident, ce qui était une solution très naturelle pour des raisons commerciales et, bien sûr, également pour des raisons de sécurité. Voilà, s’il y avait eu des hommes d’État dans le cercle étroit de Poutine, ils auraient compris les initiatives de Macron et tenté de voir si, en fait, ils pouvaient intégrer l’Europe et éviter la crise. Au lieu de cela, ce qu’il a choisi de faire est une politique qui, du point de vue russe, est une imbécillité totale. Outre le caractère criminel de l’invasion, il a choisi une politique qui a conduit l’Europe à se placer plus encore à la merci des États-Unis. En fait, il incite même la Suède et la Finlande à rejoindre l’OTAN, le pire résultat qui soit du point de vue russe, indépendamment du caractère criminel de l’invasion, et des pertes très sérieuses que la Russie subit à cause de cela.

Donc, criminalité et stupidité du côté du Kremlin, grave provocation du côté des États-Unis. Tel est le contexte qui a conduit à tout ça. Pouvons-nous essayer de mettre un terme à cette horreur ? Ou devrions-nous plutôt nous efforcer de la prolonger ? Ce sont les deux choix qui s’offrent à nous.

Il n’y a qu’une seule façon d’y mettre un terme. C’est la diplomatie. Maintenant, la diplomatie, par définition, signifie que les deux parties l’acceptent. Elles n’aiment pas ça, mais elles l’acceptent comme l’option la moins pire. Cela offrirait à Poutine une sorte de porte de sortie. C’est une possibilité. L’autre possibilité est de faire traîner les choses en longueur et de regarder tout le monde souffrir, de compter le nombre d’Ukrainiens qui vont mourir, de voir jusqu’à quel point la Russie va souffrir, combien de millions de personnes vont mourir de faim en Asie et en Afrique, dans quelle mesure nous allons progresser vers le réchauffement de l’environnement jusqu’au moment où il n’y aura plus aucune possibilité d’existence humaine vivable. Ce sont les options. Et bien, avec une unanimité proche de 100%, les Etats-Unis et la plupart des pays de l’Europe veulent choisir l’option de non-diplomatie. C’est explicite. Nous devons continuer à faire du mal à la Russie.

Vous pouvez lire des articles dans le New York Times, le Financial Times de Londres, partout en Europe. Le refrain commun est : nous devons nous assurer que la Russie souffre. Peu importe ce qui arrive à l’Ukraine ou à qui que ce soit d’autre. Bien sûr, ce pari présuppose que si Poutine est poussé à bout, sans aucune issue, il sera forcé d’admettre sa défaite, devra l’accepter et n’utilisera pas les armes dont il dispose pour dévaster l’Ukraine.

Il existe bien des choses que la Russie n’a pas faites. Les analystes occidentaux en sont plutôt surpris. Notamment, elle n’a pas attaqué les lignes d’approvisionnement de la Pologne qui déversent des armes en Ukraine. Ils pourraient certainement le faire. Cela les amènerait très vite à une confrontation directe avec l’OTAN, c’est-à-dire avec les États-Unis. Et vous pouvez deviner à quoi cela conduirait ensuite. Quiconque s’est déjà penché sur la question des jeux de guerre sait quelle en sera l’issue : une escalade menant à une guerre nucléaire terminale.

Voilà donc les jeux auxquels nous jouons en sacrifiant la vie des Ukrainiens, des Asiatiques et des Africains, l’avenir de la civilisation, et ce, afin d’affaiblir la Russie, de nous assurer qu’ils souffrent suffisamment. Eh bien, si vous voulez jouer à ce jeu là, faites preuve d’honnêteté. Il n’y a aucune base morale pour cela. En fait, c’est moralement odieux. Et les gens qui montent sur leurs grands chevaux en disant que nous défendons des grands principes sont sont de parfaits idiots quand on pense à ce qui est en jeu.

Barsamian : Dans les médias, et au sein de la classe politique aux États-Unis, et probablement aussi en Europe, l’indignation morale est grande concernant la barbarie, les crimes de guerre et les atrocités des Russes. Il ne fait aucun doute qu’ils se produisent, comme c’est le cas au cours de toute guerre. Ne trouvez-vous pas cette indignation morale un peu sélective ?

Chomsky : L’indignation morale est bien présente. Il est justifié qu’il y ait une indignation morale. Mais prenons les pays du Sud, ils n’arrivent tout simplement pas à croire ce qu’ils voient. Ils condamnent la guerre, bien sûr. C’est un crime d’agression déplorable. Mais ils regardent l’Occident et ils disent : Hey les gars, de quoi parlez-vous ? C’est ce que vous nous faites tout le temps.

Il est quelque peu étonnant de voir la différence s’agissant des commentaires. Vous lisez le New York Times et leur grand esprit, Thomas Friedman. Il a écrit une colonne il y a quelques semaines dans laquelle il s’est contenté de lever les mains au ciel en signe de désespoir. Disant : Que pouvons-nous y faire ? Comment pouvons-nous vivre dans un monde qui compte un criminel de guerre ? Nous n’avons jamais connu cela depuis Hitler. Il y a un criminel de guerre en Russie. Nous ne savons tout simplement pas comment agir. Nous n’avons jamais même osé envisagé l’idée qu’il puisse y avoir un criminel de guerre où que ce soit.

Quand les gens du Sud entendent cela, ils ne savent pas s’ils doivent éclater de rire ou se moquer. Nous avons des criminels de guerre qui se promènent dans tout Washington. En fait, nous savons très bien comment gérer nos criminels de guerre. En effet, c’est quelque chose qui s’est produit le jour du vingtième anniversaire de l’invasion de l’Afghanistan. Rappelez-vous, il s’agissait d’une invasion totalement injustifiée, vivement contestée par l’opinion mondiale. Une interview du responsable de cette invasion, George W. Bush, grand criminel de guerre, qui a ensuite envahi l’Irak, a été publiée dans la section « style » du Washington Post [Style est un supplément qui propose un mélange de nouvelles et d’articles de fond, avec des articles opportuns et factuels offrant aux lecteurs une approche plus descriptive et informelle des « coulisses », NdT] — interview de, comme il est décrit, cet adorable grand-père dégingandé qui jouait avec ses petits-enfants, faisait des blagues, montrait les portraits peint par lui de personnes célèbres qu’il avait rencontrées. Un cadre chaleureux et convivial.

Donc, nous savons très bien comment nous y prendre avec les criminels de guerre. Thomas Friedman a tort. Nous les traitons très bien.

Ou alors prenez celui qui est probablement le plus grand criminel de guerre de la période moderne, Henry Kissinger. Nous entretenons avec lui des relations non seulement polies, mais nous avons aussi une grande admiration pour lui. Après tout, c’est cet homme-là qui a transmis à l’armée de l’air l’ordre de bombarder massivement le Cambodge : « tout ce qui vole sur tout ce qui bouge » a été la phrase qu’il a utilisée. Je ne connais, dans les archives, aucun autre exemple comparable à celui-ci en terme d’appel à un génocide de masse. Et ce dernier a été mis en œuvre par un bombardement très intensif du Cambodge. Nous n’en savons pas grand-chose car nous n’enquêtons pas sur nos propres crimes. Mais Taylor Owen et Ben Kiernan, historiens sérieux du Cambodge, l’ont décrit. Il y a aussi notre rôle dans le renversement du gouvernement de Salvador Allende au Chili et l’instauration d’une dictature impitoyable dans ce pays, et plus encore. Nous savons donc très bien comment nous comporter avec nos criminels de guerre.

Pourtant, Thomas Friedman n’arrive pas à imaginer qu’il existe quoi que ce soit de semblable à ce qu’il se passe en Ukraine. Ce qu’il a écrit n’a suscité aucun commentaire, ce qui signifie que cela a été considéré comme tout à fait sensé. On peut difficilement utiliser le mot sélectivité. C’est au delà de ce qui est concevable. Donc, oui, l’indignation morale est tout à fait au rendez-vous. C’est une bonne chose que les Américains commencent enfin à montrer de l’indignation à propos de crimes de guerre majeurs commis par quelqu’un d’autre.

Barsamian : J’ai une petite énigme pour vous. Elle est en deux parties. L’armée russe est inepte et incompétente. Ses soldats ont un moral très bas et sont mal dirigés. Son économie est comparable à celle de l’Italie et de l’Espagne. Voilà un des volets. L’autre volet c’est que la Russie est un colosse militaire qui menace de nous submerger. Donc, nous avons besoin de plus d’armes. Élargissons l’OTAN. Comment conciliez-vous ces deux visions contradictoires ?

Chomsky : Ces deux visions sont la norme partout en Occident. Je viens d’avoir une longue interview en Suède quant à leurs projets d’adhésion à l’OTAN. J’ai fait remarquer que les dirigeants suédois ont deux opinions contradictoires, les deux que vous avez mentionnées. La première consiste à se réjouir du fait que la Russie a prouvé qu’elle était un tigre de papier incapable de conquérir des villes situées à quelques kilomètres de sa frontière et défendues par une armée essentiellement composée de citoyens. Donc, ils sont complètement incompétents sur le plan militaire. L’autre opinion est : ils sont prêts à conquérir l’Ouest et à nous détruire.

George Orwell avait un nom pour cela. Il l’appelait la double pensée, la capacité d’avoir deux idées contradictoires à l’esprit et de les croire toutes les deux [Doublepensée (en version originale Doublethink) est un terme inventé par George Orwell comme le novlangue, dans son roman dystopique 1984, indiquant une capacité à accepter simultanément deux points de vue opposés et ainsi mettre en veilleuse tout esprit critique, NdT]. Orwell pensait, à tort, que c’était une chose qui ne pouvait exister que dans l’État ultra-totalitaire dont il faisait la satire dans 1984. Il avait tort. Il s’avère que c’est quelque chose de possible dans les sociétés démocratiques libres. Nous en voyons un exemple dramatique en ce moment même. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois.

Cette double-pensée est, par exemple, caractéristique de la mentalité au temps de la Guerre froide. Il faut remonter au principal document de la guerre froide de cette époque, le NSC-68 de 1950 [NSC-68 est un document d’orientation top secret de 58 pages émanant du Conseil de sécurité nationale des États-Unis sous la présidence de Harry S. Truman. C’est l’un des documents les plus importants de la politique américaine pendant la guerre froide, NdT]. Si vous l’examinez attentivement, vous verrez qu’il montre que l’Europe seule était militairement à égalité avec la Russie, et cela sans compter les États-Unis. Mais bien sûr, il nous fallait encore un gigantesque programme de réarmement pour contrer le dessein du Kremlin de conquérir le monde.

C’est un document réel et c’était une approche délibérée. Dean Acheson, l’un des auteurs, a dit plus tard qu’il était nécessaire d’être « plus clair que la vérité », son expression, afin de forger la pensée collective du gouvernement. Nous voulons faire passer cet énorme budget militaire, alors nous devons être « plus clairs que la vérité » en concevant un État asservisseur sur le point de conquérir le monde. Ce type de raisonnement a perduré tout au long de la période de la guerre froide. Je pourrais vous donner de nombreux autres exemples, mais c’est bien cela que nous observons à nouveau aujourd’hui de manière assez spectaculaire. Et la façon dont vous le dites est tout à fait correcte : ces deux idées sont en train de consumer l’Occident.

Barsamian : Il est également intéressant de noter que dans une tribune très prestigieuse parue dans le New York Times en 1997, le diplomate George Kennan avait anticipé le danger que représenterait le déplacement des frontières de l’OTAN vers l’Est.

Chomsky : Kennan s’était également opposé à la NSC-68. En fait, il avait été le directeur du Policy Planning Staff du Département d’État. Il a été mis à la porte et remplacé par Paul Nitze. Il était considéré comme trop gentil pour un monde aussi rude. C’était un faucon, farouchement anticommuniste, assez brutal lui-même en ce qui concerne les positions américaines, mais il s’était rendu compte qu’une confrontation militaire avec la Russie n’avait aucun sens.

Il pensait que la Russie finirait par s’effondrer à cause de ses contradictions internes, ce qui s’est avéré exact. Mais il a été considéré comme une colombe tout au long de son parcours. En 1952, il est en faveur de la réunification de l’Allemagne en dehors de l’alliance militaire de l’OTAN. C’était en fait la proposition du dirigeant soviétique Joseph Staline également. Kennan était ambassadeur en Union soviétique et spécialiste de la Russie.

L’initiative de Staline. La proposition de Kennan. Certains Européens l’ont soutenue. Cela aurait mis fin à la guerre froide. Elle aurait signifié une Allemagne devenue neutre, non-militarisée et ne faisant partie d’aucun bloc militaire. Elle a été presque totalement ignorée à Washington.

Un expert de la politique étrangère, un spécialiste respecté, James Warburg, a écrit un livre à ce sujet. Ça vaut la peine de le lire. Il s’intitule Germany: Key to Peace (Allemagne : La clé de la paix). Il y insiste pour que cette idée soit prise au sérieux. Lui-même a été méprisé, ignoré, ridiculisé. J’ai mentionné son livre plusieurs fois et on m’a tourné en ridicule moi aussi, on m’a traité de taré. Pouvait-on croire Staline ? Eh bien, les archives sont parues. Il s’avère qu’il était apparemment sérieux. On lit aujourd’hui les principaux historiens de la guerre froide, des gens comme Melvin Leffler, et ils reconnaissent qu’il y avait là une réelle chance de règlement pacifique à l’époque, elle a été écartée en faveur de la militarisation, d’une gigantesque expansion du budget militaire.

Venons-en maintenant à l’administration Kennedy. Lorsque John Kennedy est entré en fonction, Nikita Khrouchtchev, qui dirigeait la Russie à l’époque, a fait une offre des plus importantes visant à procéder à des réductions mutuelles à grande échelle concernant les armes militaires offensives, ce qui aurait signifié une forte détente des tensions. Les États-Unis étaient alors très en avance sur le plan militaire. Khrouchtchev voulait favoriser le développement économique de la Russie et avait compris que cela serait impossible dans le contexte d’une confrontation militaire avec un adversaire bien plus riche. Il a donc d’abord fait cette offre au président Dwight Eisenhower, qui n’y a pas prêté attention. Elle a ensuite été proposée à Kennedy et son administration a répondu par le plus grand renforcement de l’histoire pour ce qui est de la force militaire en temps de paix, même s’ils savaient très bien que les États-Unis étaient déjà nettement en avance.

Les États-Unis ont concocté un « missile gap » [Un des thèmes de la campagne électorale de John F. Kennedy était que Eisenhower avait une approche faible en matière de défense et qu’il n’en faisait pas assez pour empêcher les soviétiques de distancer les États-Unis en nombre de missiles (missile gap), NdT]. La Russie était sur le point de nous écraser en raison de son nombre de missiles. Eh bien, lorsque le concept de missile gap a été exposé, il s’est avéré être en faveur des États-Unis. La Russie n’avait alors probablement que quatre missiles exposés sur une base aérienne quelque part.

On peut continuer comme ça pendant longtemps. La sécurité de la population n’est tout simplement pas une préoccupation des décideurs politiques. La sécurité pour les privilégiés, les riches, les entreprises, les fabricants d’armes, ça oui, mais pas pour le reste d’entre nous. Cette double pensée est permanente, parfois tout à fait réfléchie, parfois non. C’est exactement ce que décrivait Orwell, un hyper-totalitarisme dans une société libre.

Barsamian : Dans un article de Truthout, vous citez le discours d’Eisenhower de 1953 sur la « Croix de fer » [aussi appelé Discours Chance pour la paix, NdT]. Qu’y avez-vous trouvé d’intéressant ?

Chomsky : Vous devriez le lire et vous verriez pourquoi il est intéressant. C’est le meilleur discours qu’il ait jamais fait. C’était en 1953, alors qu’il venait de prendre ses fonctions. En gros, ce qu’il a souligné, c’est que la militarisation était une gigantesque attaque contre notre propre société. Il – ou celui qui a écrit le discours – l’a exprimé avec beaucoup d’éloquence. Un avion à réaction signifie autant d’écoles et d’hôpitaux en moins. Chaque fois que nous augmentons notre budget militaire, nous nous attaquons à nous-mêmes.

Il l’a expliqué on ne peut plus clairement, dans les détails, appelant à une diminution du budget militaire. Il avait lui-même un bilan assez terrible, mais dans ce cas précis, il tapait dans le mille. Et ces mots devraient être gravés dans la mémoire de chacun de nous. Or en fait, récemment, Biden a proposé un énorme budget militaire. Le Congrès l’a étendu au-delà même de ses souhaits, ce qui représente une attaque majeure contre notre société, exactement comme Eisenhower l’avait expliqué il y a tant d’années.

Le prétexte : la thèse qu’il nous faut nous défendre contre ce tigre de papier, si incompétent militairement qu’il ne peut pas se déplacer à quelques kilomètres au delà de sa frontière sans s’effondrer. Et donc, avec un budget militaire monstrueux, nous nous portons gravement préjudice et mettons le monde en danger, gaspillant d’énormes ressources qui seront nécessaires si nous voulons faire face aux graves crises existentielles auxquelles nous sommes confrontés. Pendant ce temps, nous déversons l’argent des contribuables dans les poches des producteurs de combustibles fossiles pour qu’ils puissent continuer à détruire le monde le plus rapidement possible. C’est ce à quoi nous assistons avec l’immense développement de la production de combustibles fossiles et des dépenses militaires. Il y a des gens qui s’en réjouissent. Allez dans les bureaux de la direction chez Lockheed Martin, ExxonMobil, ils sont aux anges. C’est une aubaine pour eux. On leur en fait même crédit. On les félicite pour avoir sauvé la civilisation en détruisant les possibilités de vie sur Terre. Laissons tomber le Sud. Si on imagine des extraterrestres, s’ils existaient, ils penseraient que nous sommes tous complètement déments. Et ils auraient raison.

Source : David Barsamian, Chomsky.info – 16-06-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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